22 | MARDI 30 JUILLET 2019
L’
URSS n’était déjà plus
que grisaille et déprime,
celles d’une société
sclérosée par le commu-
nisme finissant. Trente ans plus
tard, des Russes qui ont grandi
dans les années 1970 et 1980
témoignent pourtant avec clé-
mence et nostalgie d’un quotidien
pour eux plus doux. Parmi leurs
meilleurs souvenirs, un des pro-
duits les plus inattendus de l’ère
soviétique : les jeux vidéo.
Complètement inconnus de
l’Occident, ils s’appellent Mors-
koï Boï, Repka, Magistrali ou en-
core Konek Gorbunok. Du temps
de l’URSS, on les trouvait dans les
cinémas, parfois les maisons de
la culture et les parcs de loisirs.
Aujourd’hui, ces productions à
l’aspect délicieusement vintage
font le succès du Musée des
machines d’arcade soviétiques,
un lieu ouvert en 2007 à Moscou.
Chaque jour, des dizaines de
trentenaires et de quadragé-
naires russes, baltes, biélorus-
ses ou ukrainiens viennent glis-
ser de vieilles piécettes de 15 ko-
pecks dans la fente des appareils
pour relancer les jeux qui, pour
les plus âgés, leur rappellent
leur enfance.
A l’origine de cette production
inattendue, Attraction-71, une
foire professionnelle ayant réuni
à Moscou en 1971 les plus grands
constructeurs mondiaux d’un
marché alors en plein essor, celui
des machines de jeu de type flip-
per. La population est enthou-
siaste. « En URSS, les gens avaient
besoin de divertissement, de ci-
néma, de musique, de tout ce qui
permet de s’évader... Cela permet-
tait de se changer les idées et
d’oublier un peu la lourdeur et les
contraintes de la vie soviétique »,
explique Timour Seifelmioukov,
animateur du podcast russe de
jeu vidéo « Zavtracast ».
SECRET-DÉFENSE
Le succès d’Attraction-71 donne
des idées au pouvoir : « Le minis-
tre de la culture de l’URSS a décidé
d’acheter des modèles de plu-
sieurs pays pour s’en inspirer »,
raconte Arina Moiseïva, guide
au Musée des machines d’ar-
cade soviétiques à Moscou. Pour
concevoir des jeux propres, c’est
tout le complexe militaro-indus-
triel qui est mis à contribution.
De la Sibérie occidentale à
l’Ukraine, de l’Oural à l’Estonie,
des usines d’équipement radio,
de téléviseurs et d’ordinateurs,
mais aussi d’électronique mili-
taire ou encore d’instruments
pour centrales nucléaires sont
sollicitées. Effet de bord : leur
fabrication est aujourd’hui en-
core classée secret-défense.
Ce recours à des fabricants aussi
éclectiques a une conséquence : la
grande disparité dans les compo-
sants utilisés. « Il n’y avait pas
d’usines spécialisées, donc les
composants venaient de ce que
les autres usines avaient sous la
main », souligne Arina Moiseïva,
qui montre à l’appui de sa
démonstration les entrailles de
bric et de broc d’un jeu de basket-
ball des années 1980.
A quoi ressemblent ces jeux?
Le plus célèbre et répandu s’ap-
pelle Morskoï Boï (« bataille na-
vale »). Calqué sur Sea Rider, un
jeu américain de 1969, il prend
l’apparence d’un périscope de
sous-marin visant des bateaux
au loin. Lancé en 1974, il sera pro-
duit jusqu’en 1991. « Il me rap-
pelait une bataille navale sur
feuilles de papier, sourit Grigoriy
Yaffa, autre animateur du pod-
cast Zavtracast. Mon imagina-
tion a fait le reste. »
Dans la foulée, des dizaines
d’autres jeux sont conçus. « La
plupart étaient des clones de jeux
occidentaux. Les plus populaires
utilisaient des armes à feu, et
ils étaient absolument russes », se
rappelle Sergueï Vorsine, aujour-
d’hui programmeur pour le stu-
dio russe 1C. Certains n’ont alors
aucun équivalent en dehors de
l’URSS, comme Gorodki – adapta-
tion d’un sport russe tradi-
tionnel, quelque part entre le
bowling et la pétanque.
