Le Monde - 07.08.2019

(vip2019) #1

20 | MERCREDI 7 AOÛT 2019


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« Elle s’est rappelé soudain de son rendez­
vous. Son ressenti fut qu’il fallait mieux
essayer de pouvoir être à l’heure. Car c’est
de ça dont on lui tiendrait rigueur, son
retard, vu qu’on avait enjoint l’autre
d’être ponctuel. Elle n’avait pas prévu ça
d’avance et était partie sans compter
avec cette dépense, mais, aussitôt instal­
lée dans le taxi, celui­ci démarra et le
rendez­vous était rien moins que sauvé! »
Voilà un mélange de quelques fautes
de grammaire ou de construction cou­
rantes, certaines indémodables et
d’autres plus récentes.
Pour les indémodables, je dirais qu’il
suffit souvent de se souvenir (de) ou de
se rappeler (tout court) certaines bon­
nes vieilles règles, celles que l’on oublie,
hélas, dans le feu de la conversation
courante. Ou d’apprendre par cœur,
pourquoi pas ?, certaines tournures
compliquées, qui semblent nous attirer
malignement du fait même qu’on
sent le piège (« enjoindre » n’est pas
transitif direct ; dire de quelqu’un
qu’il est « rien moins » que courageux
signifie qu’il est peureux).
Le pléonasme, quant à lui, fait partie
aussi des classiques (prévoir d’avance,
monter en haut...). Mais la mode est aux
pléonasmes que je nommerais « de pré­
caution » ou, pardon du cliché, « politi­
quement corrects » : le « moyen de
pouvoir », l’« ambition de vouloir », la
« possibilité d’être capable »... Toutes
ces expressions suggèrent que
l’essentiel est dans le travail intérieur
de conditionnement, lequel devrait bien
finir par être récompensé.


Le langage parlé déteint sur l’écrit
Et puis le langage parlé déteint sur
l’écrit. Il l’a toujours fait, certes. Mais,
depuis quelques années, le direct conta­
mine à ce point l’indirect qu’on entend
et qu’on peut même lire des « je me de­
mande qu’est­ce que ça veut dire », « je
ne sais pas qu’est­ce que je ferais si... ».
Le passage d’une catégorie grammati­
cale à une autre (appelé « hypostase »),
généralement d’un participe passé ou
d’un adjectif à un substantif, n’est pas ré­
cent non plus. Mais, quand en surgit un
nouveau, comme le « ressenti » (entré
en 2012 dans Le Petit Robert et en 2014
dans Le Petit Larousse), très prisé des
présentateurs de la météo, et qui prend
la place du « sentiment » ou de
l’« impression », on s’interroge :
pourquoi pas le voulu, le pu?
On me dira : les bonnes vieilles règles
de grammaire et d’orthographe, d’ac­
cord, mais chacun sait que la langue est
sujette à fluctuations et changements.
C’est vrai, et l’argument revient tou­
jours lorsque les querelles sur ce thème
deviennent trop vives : nous songeons
par exemple au débat sur la féminisa­
tion des métiers et fonctions ou sur le
point médian (voir supplément « Idées »
du Monde daté 25 novembre 2017).
Dans le cas précis de notre « c’est de ça
dont », en relisant récemment La
Princesse de Clèves, de Madame de La
Fayette, je suis tombée plusieurs fois sur
la tournure « fautive » : la règle n’était
pas encore fixée au XVIIe siècle.
Enfin, la rupture de construction
(« elle sauta dans un taxi avec le rendez­
vous... ») reste une des fautes que les
correcteurs préfèrent. Ils y voient un
avatar de la classique anacoluthe,
comme un clin d’œil que la phrase leur
destinerait, par­delà les temps et les
modes. Le correcteur est par essence
conservateur, dit­on.
marion hérold


Prochain article Clichés, belles images


LA  LANGUE  PREND  L’AIR


LES  PHRASES 


QUI  BOITENT


In bed with Marie­Antoinette


LE  MOBILIER  DU  POUVOIR  2  | 6  Le meuble d’apparat, réalisé en 1787, n’a jamais


été utilisé par la reine, qui l’avait en horreur. C’est dans des lits


plus cosy dits « à la polonaise » ou « à la turque » qu’elle préférait s’endormir


