Décryptage 108
INSTAGRAM.COM/MARIABOJIKIAN, INS
TAGRAM.COM/LOUISETTE,
INSTAGRAM.COM/JACINTHEMARR, INS
TAGRAM.COM/LEAMILTEAU.
Bien sûr, plus personne n’ignore que la vie ne res-
semble pas à un compte Instagram. Dès les pre-
mières années des réseaux sociaux, des blogueuses
s’amusaient à comparer la réalité de leurs vacances
avec ces images parfaites : les enfants qui font la
gueule, la queue au marché, les cafards géants dans
le bungalow, les odeurs de pied dans le refuge de
haute montagne. Nombre de sites ont aussi
confronté les séduisantes photos avec la réalité : la
fontaine de Trevi, dans sa calme majesté... et la foule
de touristes en train de la photographier. Même
chose avec une jolie fille sur une plage déserte – d’où
ont été effacés sur Photoshop les autres baigneurs
avec leurs coups de soleil. Alors que les photos souli-
gnaient un moment unique, on a désormais l’impres-
sion que tout le monde passe des vacances à la fois
légèrement irréelles et absolument identiques.
Créer notre moment de paradis
Mais à critiquer les réseaux sociaux, on en oublierait
que les vacances sont une pièce essentielle de l’orga-
nisation capitaliste. Dans une vie libre, on n’en aurait
pas besoin. En 1983, déjà, l’essayiste américaine
Susan Sontag montrait combien elles font ressurgir
l’angoisse du vide : « La plupart des touristes se sentent
obligés d’interposer l’appareil photo entre eux et ce qu’ils
peuvent rencontrer de remarquable. N’étant pas sûr de
savoir comment réagir, ils prennent une photo. Cela
donne forme au vécu (...) C’est une méthode qui exerce
un attrait tout particulier sur ceux qui sont handicapés
par une morale du travail impitoyable : Allemands,
Japonais et Américains. L’utilisation d’un appareil
photo apaise l’angoisse que ressentent ces bourreaux de
travail quand ils sont en vacances et qu’ils sont censés
s’amuser. Ils ont quelque chose à faire, une sorte de tra-
vail d’agrément : ils peuvent faire des photos. »(2)
L’impression d’uniformité et d’irréalité que donnent
les vacances des autres relève peut-être d’une expli-
cation simple : les vacances ne sont par essence ni
tout à fait authentiques ni tout à fait réelles, car ce
n’est pas ce qu’on leur demande. Nous avons tous
notre idée des vacances idéales et la difficulté sera de
faire coïncider la réalité avec ces valeurs. Le récit et
la photo de vacances se lisent alors comme des
moments de réconciliation avec le monde : oui, nous
avons réussi à créer notre moment de paradis. Mais
la question déborde celle des vacances. Comme
l’écrit Jean-Laurent Cassely dans un essai récent (3),
nous vivons une époque en mal d’authenticité où l’on
recherche et recrée artificiellement les signes d’un
monde vrai. Celui d’avant les hamburgers, d’avant
les réseaux sociaux. Incarnant cette sensibilité meur-
trie, il y a d’un côté le réactionnaire de droite, de
l’autre le hipster, deux groupes en expansion. Le
hipster, selon lui, ne serait pas « un petit groupe social
avant-gardiste mais un candidat à la reconnexion avec
la vie authentique qui sommeille en chacun de nous ». Et
après avoir cherché au bout du monde des vacances
uniques, il parie qu’on verra bientôt apparaître sur les
réseaux des photos très cool de restaurants Courte-
paille, de villages vacances, de La Grande-Motte : des
lieux de villégiature ironiques, toute honte bue,
comme pour accepter finalement de n’être que ce
que nous sommes, des touristes de l’existence.
- Auteur de Histoire érotique du voyage
ÖD0AN ̄ E ̄DEL’envie du monde (éd.
"QÖAK Sur la photographie (éd. Christian
"NSQGNIR No fakeÖD!Q°HE
Autres grandes
tendances des
photos de
vacances vues sur
Instagram : le
dessert rococo,
KEALAM ̄QNRE
et toutes ses
déclinaisons
(bouée, transat,
ONR ̄EQ± KER
spritz et autres
cocktails
colorés, et la
plage de sable
blanc rien que
pour soi.
→ “J’AI PRIVÉ
MES ENFANTS DE
SMARTPHONE
PENDANT UN MOIS”,
UN TÉMOIGNAGE
À DÉCOUVRIR SUR
MARIECLAIRE.FR