MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

20 | MARDI 30 JUILLET 2019


sao paulo (brésil) - correspondante

L

a minuscule photo est
enfouie parmi les albums
décatis de l’entre-deux-
guerres, nichée entre
mille et un souvenirs de ses
innombrables séjours chez les
Yanomami, tribu indigène de
l’Amazonie, à qui elle a dédié sa
vie et son art. Au vingtième étage
d’un immeuble moderniste de
l’avenue Paulista, à Sao Paulo
(Brésil), Claudia Andujar, 88 ans,
marche avec difficulté, mais le
souvenir de son premier amour
est intact. Il surgit là, sur ce petit
cliché jauni qu’elle tient du bout
de ses doigts tremblants. C’est
un portrait minuscule, d’environ
2 cm sur 2 cm, qu’elle a longtemps
conservé autour du cou. Un
visage adolescent aux cheveux
noirs de jais. Un garçon, presque
un homme, décidé à embrasser
l’amour, mais prêt, aussi, à affron-
ter la mort. « Il s’appelait Gyuri,
dit-elle. Il portait l’étoile jaune. »
Ce flirt adolescent en pleine
seconde guerre mondiale, dans
une ville anonyme entre Hongrie
et Roumanie, dit tout du parcours
vertigineux de Claudia Andujar,
considérée aujourd’hui comme
une des grandes photographes de
notre temps. Une femme dont
l’action et les images ont accom-
pagné les luttes des populations
autochtones du Brésil, ce pays
où elle réside depuis plus de
soixante ans, qui l’a adoptée, et où
elle entend reposer à jamais. Son

œuvre est reconnue partout, à
Sao Paulo, Londres, New York,
Berlin. Et à Paris, où elle fera l’ob-
jet d’une grande exposition à la
Fondation Cartier en décembre.
Ses photos sont célèbres, celle
de Gyuri est méconnue. Dans ce
portrait résident pourtant les
blessures passées qui donneront
à la femme la rage de mener un
combat quarante ans plus tard,
pour empêcher le génocide des
indiens Yanomami. « Claudia s’est
toujours sentie coupable de n’avoir
pu sauver sa famille et ses pro-
ches », confie son ami Carlo Zac-
quini, missionnaire catholique,
italien, débarqué en Amazonie
dans les années 1960 et compa-
gnon de lutte de Claudia Andujar
pour la défense des Yanomami.

L’IMAGINAIRE COMME REFUGE
Pour comprendre ce destin, il
nous faut parler de la mère, Ger-
maine Guye, une Suisse de Neu-
châtel. La préceptrice protestante
s’installe, dans les années 1920, à
Nagyvarad, petite ville de Transyl-
vanie ballottée, au gré des traités,
entre la Hongrie et la Roumanie


  • aussi appelée Oradea, la com-
    mune est aujourd’hui roumaine.
    Employée par une famille d’entre-
    preneurs juifs ashkénazes, elle est
    séduite par Siegfried Haas, l’un
    des fils du patron. Ils s’aiment,
    s’épousent, ont une fille. Claudia
    Andujar naît Claudine Haas,
    en 1931, à Neuchâtel, en Suisse.
    Dans la maison familiale de
    Nagyvarad, la mère est distante
    comme la glace mais l’enfant est
    chérie par son père. Un ingénieur
    qui porte beau et se tue à la tâche.
    Les photos de cette époque, que
    Claudia Andujar nous montre,
    décrivent des moments d’insou-
    ciance, faits de sorties à la rivière
    et de jeux. La guerre est encore
    loin. Mais la mère s’ennuie.
    Coquette, elle délaisse le foyer en
    quête d’aventures quand sa fille a
    7 ans à peine.