M


ajestueux. Le lit réalisé
pour Marie­Antoinette
et conservé au château
de Fontainebleau l’est
dans tous les sens du terme. Sa struc­
ture, invisible, est plutôt ordinaire,
mais la partie supérieure en bois
sculpté est recouverte de feuilles d’or.
Ce sont les textiles qui lui donnent
tout son éclat. Fournis par le soyeux
lyonnais Prelle – la manufacture est
toujours en activité aujourd’hui –, ils
sont ornés de décors floraux qui célè­
brent l’amour et le repos. Les victoi­
res militaires et les allusions aux al­
liances diplomatiques sont réservées
au souverain. A l’extrémité du ciel de
lit, un enfant représentant le silence
est entouré de fleurs de pavot, sym­
bole du sommeil.
Ce lit, qui continue d’exciter le très
riche imaginaire qu’inspire cette reine
autrefois honnie mais devenue popu­
laire de nos jours, n’a pourtant jamais
été utilisé par la souveraine. Livré le
30 octobre 1787, après le dernier séjour
de Marie­Antoinette à Fontainebleau,
le meuble n’était, de toute façon, nulle­
ment destiné à abriter son sommeil.
Ce lit d’apparat – il est le seul qui nous
soit parvenu de l’épouse de Louis XVI,
celui présenté à Versailles, où les ap­
partements de la reine viennent d’être
restaurés, est une reproduction – était
destiné aux cérémonies publiques.
Un mobilier de toute beauté, conçu
pour offrir à la souveraine un écrin à la
mesure de son prestige, mais que
Marie­Antoinette tenait en horreur.
Pendant les seize années qu’elle a pas­
sées entre les diverses résidences roya­
les – qui, toutes, étaient dotées d’un tel
élément d’apparat – elle a tenté, sans
cesse, de s’affranchir de ce lit haut per­
ché où elle devait se hisser, malgré son
encombrante robe à paniers. Puis se te­
nir, assise, bien droite. Face à elle, une
balustrade délimite l’alcôve et la ruelle
où se tiennent les membres de la Cour
venus assister, sur le coup de 9 heures,
à la cérémonie du réveil de la reine.
« Le siège du pouvoir n’est pas le
trône, mais le lit. C’est une tradition
monarchique française multisécu­
laire, adoptée par les Valois comme
par les Bourbons », rappelle Muriel
Barbier, conservatrice du patrimoine
au Mobilier national. Il existe bien

une salle du trône à Versailles, mais
même Louis XIV ne la fréquentait
guère. C’est autour de la chambre du
roi que s’organise le pouvoir. Cette
réalité s’impose au quotidien de cha­
cun des époux royaux.
Pendant environ une heure, chaque
matin, la souveraine – dûment
habillée et parée – reçoit en audience
dans sa chambre de parade les princes
étrangers de passage. Et, surtout, les
membres de la Cour venus lui deman­
der audience pour solliciter son inter­
vention, transmettre un message au
roi ou, simplement, se rappeler à son
bon souvenir. Bref, des importuns et
des quémandeurs, pour l’essentiel.
Le lit d’apparat, symbole de la
continuité dynastique, est aussi le lieu
où les souverains nouvellement ma­
riés doivent se glisser, devant témoins,
au soir de leur mariage. C’est l’endroit
où la souveraine accouche, en public là
encore, afin que chacun puisse vérifier
que le potentiel héritier n’a pas été
échangé à la naissance. Outre le
pensum matinal du lever face aux
courtisans assemblés, il y a aussi les
repas pris en public, ou encore l’obliga­
tion de paraître à l’office quotidien en
compagnie de son époux.

La stricte étiquette de la cour
« Sous l’Ancien régime, on considère que
c’est davantage l’observation des rites
que la personne royale proprement dite
qui doit assurer la continuité de la
royauté. Il faut donc perpétuer à tout
prix ces contraintes. Marie­Antoinette
trouve tout cela très fastidieux et s’en
ouvre dans les lettres qu’elle adresse à
sa mère, Marie­Thérèse d’Autriche », ra­
conte Muriel Barbier. Les précédentes
reines de France, Anne d’Autriche
(Louis XIII), Marie­Thérèse d’Autriche
(Louis XIV) et Marie Leszczynska
(Louis XV), élevées elles aussi à l’étran­
ger, se sont plus facilement pliées à la
stricte étiquette de la Cour de France.
Derrière cette volonté de prendre
du champ s’exprime l’aspiration
croissante des élites à séparer vie pu­
blique et vie privée qui traverse l’épo­
que. « La monarchie de la fin du
XVIIIe siècle tente tant bien que mal de
se moderniser et de prendre de la dis­
tance par rapport à des traditions aux­
quelles, en réalité, plus personne ne