Bien dans la ligne du réalisme
socialiste, chaque jeu met en
avant l’héroïsme des classes
populaires – citoyen, travailleur,
mais surtout athlète et combat-
tant –, loin des univers fantai-
sistes des succès japonais de
l’époque, comme Space Invaders,
Pac-Man ou Donkey Kong.
VALORISATION
Pour Kristian Feigelson, sociolo-
gue du cinéma et de la télévision
soviétiques, « il y a une cohérence
idéologique et politique à mettre
en avant les thématiques sporti-
ves et militaires. Le sport est un
instrument de soft power, l’URSS
le valorise pour briller à l’étranger.
Par ailleurs, l’année 1983 est mar-
quée par une résurgence de la
guerre froide. Ces jeux renvoient à
ce que l’URSS voulait montrer d’el-
le-même et de sa puissance ».
Le ministère de la culture
produit également Pamiat (« mé-
moire »), un jeu de mémorisation,
et Viktorina (« quiz »), un test de
connaissances sur le code de la
route. Dans quel but? Pédagogi-
que, répond Arina Moiseïva. « Au
début, ces jeux avaient mauvaise
réputation, car les gens pensaient
qu’il s’agissait de machines à sous
de type casino. Le gouvernement a
décidé de les rendre utiles. »
Autre originalité, ces jeux met-
tent dans les mains de l’utilisa-
teur des outils périphériques de
contrôle immersifs – fusil, péris-
cope, volant... –, et cela plaît. Dans
Silomer Repka (« le gros navet »),
adaptation d’un conte d’Alexis
Tolstoï, jeu purement mécanique
de la fin des années 1980, le
joueur doit ainsi tirer de toutes
ses forces une poignée repré-
sentant le légume récalcitrant de
la fable. Une belle façon de met-
tre en avant à la fois le patri-
moine folklorique russe, les va-
leurs socialistes et l’effort physi-
que, le tout dans une machine à
rebours de la course occidentale
au tout-virtuel et au tout-techno-
logique. Bref, un beau condensé
du jeu à la soviétique.
Y avait-il des arrière-pensées
derrière cette production étati-
que? Sergueï Vorsine le croit : « Le
but était aussi de chercher et de for-
mer des talents. » Le programmeur
cerne aussi un objectif pédagogi-
que : « En Occident, tout n’était que
divertissement et business, mais
ici, tout ce qui était fait pour les
enfants devait, d’une manière ou
d’une autre, être éducatif. »
Kristian Fegeilson est moins
catégorique. Il dresse un parallèle
avec un média phare du quoti-
dien soviétique, la télévision, plé-
biscitée en dépit de ses program-
mes de propagande. « Il y avait en
réalité de nombreuses émissions
sur la vie courante, des séries
adaptées d’œuvres littéraires, des
films, etc. Les instituts de sondage
soviétiques se montraient très sen-
sibles aux attentes du public. »
Ces jeux apolitiques avaient-ils
une finalité politique? « Chaque
fois que le gouvernement de l’épo-
que en sortait un, tout le monde
pensait que c’était pour détourner
notre attention des dures réalités.
Mais moi, je n’y ai jamais vu de
la propagande », répond Grigoriy
Yaffa. A leur manière, ces jeux
vidéo nuancent le tableau dépri-
mant que l’Occident se fait du quo-
tidien soviétique. « Si un jeu n’avait
pas de contenu politique, ou s’il ne
contrevenait à aucun standard
moral, vous pouviez y jouer. Ce
n’était pas si strict que ça », veut
croire Timour Seifelmioukov.