Claudine reste dans cette grande
maison, seule avec ce père qui se
mue en homme aigri et violent.
Elle est une enfant rêveuse et
introvertie. « J’avais très peu de
contacts avec lui, alors je parlais à
mes poupées », raconte la femme
âgée en souriant. Peu avant notre
entretien, Claudia Andujar a pris
soin de déplacer trois petites pelu-
ches élimées de son canapé pour
les déposer près de la fenêtre, avec
vue sur Sao Paulo. « Elles aiment
bien », nous a-t-elle confié, retrou-
vant, à près de 90 ans, l’allure de
cette petite fille délaissée réfugiée
dans l’imaginaire.
Confrontée à l’absence de sa
mère et au rejet de son père,
Claudine « est une enfant élevée
par la bonne », résume son ami
l’ethnologue Bruce Albert. La
domestique lui fait part d’une
croyance populaire : les âmes des
défunts hantent les maisons
entre minuit et 3 heures du ma-
tin. Alors, toutes les nuits, elle fait
sonner son réveil à minuit pour
croiser les esprits. En vain.
De la religion juive de son père,
Claudia n’aura guère de souve-
nirs. Etre juive ne signifie rien
pour elle. Jusqu’à la guerre. Elle a
une dizaine d’années quand
l’horreur nazie s’empare de la
ville. « Tout le monde avait peur »,
dit-elle. L’étoile jaune s’impose,
les juifs sont spoliés de leurs
biens, son père est envoyé dans
le ghetto où s’entassent près de
35 000 hommes, femmes et
enfants jugés impurs par les SS.

DU GHETTO AU BRONX
Claudine, qui a été envoyée dans
un pensionnat catholique, doit
partir. L’école ferme et elle re-
trouve sa mère. C’est à peu près à
cette époque qu’elle croise le
chemin de Gyuri. Il a 14 ans,
15 ans peut-être. « On se regardait
un peu comme ça, de loin, on se
cherchait, je l’aimais bien... »
En 1944, l’adolescent, juif, va être

déporté vers Auschwitz. Il le sait.
« Gyuri voulait me dire au revoir.
Il m’a invitée à faire une prome-
nade dans le parc. Il m’a d’abord
dit : “Tu sais, j’ai une étoile jaune,
ça peut être dangereux pour toi,
tu veux venir ?” » Claudia le trans-
perce de ses yeux noirs, lui prend
la main et lui murmure : « D’ac-
cord. » A l’écart de la foule, il lui
réclame un baiser. « C’était le pre-
mier de ma vie. Quand il m’a
embrassée, mes lèvres étaient
fiévreuses », détaille-t-elle, en
tamponnant sa bouche du bout
des doigts, dans le très émouvant
documentaire, en cours de fini-
tion, de Mariana Lacerda, intitulé
simplement Gyuri.
Le ghetto de Nagyvarad sera
liquidé en neuf convois. Claudia
Andujar n’a jamais revu le jeune
homme. Ni son père qui, après lui
avoir demandé pardon, est mort
de la typhoïde peu de temps après
son arrivée dans les camps avec
d’autres membres de la famille.
De ces deux amours frustrées,
l’octogénaire a conservé deux
portraits minuscules, qui ont sur-
vécu à tous ses voyages, à toutes
ses errances de l’Europe aux Amé-
riques. « Il y a des choses que je

préserve », dit-elle. La vieille
femme laisse passer un long si-
lence et ferme les yeux. « Le
trauma de la guerre, les brouilles
familiales et les déménagements
constants ont poussé Claudia à
chercher de nouvelles racines au
Brésil », raconte Thyago Nogueira,
qui lui a consacré deux grandes
expositions à l’Institut Moreira
Salles, à Sao Paulo.

TERRE D’ADOPTION
Avant de poser le pied au Brésil et
de trouver son chemin, l’artiste
devra pardonner. Si ce n’est à l’his-
toire du moins à sa mère, coupa-
ble de légèreté. Au moment où
son père meurt, Germaine vit
depuis quelque temps avec un
officier hongrois, Tibor, dont elle
est tombée amoureuse. De ce sol-
dat qui appartient à une armée
alliée des Allemands, Claudia ne
dit rien. « Il me répétait qu’il avait
fait ce qu’il devait faire, souffle-t-
elle. J’ai dû accepter. » Claudia vit
avec le couple, entre deux bom-
bardements. « Je restais muette »


