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Le dossier Avec le biomimétisme, le vivAnt inspire lA science
osseuse ni musculaire ? Les scientifiques ne l’expliquent pas »,
dit-il. Mais s’ils parvenaient à isoler les molécules à l’origine
de ces aptitudes hors du commun, leurs résultats pour-
raient être décisifs pour soigner les personnes âgées — la
moitié de la population mondiale souffre d’ostéoporose, no-
tamment les femmes — comme les astronautes, atteints
d’atrophie musculaire après avoir vécu en apesanteur. Ou
encore pour mieux comprendre l’obésité, les maladies car-
diovasculaires, et même la maladie d’Alzheimer — les
connexions neuronales de l’ours diminuent pendant son hi-
bernation, sans séquelles, et se rétablissent à son réveil...
L’ours a donc bien quelque chose à nous dire. Comme
les plus de dix millions d’espèces vivantes, animales ou vé-
gétales qui peuplent la planète, engendrées par 3,8 mil-
liards d’années d’évolution. Car la nature, insatiable créa-
trice, est un laboratoire d’expérimentation qui ne cesse,
depuis l’apparition de la vie sur Terre, d’améliorer ses spé-
cimens, les adaptant, les modifiant, les rendant plus perfor-
mants, plus résistants. De ce processus évolutif, ou « sélec-
tion naturelle », est né ce qu’on appelle aujourd’hui la
biodiversité. « Une merveilleuse boîte à outils, poursuit Rémy
Marion, chimiste de formation. En comprendre les ressorts
et les fonctionnements moléculaires ou physiologiques va
nous permettre, par les débouchés technologiques et médi-
caux qui en découleront, de mieux durer sur cette planète. »
A supposer que l’on arrête d’abord de la détruire. « Réap-
prenons à regarder la nature, car tout ce qui s’y passe est prodi-
gieux! » s’exclame le biologiste Gilles Bœuf, ex-président du
Muséum national d’histoire naturelle de Paris, aujourd’hui à
la tête du conseil scientifique de l’Agence française pour la
biodiversité. « Et plutôt que de tout casser et de tout exploiter
inspirons-nous de ses règles fondamentales : le vivant recourt à
très peu d’énergie et ne gaspille pas ; il ne maximise pas, il opti-
mise ; il n’invente jamais de nouvelles substances qu’il ne saurait
ensuite dégrader ; lorsqu’il innove, il le fait pour tous, et non
uniquement pour les plus forts ou les plus puissants. Un gros ef-
fort d’éducation est à fournir. C’est cela, la véritable écologie. »
« Bio-inspiration » ou « biomimétisme » : ainsi se nomme
cette nouvelle approche résolument humble, où la gratitude
l’emporte sur l’avidité. Une forme de sagesse à la fois écono-
mique, scientifique et technologique à laquelle la biologiste
américaine Janine Benyus donna en 1997 le nom de biomimi-
cry (biomimétisme), dans l’ouvrage traduit sous le titre Bio-
mimétisme, quand la nature inspire des innovations durables
(éd. Rue de l’échiquier, 2011). Tout se passe, y note-t-elle,
comme si « l’Homo industrialis, ayant atteint les limites de ce
que pouvait supporter la nature, entrevoyait sa propre dispari-
tion, en même temps que celle des rhinocéros, des condors, des
lamantins, et autres espèces qu’il entraîne avec lui. Ebranlé par
cette vision, cet homme a — nous avons — soif d’apprendre com-
ment vivre de manière saine et durable sur la Terre. » Albert
Einstein l’avait déjà dit : « Tout ce que vous pouvez imaginer, la
nature l’a déjà créé. » Et, avant lui, Léonard de Vinci, qui mit
au point son « aéronef » en observant le vol des oiseaux :
« Scrute la nature, c’est là qu’est ton futur. » A la lecture de l’ou-
vrage de Janine Benyus, devenu, en vingt ans, la bible de cen-
taines de « biomiméticiens », une conscience planétaire du
génie de la nature, doublée d’admiration voire de vénération,
a émergé. « Et la conviction, écrit encore Benyus, que les inno-
vations qui s’appuient sur elle offrent un moyen de sortir de
l’abîme où nous sommes tombés. » Ce sont l’Allemagne, la
Suisse et les pays scandinaves qui, ces dernières années, se
sont imposés comme leaders dans ce domaine, se dotant de
pôles universitaires interdisciplinaires d’excellence. Le Ja-
pon, le Mexique, le Brésil, Israël, l’Afrique du Sud, ont aussi
avancé leurs pions... tous aidés par l’avancée spectaculaire
et cruciale de notre connaissance du vivant. Et la France?
Dans son laboratoire du pavillon d’anatomie comparée,
au Muséum national d’histoire naturelle — l’un des plus
grands muséums du monde, par la richesse de ses collec-
tions et son dynamisme —, Anick Abourachid a les yeux
certes rivés sur son ordinateur, mais tout autant sur le
vieux mûrier qui pousse dans la cour. Son bureau donne
sur l’épais feuillage de l’arbre, où pigeons et merles vont et
viennent, se posent, s’envolent. La biologiste les observe,
non dans l’idée de permettre à l’humain de voler un jour
comme eux, mais pour percer les secrets de leur excep-
tionnelle stabilité. « Nous devons être trois ou quatre, dans le
monde, à étudier le fonctionnement de leur morphologie. On
croit connaître les oiseaux, mais en réalité on ne sait rien
d’eux. Tous ne volent pas, mais tous marchent : ce sont avant
tout des bipèdes, comme nous. Mais quel talent d’équili-
bristes! note la directrice adjointe de l’unité de recherche
Mécadev (Mécanismes adaptatifs et évolution). C’est qu’ils
marchent sur le bout des doigts. Quant à leur bec, ils font tout
avec, c’est l’équivalent d’une main. Leur cou, avec ses nom-
breuses cervicales, fait office de bras articulé. » Ses re-
cherches trouveront leur application en robotique, secteur
d’avenir où l’on suit ses travaux avec assiduité.
L’océanographe Michel Hignette, qui a collaboré à la su-
perbe exposition « Océan, une plongée insolite », en cours
au Muséum, estime que « les espoirs qu’engendre le biomimé-
tisme sont colossaux en milieu marin — notamment polaire —
alors même que celui-ci nous est encore inconnu. Quantité d’or-
Page précédente :
souple et capable
de saisir des charges
très lourdes,
la trompe de
l’éléphant a inspiré
un bras bionique
à l’entreprise Festo.
Ci-contre :
le SmartBird,
également conçu
par Festo, reproduit
le biodynamisme
et l’agilité de la
mouette argentée. festo.com
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