107
INSTAGRAM.COM/MAMA_ROMA1,
INSTAGRAM.COM/AURÉLIELAMBILLON,
INSTAGRAM.COM/MISTERVINCE,
INSTAGRAM.COM/GUILLAUMEMALLET,
INSTAGRAM.COM/BRUNOMALTOR,
INSTAGRAM.COM/BRUISEDPASSPORTS.
des voyages et des vacances (1), rappelle que les
réseaux sociaux sont à prendre avec des pincettes car
ils recouvrent des usages très variés, mais note un
premier changement majeur : « Sur Internet, on
échange moins avec des individus réels qu’avec des per-
sonnalités, des entités que l’on connaît plus ou moins
bien, voire pas du tout. Pour moi, le moment important
de cette histoire récente est l’apparition des blogs. L’enjeu
devient celui de “l’influence” : les voyageurs deviennent
prescripteurs, sous couvert de donner des conseils ou de
se raconter à la première personne. Et compte tenu de
l’ampleur du réseau, on a là un diffuseur de modèles
comme on n’en a jamais eu dans l’histoire. »
Une vertigineuse uniformité
Fondatrice de l’agence de communication digitale
Travel Insight, spécialisée dans le tourisme, Célia
Tichadelle travaille sur ce nouveau marché de l’in-
fluence. Les chiffres qu’elle cite sont frappants : en
2018, 23 % des voyageurs connectés ont fait leur
choix de destination via les réseaux sociaux, 25 %
celui de leurs activités et 29 % de leur hébergement.
40 % des voyageurs français ont modifié leur organi-
sation à la suite de ces partages. Avec pour clients des
destinations comme la République dominicaine, la
ville d’Orléans ou des transporteurs comme la SNCF,
une partie de son travail consiste à choisir les bons
« influenceurs », adaptés au marché visé. « Pour la
République dominicaine, qui essaie de sortir de son
image de luxe, on fait partir des voyageurs suivis par une
forte communauté de backpackers, par exemple. » Les
influenceurs peuvent être rémunérés, jusqu’à 15 ou
20 000 € quand ils cèdent l’usage de leurs photos et
vidéos, mais le plus souvent il s’agit d’échange mar-
chandise. « On leur offre deux ou trois nuitées et ils s’en-
gagent à publier leur story », explique-t-elle. Le
contenu final n’est pas contrôlé, le jeu consiste à leur
fournir une expérience sur mesure. « Nous travaillons
plutôt sur Facebook, qui est déserté par les plus jeunes
mais reste un média très prescripteur pour les 30-65 ans.
Mais Instagram a un énorme pouvoir de prescription sur
les jeunes », observe-t-elle, notant avec amusement
l’importance des « spots » qui attirent les clients : un
rocher en Norvège, une balançoire à Bali, l’allée de
Dark Hedges en Irlande. « Les gens font la queue pour
s’y faire photographier. » Il lui arrive même de conseil-
ler à ses clients de créer des décors « instagram-
mables », par exemple « un très beau salon, avec des
meubles en bois et des spots qui pendent ». Les réseaux
sociaux ne se contentent pas de modifier nos
vacances, ils modifient aussi le monde.
Qu’elle soit vue par dix, dix mille ou un million de
followers, la photo de vacances a donc perdu son
innocence. Elle est devenue instagrammable, un de
ces mots utiles pour comprendre l’époque. La fron-
tière entre vie privée et vie publique s’effaçant, cette
image s’inscrit désormais dans une esthétique publi-
citaire : il faut plaire au plus grand nombre, planter le
décor avec un ou deux éléments facilement recon-
naissables et ne pas trop dévoiler la vie privée. À quoi
s’ajoute la normalisation des contenus propre à
chaque média : 280 signes pour Twitter, format carré
pour Instagram, taille réduite pour tout le monde. Le
résultat est une uniformité qui donne parfois le ver-
tige. Le compte @insta_repeat recense ainsi des
séries de photos de vacances identiques. Les ten-
dances lourdes sont sans surprise : le cocktail coloré,
le bleu de la piscine, la fenêtre ouvrant sur la mer,
l’assiette photographiée comme une œuvre d’art. Les
enfants seront de dos (respect de la vie privée oblige,
comme des enfants de stars), légèrement bronzés
(on gère leur capital soleil), si possible deux par deux
et le dos droit (l’esthétique d’Instagram repose sur la
géométrie). On trouve aussi d’innombrables photos
de pieds, dans l’eau, dans le sable ou au-dessus du
vide pour les grimpeurs – c’est la seule partie du
corps qui ne grossit pas, suggère une explication
mesquine. Mais les pieds offrent aussi une parade au
selfie, désormais vulgaire et taxé de narcissisme, de
même que la photo de soi de dos face à un paysage
immense. Deux manières de se montrer sans se
montrer, dans une mise en scène paradoxale de sa
propre discrétion.