Libération Samedi3 e t Dimanche4 Août 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u IX
chiens et des Russes. Il se tue bêtement d’une
chute de cheval près de sa propriété.Aurore
sera élevée non par sa mère, jugée trop com-
mune et volage, mais par sa grand-mère,
femme de tête et de culture, qui règne sur les
terres de Nohant, petit château du Berry en-
touré d’une campagne aux mille sortilèges.
Succès de métronome
La comtesse de Ségur loue à cette époque les
petites filles modèles. Aurore Dupin est à l’op-
posé, petite fille rebelle. Elle court les bois et
les champs en compagnie des gamins des en-
virons, fils de paysans avec qui elle est de
plain-pied, habillée comme eux, attrapant les
alouettes avec une ficelle, trayant les vaches
dans le dos des fermiers pour boire leur lait,
roulant sur les meules de foin et écoutant des
histoires horrifiques au milieu des clairières
ombragées. De là lui
viennent –elle le dit
elle-même– sa pas-
sion pour le monde
paysan, son im-
mense respect pour
le peuple agricole,
son amour de l’éga-
lité, enfin, nourri
dans cette enfance
libre et champêtre.
Comme elle est trop
diable, sa grand-
mère la place au
couvent où elle est
saisie d’une crise de
mysticisme, puis
elle revient à No-
hant où elle se terre
dans la bibliothèque, lisant avec fureur tout
ce qui lui tombe sous les yeux, Cha-
teaubriand et Rousseau, ses grands maîtres,
mais aussi les anciens et les classiques, les
manuels d’agriculture ou les traités d’astro-
nomie. Elle se marie à 18 ans avec le baron
Dudevant, avec qui les liens se distendent
vite. A 25 ans, elle a deux enfants et une for-
tune coquette transmise par sa grand-mère.
Libre, passionnée, férue de lectures, elle veut
écrire. Amoureuse d’un homme plus jeune,
Jules Sandeau, journaliste et écrivain débu-
tant, elle monte à Paris et compose avec lui,
sans apparaître, un premier roman. C’est le
miracle. Aurore Dupin, encore anonyme,
éduquée par à-coups, autodidacte à bien des
égards, possède une voix, un style, une ma-
nière, dans le genre romantique qui plaît au
public. Le premier livre est un succès. Pour
le deuxième, Jules Sandeau, amant loyal,
s’efface volontiers devant le talent de sa
compagne. Aurore veut un pseudonyme
masculin. Ce sera donc George Sand, qui pu-
blieLélia, euxième roman sentimental,d
plein de périodes pathétiques, de descrip-
tions sensibles et de rebondissements mélo-
dramatiques, à l’ombre de Jean-Jacques et
de l’enchanteur Chateaubriand. George Sand
écrit comme elle respire.«Ça vient», it-elle.d
Il s’ensuit une cinquantaine de romans, tous
des succès, et cinquante autres volumes de
pièces de théâtre, de considérations politi-
ques, de réflexions et de souvenirs, qui la font
reine de la République des lettres.
Elle est d’abord l’égérie du romantisme, fi-
gure adulée et détestée, trèspeople, irait-ond
aujourd’hui, grâce à ses costumes d’homme,
ses cigares, sa fréquentation des théâtres et
des salons, ses liaisons intenses et baroques
avec ses amants de génie, Musset ou Chopin,
ou encore Marie Dorval. Son voyage à Venise
avec Musset reflète les égarements de la pas-
sion. Le couple s’installe au Danieli pour un
séjour des excès. Musset est malade et s’abîme
dans l’alcool. Il court les maisons closes tandis
que George, sans renier son amant, tombe
amoureuse du jeune médecin italien qui le
soigne.
Musset meurt prématurément, comme après
lui Chopin, plus fidèle, logé à Nohant dans le
cercle familial, mais tout à son art et à sa mé-
lancolie. Ces passions tumultueuses contras-
tent avec le succès de métronome que rencon-
trent les romans de George, notamment ses
œuvres champêtres,la Mare au diable uo
la Petite Fadette,oùsaconnaissancedumonde
paysan magnifiée par l’écriture donne ses let-
tres de noblesse au roman rural, complété par
les articles qu’elle donne àla Revue des deux
mondes t à d’autres titres d’une presse ene
plein essor. Avec Balzac, Sue et Dumas, elle est
lafeuilletonistelamieuxpayéedelaplace,lan-
çant à son tour des journaux où se déploient
ses convictions républicaines et sociales.
George Sand devient femme politique en 1848.
Elle s’est fait présenter Pierre Leroux, l’inven-
teur français du socialisme, et prêche sans
trêve pour l’émancipation des classes populai-
res autant que pour celle de la femme. Elle ap-
plaudit la révolution de février 1848, devient
la plume du gouvernement provisoire, mais
condamne les excès blanquistes tout en stig-
matisant la répression de Cavaignac, comme
elle le fera pour la Commune, qu’elle réprouve
tout en dénonçant les fusillades de la«se-
maine sanglante». eut-être en souvenir deP
son père, elle entretient des rapports distants
mais compréhensifs avec Napoléon III, en op-
posante républicaine qui espère voir l’Empire
s’amender.
«On songera d’après ses idées»
A la chute de l’empereur, elle est la bonne
mère du parti républicain dont Hugo est le
grand-père, quoi qu’occupée de son œuvre
théâtrale qui lui permet de surmonter ses re-
vers de fortune. Elle est devenue la «dame de
Nohant» qu’on visite en pèlerinage, amie de
Flaubert, de Dumas, de Louis Blanc ou de Mi-
chelet, ennemie de Maupassant ou des Gon-
court, soutenue par son compagnon plus
jeune qu’elle, le graveur Alexandre Manceau,
qui est son amant, son régisseur et son homme
à tout faire. En mai 1876, frappée d’un mal in-
testinal, elle écrit une dernière lettre:«J’ai fait
mon temps et ne m’attriste d’aucune éventua-
lité.» lle s’éteint au milieu des siens et de sonE
Berry éternel. L’Europe entière lui rend hom-
mage. Flaubert trouve les mots les plus forts:
«Dans plusieurs siècles, des cœurs pareils aux
nôtres palpiteront par le sien! On lira ses livres,
c’est-à-dire qu’on songera d’après ses idées.»
Flaubert se trompe sur un point: Sand sera en
partie oubliée pour ses œuvres, célébrée pour
sa vie, éclipsée par les réalistes, Zola, Maupas-
sant et les autres, révérée pour ses œuvres ru-
rales, négligée pour les autres. Flaubert en-
core, trèsgender fluid: Il fallait la connaître«
comme je l’ai connue pour savoir tout ce qu’il
y avait de féminin dans ce grand homme.»•
LE WEEK-END PROCHAIN OUISE MICHELL
«Dans ce siècle qui
a pour lui d’achever
la Révolution française
et de commencer
la révolution humaine,
l’égalité des sexes faisant
parti de l’égalité des
hommes, une grande
femme était nécessaire.»
Victor Hugoaux obsèques de George
Sand, le 10 juin 1876
Outre Sand, on reconnaît Dumas, Hugo, Paganini et Rossini.BRIDGEMAN. LEEMAGE