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MERCREDI 7 AOÛT 2019 | 21
Miss Hervey
sur les traces des
« Ambassadeurs »
MYSTÈRES DE TOILES 2 | 6 La signification
de certains tableaux continue, longtemps
après leur réalisation, de diviser les experts.
Aujourd’hui, une œuvre d’Hans Holbein
Des lumières dans la nuit et trois chansons souvenirs
LES 50 ANS DE WOODSTOCK 2 | 6 Le 15 août 1969, lors de la prestation de la chanteuse Melanie, naît le rite des briquets levés aux concerts
C’
est un briquet rectan
gulaire, en métal blanc,
orné de symboles du
désarmement nucléaire et de la
paix (un cercle renfermant une
fusée stylisée). En rouge, le dessin
de la guitare et de la colombe
conçu par Arnold Skolnick pour
les affiches du festival de Woods
tock, plus la mention « 50 Years
19692019 Woodstock ». Dans un
communiqué, il est précisé que
cette édition spéciale du célèbre
briquet Zippo entend aussi rappe
ler la tradition « des briquets levés
aux concerts ».
Laquelle tradition aurait trouvé
son origine lors du passage de la
chanteuse folk Melanie Skaka, dite
« Melanie », vendredi 15 août 1969,
dans la nuit, presque à la fin de la
première journée du festival. Le si
tariste indien Ravi Shankar et ses
deux musiciens ont quitté la
scène sous une averse – il y en aura
d’autres de forte ampleur le sa
medi 16 et le dimanche 17. La scène
est trempée, le système électrique
non sécurisé. The Incredible
String Band refuse alors de jouer.
Melanie, elle, n’a besoin que de sa
guitare acoustique et d’un micro
pour sa voix.
La jeune femme, qui a fait ses
débuts dans les clubs folk de
Greenwich Village, a alors un seul
album à son actif. Encore une in
connue pour la majorité du pu
blic. John Morris, coordinateur de
production et l’un des présenta
teurs, a demandé au public de
brûler une allumette, allumer un
briquet, pour l’accueillir. Dans le
mensuel britannique Uncut de
mai 2009, Melanie Skaka se sou
vient : « La colline a été éclairée
avec toutes ces bougies, on aurait
dit des lucioles. »
De bougies, il y en avait bien
quelquesunes, mais surtout des
briquets et des lampes électri
ques à piles. Cette vision inspi
rera à Melanie la chanson Lay
Down (Candles in the Rain), en
gardant l’idée des bougies, plus
poétique. Elle l’enregistre avec le
groupe gospel Edwin Hawkins
Singers, qui s’est fait connaître
avec Oh Happy Day. Sorti en
mars 1970, le souvenir de cet ins
tant et plus globalement de cet
appel à la fraternité, sera un suc
cès pour Melanie. L’allumage de
briquets deviendra par la suite un
rite lors des concerts. Qui de nos
jours ont été remplacés par les lu
mières des téléphones portables.
Vision idyllique
Une autre chanson va évoquer
Woodstock. Ecrite par la chan
teuse Joni Mitchell, qui n’a pas
mis les pieds au festival. Elle est
alors en couple avec Graham
Nash, qui, avec David Crosby, Ste
phen Stills et Neil Young, doit
jouer au festival dimanche
17 août – ce sera en fait avant le pe
tit jour, lundi 18, à 3 h 30 que le
groupe montera sur scène.
Elle n’est pas à l’affiche mais ac
compagne son chéri et doit aussi
enregistrer une séquence pour
l’émission de télévision « The
Dick Cavett Show ». Les informa
tions sur les embouteillages
autour du site, à Bethel, sur les
festivaliers dans la boue après
une tempête, la déclaration de
zone sinistrée prise par les autori
tés locales font craindre au pro
ducteur et manageur David Gef
fen que le retour pour l’émission
soit impossible.
Joni Mitchell reste donc à New
York. Elle composera sa chanson
Woodstock à partir de ce que lui
raconteront Graham Nash et le
guitariste et chanteur John B. Se
bastian, ce qu’elle a lu dans les
journaux, vu à la télévision,
écouté à la radio. Elle fait de l’évé
nement un voyage initiatique sur
les terres de Max Yasgur, proprié
taire du terrain loué aux organi
sateurs, jardin peuplé d’un demi
million d’êtres humains qui se
transforment en poussières
d’étoiles, en papillons. Cette vi
sion idyllique figurera sur son al
bum Ladies of the Canyon, publié
en avril 1970. Crosby, Stills, Nash
and Young ont enregistré la chan
son pour leur disque Déjà vu, pu
blié un mois avant. Et c’est leur
version, électrique, qui accompa
gne le générique de fin du film
Woodstock, de Mike Wadleigh,
sorti en salle fin mars.
