Libération - 03.08.2019

(Axel Boer) #1

Libération Samedi3 e t Dimanche4 Août 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u XIII


SUMMER OF FREEDOM /SUMMER OF LOVERS / ÉTÉ


KLAUS DINGER, TEUTON ROCKEUR


Le documentaire
de Jacob Frössén
raconte une légende
rock qui s’est fait oublier.
Il a pourtant inspiré
Iggy Pop et David Bowie.

D


ébut des années 80 dans
les rues de Düsseldorf, un
grand échalas à vélo s’ar-
rête de temps en temps
pour tracer à la bombe sur l’asphalte
des cœurs transpercés d’une flèche.
Il porte un long manteau noir et une
visière en plastique qui maintient
une plume verte dressée telle une
antenne dérisoire. Car cet homme,
qui se fait engueuler par les pas-
sants, n’émet ni ne reçoit plus rien
depuis longtemps. Il s’agit pourtant
d’une légende du rock allemand,
membre originel d’une version pri-
mitive de Kraftwerk et surtout bat-
teur sauvage du duo Neu! qui a ins-
piré plusieurs générations de
musiciens biberonnés aux Teutons
frondeurs des seventies.

Dans ce documentaire consacré à
Klaus Dinger (Aux avant-postes de
la techno, itre trompeur, il n’y estt
jamais question de techno), on
croise ainsi Iggy Pop, Bobby Gilles-
pie de Primal Scream, Stephen Mor-
ris de Joy Division/New Order ou
encore la batteuse d’Electralane,
Emma Gaze, qui témoignent des
tressaillements que leur procure
toujours la frappe «motorik», puis-
sante et hypnotique, de cet homme
à vif. Iggy, rigolard, met ça sur le
compte«du liquide rachidien ger-
manique. Ils n’ont pas la même co-
lonne vertébrale que nous», mais la
vérité est moins médicale.

Pulsations. éparé à la fin des an-S
nées 60 d’une fiancée suédoise qu’il
vénérait – mais dont le père ne
voyait pas d’un œil affable ce jeune
hippie en tunique – Dinger aurait
calmé sa frustration sur ses futs, al-
lant sur scène jusqu’à se meurtrir les
doigts sur les cymbales tout en con-
tinuant, sanguinolent, à taper
comme un sourd.

Le documentaire fait étrangement
l’impasse sur les débuts avec Flo-
rian Schneider et Ralf Hütter de
Kraftwerk, où Dinger rencontrera le
guitariste Michael Rother avec le-
quel il fera sécession pour fonder
Neu! à l’aube des années 70. Le
calme et contemplatif Rother, qui
déclare dans le film ne s’être jamais
lié d’amitié avec son binôme, fera le
complément parfait d’un duo dont
la réussite est due précisément à la
collusion de guitares coloristes et
volatiles avec des rythmiques in-
dustrielles invariablement grises et
tendues, collant au bitume d’une
route sans fin.
Dans une interview audio de 1998,
qui sert de fil rouge à un film parfois
décousu, Klaus Dinger apparaît
humble et un peu résigné, revenant
sur la séparation de Neu! avec fran-
chise:«J’étais souvent sous l’emprise
de substances et[Rother]jamais.
J’étais toujours celui qui avait l’air
fou, mais je ne crois pas vraiment
l’être. On peut me qualifier de ro-
mantique, ce qui peut être de la folie

dans un certain contexte.» ommeC
si, le cœur éternellement blessé par
sa rupture, Dinger avait maintenu
le muscle à flot en lui imposant via
son instrument ces pulsations roi-
des et rêches, jouant à l’infini de
peur que la machine ne s’arrête ou
ne déraille. On a toujours tendance
à voir la génération des groupes du
«krautrock» (Can, Faust, Tangerine
Dream et consorts) comme une su-
per galerie de cerveaux en sur-
chauffe, mais il y avait aussi dans le
lot des types qui, en d’autres lieux
et sur d’autres voies, auraient pu
chanter l’amour fou sur des guitares
en bois tendre. Dinger fait sans
doute partie de ces contrariés.

Paysages nocturnes. vec lesA
albumsNeu!etNeu!2, roduits parp
le gourou du son allemand de l’épo-
que Conny Plank, il a associé son
nom à une musique, majoritaire-
ment instrumentale, de paysages
nocturnes qui filent à toute allure
sous les éclairages urbains (effet vi-
suel abondamment utilisé dans le

film) et donc à une certaine imper-
méabilité aux sentiments, sinon à
la solitude. Bowie, qui a aspiré toute
la moelle de cette musique pour en
nourrir ses albums «berlinois»(Low,
Heroes...), avait pourtant combiens
elle débordait d’une rage qui n’avait
rien de punk, mais découlait d’un
puissant désir de trouver une place
dans le monde.
Le documentaire passe comme une
flèche sur La Düsseldorf, le groupe
(assez dispensable il est vrai) fondé
par Klaus Dinger après la fin de
Neu! en 1975. On sait tout, en revan-
che, du programme de défonce
d’Iggy Pop lorsqu’il était à Berlin,
les nombreux hors sujets des inter-
views faisant perdre fâcheusement
de vue, par moments, le sujet cen-
tral du film. Mais peut-être est-ce
une façon polie de montrer à quel
point Dinger demeure écrasé par
l’ombre de ceux qui lui doivent tant.
Il est mort en mars 2008 aux Pays-
Bas à 61 ans. Son cœur s’est arrêté.
Il avait beaucoup servi.
CHRISTOPHE CONTE

Klaus Dinger,
au début des années 70.
PHOTO DIETER EIKELPOTH

A VOIR SUR ARTE
Passez un bel été sur Arte
avecLibération.

nCe dimanche à 23 h 40
Klaus Dinger – Aux avant-postes
de la techno e Jacob Frössén.d
Disponible en replay
usqu’au 2 septembre.j
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