Elle N°3841 Du 2 au 8 Août 2019

(Tina Meador) #1

108 ELLE.FR


MON FRÈRE
S’EMPÊCHE
DE PENSER
QU’APRÈS L’ÉTÉ
ON CHANGE
DE SAISON,
DE VÊTEMENTS,
DE PASSIONS.

ELLE VIE PRIVƒE


RETROUVEZ
« C’EST
MON HISTOIRE »
EN PODCAST SUR
L A CHAÎNE ITUNES
DE « ELLE ».

C’EST MON AMOUR DE VACANCES


1987, Carnac, Morbihan, Bretagne Sud. Ce sont les der-
nières vacances passées tous les cinq. Maman, papa, mon frère, le
chien et moi. Après, il y a eu la vie, la mort du chien, les « pas le
temps », l’année prochaine, les unions, désunions, naissances. J’ai
20 ans, mon frère 14. À 14 ans, mon frère est ce qu’on appelle un
beau mec. Tout le monde s’accorde à dire qu’il ressemble à George
Michael. Il fait plus vieux que son âge, traits fins, yeux profonds, peau
mate, cheveux noirs, belle bouche, un corps long et musclé.
Aujourd’hui encore, on se retourne sur lui, il a la beauté de ceux qui
sont regardés. Début juillet, je prends le TGV, mes premiers congés
payés en poche, pour rejoindre en Bourgogne mes parents et mon
frère, pour qui c’est aussi l’heure de la mi-temps estivale. Il vient d’in-
tégrer le centre de formation de foot de Sochaux. Direction, la Bre-
tagne. Ce trajet, Bourgogne- Bretagne, on le fait depuis des années,
partant à 19 heures, arrivant vers 4 heures du matin. Mes parents se
garent au bord de l’océan, patientant jusqu’au matin. Petit déjeuner
sur une terrasse en attendant que l’agence du comité d’entreprise
ouvre, à 10 heures. Le temps d’enfiler un maillot de bain et nous nous
retrouvons contre le mur de pierres qui longe la plage de Saint-
Colomban. C’est sur le même mur que chaque année nous posons
nos serviettes, les pieds enfoncés dans le sable, glacière à portée
de main, pêches, Vichy St-Yorre, sandwichs, Sopalin. Le chien sous
un parasol, de l’eau dans une gamelle.

COQUILLAGES, AMOUR ET CRUSTACÉS
Les premiers instants, quand on se reconnecte à la beauté, on est un
peu soufflé. On réhabitue nos rétines à l’eau turquoise et au sable
blanc. Cette Bretagne-là ressemble au Sud, il y a des pins parasols.
Même les odeurs copient celles du Midi. Seules les cigales
manquent à l’appel. Alors, pour les remplacer, il y a le chant des
marées. Derrière notre plage, un café qui fait l’angle où nous avons
un rituel, mon frère et moi y jouons au flipper pieds nus en léchant un
Esquimau. On tient le bâtonnet en bois de celui qui fait une partie.
Mais, cette année, le bar et l’océan sont vides. Mon frère n’est plus
avec moi. Des mots d’absence de lui partout. Sa meilleure amie est à
quelques plages de nous. Alors il a délaissé notre terrain de jeu, notre
carré de sable un peu déser t au bout du bout de Carnac. Il faut beau-
coup de dérogations du quotidien pour débuter une histoire. En 1987,

plusieurs s’alternent. D’habitude, la meilleure amie de mon frère va à
Saint-Tropez, mais, cet été-là, une toquade parentale de découvrir la
Bretagne. Et à côté de sa serviette, il y a Sophie. C’est la première fois
que son père et sa mère prennent des congés.
Sophie est blonde aux yeux bleus. Un titre de roman. Toute en délica-
tesse, une poupée de porcelaine, entre Vanessa Paradis et Grace
Kelly. Elle aura 18 ans à la fin du mois, le 28 juillet, le jour d’anniversaire
de mariage de nos parents. Parfois,
des dates ont le même rendez-
vous. Dès qu’ils osent se parler,
mon frère se vieillit, lui fait croire
qu’il a 17 ans. Comme il ne suit pas
le même cursus scolaire que les
autres, c’est possible. Et puis, sur
une plage, on ne parle ni école ni
avenir, on joue à la balle. À partir
des premiers mots échangés avec
Sophie, mon frère oublie la meil-
leure amie et tout le reste. Il passe
ses journées avec elle, se traîne
plus que le chien lorsque nous mar-
chons sur la côte sauvage le soir en
famille. La première fois qu’ils
sortent ensemble, ils partent nager
un peu loin, un peu cachés. La Bre-
tagne c’est génial pour s’embras-
ser, il y a des rochers partout. Elle,
elle a froid, et puis elle n’aime pas
ne pas voir le fond. Toujours peur qu’une bestiole lui grignote le bout
des pieds. Mais elle nage en silence. Veut rester digne, garder son port
de reine. Elle suit les mouvements de mon frère qui alterne crawl, brasse
coulée et yeux de merlan frit. Lui qui enchaîne les flirts, préfère la
musique aux filles, est bouleversé. La princesse lui fait un effet bœuf.
C ’est lui qui fait le premier pas, la première brasse, il pose ses lèvres sur
les siennes. Quand ils ressor tent de l’eau, ils se tiennent par la main.
Comme il n’a que 14 ans, mon frère a la permission de minuit. Sophie
pense sans doute que mes parents sont sévères avec leur fils bientôt
majeur. Souvent, à minuit moins le quart, j’emprunte la voiture, les

PAR VALÉRIE PERRIN ILLUSTRATION ANNABEL BRIENS

CHAQUE SEMAINE DE L’ÉTÉ, UN ÉCRIVAIN NOUS CONFIE UN FLIRT ESTIVAL
QUI L’A MARQUÉ. CETTE FOIS, C’EST UNE HISTOIRE D’AMOUR ET D’AMITIÉ.

LE JOUR OÙ MON


FRÈRE EST TOMBÉ


AMOUREUX

Free download pdf