  • elle fait le signe de verrouiller sa
    bouche. Alors que les troupes
    soviétiques sont aux portes de
    Nagyvarad, la mère prend peur et
    monte dans un train de marchan-
    dises avec Claudia pour rejoindre
    la Suisse. La guerre finit, mais
    Neuchâtel n’a rien d’un refuge
    tant les relations entre mère et
    fille sont orageuses. « Je voulais
    partir loin. » Un oncle paternel, à
    New York, l’invite à le rejoindre.
    « Par devoir, pour m’éloigner de
    ma mère », pense-t-elle.
    Dans le Bronx de l’après-guerre,
    la jeune fille poursuit ses études
    mais reste hantée par ses fantô-
    mes. Très vite, elle déserte le foyer
    de son oncle pour qui elle est à la
    fois la fille d’un martyr et d’une
    traîtresse, devient tour à tour ven-
    deuse dans le grand magasin
    Macy’s, secrétaire de l’enseigne
    Merck et guide à l’ONU. Puis elle
    se marie avec Julio Andujar, un ré-


Claudia
Andujar,
dans son
appartement
de Sao Paulo,
le 24 juillet.
VICTOR MORIYAMA
POUR LE MONDE

fugié espagnol dont elle gardera à
jamais le nom, mais qu’elle quit-
tera très tôt. Julio commet l’erreur
de s’engager dans l’armée, espé-
rant obtenir la nationalité améri-
caine, et finit embringué dans la
guerre de Corée.
La guerre, Claudia n’en veut
plus. Quand son époux revient,
ils se séparent, elle prend un
amant, se passionne pour la pein-
ture quand, soudain, sa mère
réapparaît dans sa vie. Elle s’est
réfugiée avec Tibor au Brésil.
Nous sommes en 1955. En posant
le pied au Brésil, la douceur tropi-
cale et le mythe de la démocratie
raciale la font chavirer. On pense
alors aux mots de Stefan Zweig,
dans Brésil, terre d’avenir, en 1941 :
« Ici, l’homme n’était pas séparé de
l’homme par d’absurdes théories
de sang, de la souche, de l’origine.
Ici, on avait le merveilleux pressen-
timent qu’on pouvait encore vivre
en paix ; ici, l’espace, pour la moin-
dre parcelle duquel les Etats se bat-
taient en Europe et les politiciens
se lamentaient, était disponible
pour l’avenir en quantité incom-
mensurable. [...] Ici, la civilisation
créée par l’Europe pouvait se per-
pétuer et se développer en formes
nouvelles et différentes. »
Claudia Andujar se sent chez
elle au Brésil. Très vite, elle s’ins-
talle place Roosevelt, dans le cen-
tre de Sao Paulo, donne des cours
d’anglais et ignore cette mère
dont elle n’attend plus rien. Puis
part, seule, à la découverte du
Brésil, de la Bolivie, du Pérou...
« Je ne parlais pas la langue, mais
je me faisais comprendre avec des
sourires. » Avide de garder des tra-
ces d’un bonheur tout neuf et de
percer l’intime de peuples qui la
fascinent, l’audacieuse se saisit
d’un Rolleiflex. L’appareil ne la
quittera plus.p
claire gatinois

Prochain article Dans l’intimité
des Brésiliens invisibles

Claudia Andujar, à toute épreuve


« JE NE PARLAIS PAS


LA LANGUE, MAIS JE ME


FAISAIS COMPRENDRE


AVEC DES SOURIRES »
CLAUDIA ANDUJAR
photographe

SUR LES TRACES DE CL AUDIA ANDUJAR 1 | 6 La photographe et militante brésilienne,


célébrée en décembre prochain par la Fondation Cartier, à Paris, a vécu


une trajectoire vertigineuse : née en Europe de l’Est, elle a connu, entre autres


traumatismes, les nazis et la Shoah, avant de trouver refuge en Amérique


« LE TRAUMA


DE LA GUERRE,


LES BROUILLES


FAMILIALES ET LES


DÉMÉNAGEMENTS


CONSTANTS ONT POUSSÉ


CLAUDIA À CHERCHER


DE NOUVELLES RACINES


AU BRÉSIL »
THYAGO NOGUEIRA
Institut Moreira-Salles
de Sao Paulo

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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