Autre tradition, celle du chant
entonné par les festivaliers, pour
faire arrêter la pluie, en scandant
en parallèle « no rain, no rain ».
Un « wohhh, ohohohhh, oh » (mi,
qui descend à ré puis à si, remonte
à ré puis à mi) qui perdurera du
rant des années, mais cette fois
pour faire revenir les groupes au
rappel lors des concerts.
sylvain siclier
Prochain article Des révélations
et des oubliés
P
ubliée en 1997 en anglais
par Derek Wilson, la der
nière grande biographie
d’Hans Holbein avait
pour soustitre « Portrait d’un
homme inconnu ». Ce n’était pas
peu dire. Pourtant, on doit à Hol
bein, outre un Christ mort (con
servé au Kunstmuseum de Bâle),
qui faillit rendre fou Dostoïevski,
quelques portraits d’Erasme, qui
fut son ami, et du roi Henri VIII,
dont il fut le peintre officiel, à la
fin de sa vie.
Mais c’était quand, au fait?
Déjà, sa date de naissance est in
certaine : Hans le Jeune serait né
à Augsbourg, en Allemagne,
en 1497 ou 1498. Il se fait les dents
à Bâle, où il arrive en 1515, puis – la
ville passant à la Réforme, ce qui
fait fuir sa clientèle – en Angle
terre, où Erasme le recommande
à son ami Thomas More. On a
longtemps été aussi indécis
quant à la date de son décès : à la
suite de Carel Van Mander, son
premier biographe, qui écrivait
au tout début du XVIIe siècle
(1604), on retenait l’année 1554,
jusqu’à ce que, en février 1861,
dans les archives de SaintPaul,
l’écrivain William Henry Black ne
retrouve son testament. Le jour
précis de son décès demeure tou
tefois inconnu. On sait juste que
ses dernières volontés furent
exécutées par l’orfèvre Hans
d’Anvers le 29 novembre 1543.
Tout aussi énigmatique que son
auteur, le grand tableau intitulé
Les Ambassadeurs est conservé à
la National Gallery de Londres.
Deux hommes debout, de part et
d’autre d’une étagère chargée
d’objets, et surmontant une
forme étrange flottant audessus
d’un carrelage inspiré par celui de
l’abbaye de Westminster, que le
psychanalyste Jacques Lacan qua
lifiait de « fantôme phallique ».
Mais il avait 76 ans lors de la publi
cation de ce texte, ceci pouvant
expliquer cela... Il s’agit en fait
d’un crâne déformé selon les pro
cédés de l’anamorphose. Pour le
reconstituer, on peut soit interca
ler entre l’œil et le tableau, selon
un angle précis, un tube de verre
où l’image se reforme, soit se dé
caler sur le côté droit du tableau
où la perspective permet de voir
l’image du crâne. Or, dans ce cas,
on ne perçoit plus les personna
ges, ce qui n’est pas anodin : la
mort et la vie se côtoient, sans se
contempler ensemble.
Quand le tableau est entré dans
les collections de la National Gal
lery de Londres, en 1890, on en sa
vait l’auteur, Hans Holbein le
Jeune, mais donc pas le sujet.
L’identité des personnages, no
tamment, restait floue. Des noms
étaient évoqués, de la noblesse du
temps des Tudors, mais un peu au
hasard. Et s’il est une chose que
les Anglais aiment résoudre, ce
sont bien les énigmes.
Un jeune protégé d’Anne Boleyn
Une certaine Mary Hervey s’y est
attelée. Son livre, Holbein’s “Am
bassadors”, the Picture and the
Men, publié en 1900, fait encore
référence. C’est en tout cas l’avis
d’Erika Michael, auteure de Hans
Holbein the Younger, a Guide to
Research, qui a compilé et analysé
en 1997 tout ce qui s’est écrit sur
Holbein. Le livre de Miss Hervey
est surtout un modèle d’enquête
d’histoire de l’art.
Elle a d’abord consulté les des
cendants du dernier propriétaire
du tableau, les comtes de Radnor.