croit », considère Jean Vittet, conser­
vateur en chef au château de Fontai­
nebleau. « Louis XV, précise­t­il, avait
donné un sérieux coup de pioche dans
les usages en multipliant les apparte­
ments privés, qui seront d’ailleurs sup­
primés après sa mort. »
Marie­Antoinette n’est ni révoltée
ni avant­gardiste, mais elle capte l’air
du temps rousseauiste du retour à la
nature en jouant à la paysanne au
Petit Trianon. Elle porte des robes
plus légères que ne le veut l’époque
et tente de passer à travers les
mailles de la tradition. Le fait que
Louis XVI n’ait pas eu de favorite, font
valoir les historiens, crée aussi un
contexte lui permettant de s’imposer
comme une reine plus visible, et donc
politiquement plus influente, que cel­
les qui l’ont précédée.
Dès qu’elle le peut, elle cherche donc
à assouplir le carcan de ses obliga­
tions. Elle s’efforce de limiter sa pré­
sence aux audiences et fuit autant
qu’elle peut ces lits d’apparat, pour se
réfugier dans ses cabinets privés, mi­
crocosmes qu’elle décore à son goût.
Elle y passe des heures, entourée de sa
propre cour, et y reçoit Mademoiselle
Bertin, fournisseuse officielle de la
couronne, que la reine surnomme « le
ministre des modes » tant elle raffole
des rubans, des dentelles, des étoffes
et des coiffures qu’elle lui propose.
Devenue reine, Marie­Antoinette
diminue le nombre de repas publics et,
à Versailles, s’émancipe de l’obligation
d’être suivie en permanence par deux
de ses femmes de chambre (des dames
de cour composant son escorte et non

des domestiques) pendant la journée.
Autant d’initiatives qui répondent au
désir d’assouplir une étiquette
pesante – que sa première femme de
chambre, Jeanne­Louise­Henriette
Campan, a décrite avec précision – et
de se rapprocher des usages plus sim­
ples de la cour de Vienne. Où donc
s’endort la reine? Dans des lits dits
« à la polonaise » ou « à la turque »
en forme de U que l’on voit se déve­
lopper dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle. Confortables, avec leurs
matelas superposés, moins envahis­
sants, avec leur baldaquin plus dis­
cret, et franchement cosy grâce aux
rideaux dont ils peuvent être agré­
mentés, on en retrouve jusque dans la
mini­chambre qu’elle se fait aména­
ger au Petit Trianon.

Dix-huit ans après
Pour Napoléon Ier, tourner la page de
l’Ancien Régime impose de désacrali­
ser le lit conçu comme siège du pou­
voir. Il y met, visiblement, un point
d’honneur. A Fontainebleau, la
Chambre du roi est prestement trans­
formée en salle du trône, tout en
conservant un large dais, attribut de
la sacralité. Quant au lit de Marie­An­
toinette, il fait mieux que survivre à la
Révolution. En 1805, on récupère les
soieries achetées par le Garde­Meu­
ble royal, en 1790, et point encore ins­
tallées, afin de les mettre à la disposi­
tion de Joséphine. L’impératrice
inaugure officiellement les épais ma­
telas, dix­huit ans après la livrai­
son du lit par Séné et Laurent, qui en
assurèrent la fabrication, sous la di­
rection d’Hauré. A ce lit elle préférera
le plus souvent un autre, installé dans
un de ses salons.
Lors du retour en France de
Napoléon, juste avant la seconde abdi­
cation, certains dans son entourage
auront l’idée – assez saugrenue – de lui
suggérer de dormir dans le lit d’appa­
rat de Marie­Antoinette, à Fontaine­
bleau, sous prétexte que quatre têtes
d’aigles (évoquant l’Autriche) ornent
ses montants. Une proposition décli­
née sans attendre par l’empereur.
jean­michel normand

Prochain article En campagne,
Napoléon aime son confort

Le lit
de Marie­
Antoinette
a survécu
à la
Révolution
avant de
devenir
celui de
l’impéra­
trice
Joséphine.
JÉRÔME SCHWAB

« LE SIÈGE DU POUVOIR N’EST 


PAS LE TRÔNE, MAIS LE LIT. 


C’EST UNE TRADITION 


MONARCHIQUE FRANÇAISE 


MULTISÉCULAIRE, 


ADOPTÉE PAR LES VALOIS 


COMME PAR LES BOURBONS »
MURIEL BARBIER
conservatrice du patrimoine
au Mobilier national

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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