Du reste, la production n’est
pas monolithique. Au milieu des
années 1980, l’URSS s’engage
dans une grande vague de réfor-
mes allant vers plus de libéra-
lisme économique et politique,
et certaines machines s’en font le
reflet. A l’image de Nu, pogodi!
(« toi, attends voir! »), un jeu
électronique de poche entiè-
rement copié sur le Game
& Watch Egg de Nintendo, puis
rebaptisé du nom d’un très
populaire dessin animé soviéti-
que, sorte de Tom & Jerry local.
Ainsi que le relève Bela Shaye-
vich dans l’ouvrage collectif Made
in Russia : Unsung Icons of Soviet
Design (Rizzoli, 2011, non traduit),
« Nu, pogodi! est la première opé-
ration de merchandising du pays,
consistant à transformer un
dessin animé en produit informa-
tique ». Ce produit connaît un
important succès commercial
chez les enfants.
Il traduit aussi, en lien avec la
perestroïka, une nouvelle don-
née du jeu vidéo : non plus orien-
ter les esprits, mais gagner de
l’argent. « Les unités de pro-
duction étatiques devaient, pour
la première fois, penser en ter-
mes de bénéfices. La sortie de
Nu, pogodi! s’inscrit dans ce
cadre », confirme Dana Plank-
Blasko, auteure d’une étude inti-
tulée From Russia With Fun !.
Une dizaine d’autres modèles de
jeux suivront.
Les dernières années du régime
soviétique voient par ailleurs
débarquer quelques purs jeux
vidéo fantaisistes, en l’occurrence
des adaptations de contes popu-
laires pour enfants. C’est le cas
des très tardifs Snezhnaya Koro-
leva (La Reine des neiges, d’après
Hans Christian Andersen) et de
Konek Gorbunok (Le Petit Cheval
bossu, de Piotr Erchov), sortis vers
- Ce sont les plus impression-
nants, mais aussi les plus chers et
les moins répandus.
MADELEINE DE PROUST
Avec l’effondrement du bloc
soviétique, en 1991, les Russes
découvrent enfin les jeux vidéo
occidentaux. Ils constatent alors
le fossé qui les sépare des jeux
communistes. « Les graphismes
étaient vraiment horribles et leur
design général en retard de plu-
sieurs années sur le Japon. Mais
j’en garde une forme de nostal-
gie », retient Sergueï Servianov,
programmeur chez 1C.
Cette nostalgie s’inscrit dans
un cadre plus large, celui d’une
tendresse générationnelle pour
les années Gorbatchev, avant le
chaos qui suivit. Viktor Zuev,
aujourd’hui blogueur et commu-
nicant pour la boîte de jeux vi-
déo 1C, évoque le traumatisme
des tanks dans Moscou, en 1993,
alors qu’il n’avait qu’une dizaine
d’années. Finalement, pour
beaucoup, peu importent les
raisons qui ont présidé à la fabri-
cation de ces jeux. Ce sont des
capsules temporelles dans les-
quelles survivent les souvenirs,
forcément attendris, de leur en-
fance soviétique.p
william audureau
Prochain article Avec la Stasi,
le jeu du chat et de la souris
BRUNO MANGYOKU
En Union soviétique,
les étranges machines
de jeu du pouvoir
LE BLOC DE L’EST À FOND LES MANET TES 1 | 6
En 1974, l’URSS se lance dans la fabrication
de bornes de jeux vidéo. Dans la population,
ces productions atypiques suscitent
un mélange de méfiance et de sympathie
« L’ANNÉE 1983
EST MARQUÉE PAR
UNE RÉSURGENCE
DE LA GUERRE FROIDE.
CES JEUX RENVOIENT
À CE QUE L’URSS VOULAIT
MONTRER D’ELLE-MÊME
ET DE SA PUISSANCE »
KRISTIAN FEIGELSON
sociologue du cinéma et de la
télévision soviétiques
L’ÉTÉ DES SÉRIES