Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

Beaux Arts I 95


main, cette expression de marbre peut-être, ou bien ce
regard figé, cette peau tendue, ces traits tirés, cette mine
stupide au point d’en devenir inquiétante. De fait, les
modèles sont des personnes depuis longtemps disparues,
dont la police a vieilli et reconstitué numériquement le
visage en partant de photos de famille.
Autrement dit, il n’y a, derrière ses portraits, nul être de
chair et d’os. À moins que si, allez savoir. Il y a un gouffre
creusé par le temps écoulé et l’invisibilité, qu’ont essayé
de colmater la technologie, les souvenirs des proches,
peut-être. La peinture de Tuymans vient livrer un verdict
mi-figue mi-raisin : les visages ne sont ni noirs ni blancs,
ils sont gris. Baignant dans une lueur aussi irréelle et pâle
que leur peau, ils ont cette teinte morbide des êtres qui
agonisent sans rien vouloir céder à la mort. Déroutant
puisqu’effrayant : la source, encore une fois, n’est qu’un
portrait hypothétique.
Tuymans n’aime rien tant que jouer faux. Il dit qu’il
cherche à faire des «faux authentiques et donner cette
impression que les toiles, au vu de leur facture, fanée et
passée, pourraient avoir été faites il y a trente ans». Mais
la dissonance dans sa peinture ne se limite pas à cela.
Prenez la toile Twenty Seventeen [ill. ci-contre], qui fait
office d’affiche pour son exposition à Venise. C’est le visage
d’une femme, bouche bée, les yeux écarquillés, pétrifiée
par la peur. Sauf que ces traits et cette expression tragiques
ne sont jamais déformés et sublimés que par la projection
vidéo d’un visage sur un ballon de baudruche à l’occasion
de la promotion d’une série télé brésilienne. L’image
source est donc triviale, le visage, un artefact. N’empêche,
Tuymans vient figer l’instant et, d’un pinceau glaçant et
silencieux, transformer, ironiquement, cette innocente
figurine publicitaire en figure quasi mythologique. n


80 tableaux livrés à eux-mêmes
Alors que Luc Tuymans a l’habitude d’encadrer nettement ses expositions entre les rets d’une histoire
bien ficelée, nourrie par des toiles se rapportant toutes au même sujet (par exemple, la décolonisation
du Congo belge à la biennale de Venise en 2001), «La Pelle» («la Peau») laisse les tableaux se perdre
sous les ors du Palazzo Grassi, sans les tenir en laisse, sans esquisser la moindre tentative de les grouper
par quelque biais raisonnable que ce soit. Pas question de suivre un ordre chronologique (il y aurait
pourtant de quoi en remontant le fil à partir d’un tableau présenté là et peint en 1986), pas question
non plus d’inscrire au mur le moindre texte explicatif, ou bien d’assigner à chaque salle sa thématique,
voire un genre (nature morte, paysage ou portrait, le Belge les a tous traités). Les 80 tableaux réunis
sont ainsi livrés à eux-mêmes. Il s’agit pour l’artiste de montrer ce qu’ils ont dans le ventre, sous la peau.
Ou, comme il dit, d’offrir une «expérience picturale». La peinture sans rien sur la peau.

«Luc Tuymans – La Pelle»
jusqu’au 6 janvier
Palazzo Grassi
Campo San Samuele 3231
Venise • +39 041 2001 057
http://www.palazzograssi.it
Catalogue sous la dir.
de Caroline Bourgeois
éd. Marsilio • 224 p. • 45 €

Twenty Seventeen
Ce visage à l’effroi muet a pour
source étrange une image projetée
sur un ballon de baudruche
publicitaire. L’image et son double
déformé, encore, vue au prisme
de la peinture, qui ajoute
une marge d’erreur.
2017, huile sur toile, 94,7 x 62,7 cm.
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