Puis est tombée sur un article de
La Revue de Champagne et de Brie
qui, en 1888, mentionnait l’œuvre
sous un titre précis, nommant les
personnages : l’ecclésiastique, à
droite, est Georges de Selve, évê
que de Lavaur ; le noble à gauche
est Jean de Dinteville, seigneur de
Polisy, ambassadeur de Fran
çois Ier à la cour d’Henri VIII. La re
vue cite sa source, un manuscrit
du XVIIe siècle.
La quête de Miss Hervey prend
alors une autre dimension. Elle
traverse la Manche, achète au li
braire le manuscrit, écume les bi
bliothèques publiques et privées.
Mieux encore, elle suit le tableau
à la trace, depuis sa réalisation à
Londres, en 1533, jusqu’à son re
tour, au XIXe siècle.
Propriété de Dinteville, il l’a ac
compagné au château de Polisy,
puis est resté dans la famille ou
chez des héritiers, à Paris ou dans
le sud de la France, où il se perd
jusqu’en 1787, date à laquelle il
réapparaît sous une nouvelle des
cription, « Portraits de MM. de
Selve et d’Avaux ». Las, on ne
trompe pas une Britannique sur
les quartiers de noblesse : il existe
bien des comtes d’Avaux, mais le
titre n’est établi que depuis 1638. Il
ne peut donc figurer sur le ta
bleau... Le jeune seigneur arborant
fièrement le médaillon de l’ordre
de SaintMichel, c’est Dinteville.
Ce qui laisse une question : que
faitil à Londres en 1533? Et com
ment donc atil l’idée de se faire
portraiturer par celui qui restera
comme un des plus grands pein
tres du XVIe siècle? Eh bien,
comme souvent, à cause d’une
histoire de fesses, lesquelles,
quand elles sont royales, devien
nent vite politiques. Pour convo
ler avec Anne Boleyn, le roi
Henri VIII vient de divorcer de Ca
therine d’Aragon, et par là même
de l’église catholique romaine.
Mais aussi de se fâcher avec le ne
veu de Catherine, Charles Quint.
Ce qui fait bien les affaires de
François Ier, en délicatesse avec
Charles. On envoie donc l’ambas
sade de Dinteville pour encoura
ger Henri dans ses bonnes résolu
tions. Il est un des invités d’hon
neur du mariage. Et Anne Boleyn
a un jeune protégé, un excellent
peintre nommé Hans Holbein.
Mais atil bien peint ce tableau?
Pour ce qui est de l’exécution, c’est
sûr. Pour ce qui est des symboles
qui le composent, cela l’est moins.
Les instruments scientifiques, sur
l’étagère, sont des objets fabri
qués et utilisés par Nikolaus Krat
zer, l’astronome du roi, dont il a
précédemment fait le portrait.
D’autres symboles, comme le li
vre de chants liturgiques, qui peu
vent convenir tant aux protes
tants qu’aux catholiques, relèvent
plus des préoccupations de Geor
ges de Selve : l’évêque rêvait de ré
concilier les deux camps. Comme
souvent à l’époque, les comman
ditaires sont presque autant les
auteurs de l’œuvre que l’artiste
luimême.
Les figures de la mort sont peut
être, elles, de son fait. Outre le
crâne en anamorphose, un se
cond orne le béret de Dinteville,
sous forme de médaillon. Et,
après un premier nettoyage
en 1890, un crucifix est apparu
sous les couches de vernis. Il est à
gauche du tableau, presque caché
par le rideau : le Christ est à peu
près à l’endroit où vous devez
vous mettre, à droite, face à lui,
pour reconstituer le crâne en ana
morphose. Les Ambassadeurs ont
encore bien des secrets.
harry bellet
Prochain article « D’où venons
nous? Que sommesnous? Où
allonsnous? », de Paul Gauguin
MISS HERVEY ÉCUME
LES BIBLIOTHÈQUES
PUBLIQUES ET PRIVÉES,
SUIT LE TABLEAU
À LA TRACE, DEPUIS SA
RÉALISATION À LONDRES,
EN 1533, JUSQU’À SON
RETOUR, AU XIXE SIÈCLE
LA SCÈNE EST TREMPÉE,
LE SYSTÈME ÉLECTRIQUE
NON SÉCURISÉ.
THE INCREDIBLE STRING
BAND REFUSE DE JOUER.
MELANIE, ELLE,
N’A BESOIN QUE DE
SA GUITARE ACOUSTIQUE
ET D’UN MICRO
« Les Ambassadeurs » (1533), d’Hans Holbein. THE NATIONAL GALLERY, LONDON/AKG
L’ÉTÉ DES SÉRIES