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ganismes, ignorés de la science, y sont à découvrir. Un véritable
réservoir... si l’on veut bien cesser de le polluer — 200 kilos de dé-
chets plastiques y sont déversés chaque seconde! — et d’en épui-
ser les ressources ». Outre méduses, étoiles de mer, poisson
de l’Antarctique, coquillages et vers marins aux propriétés
extraordinaires (cellules antigel dans le sang, hémoglobine
quarante fois plus chargée en oxygène que celle des hu-
mains, protéine à caractère fluorescent...), de nombreuses
espèces, comme les coraux et les éponges, émettent, pour
se défendre, des molécules actives très puissantes. Si on par-
vient à les synthétiser (les reproduire chimiquement), « elles
vont nous faire gagner beaucoup de temps, assure Michel Hi-
gnette. Cancer du cerveau, mucoviscidose, AVC, toutes les
“anomalies biologiques” qui mènent à des pathologies sont sus-
ceptibles d’être résorbées. Rendez-vous dans quelques années!
Car en la matière, il est permis de rêver. »
Grâce à leurs littoraux, les régions Bretagne et Nouvelle-
Aquitaine sont à la pointe dans le domaine de la recherche
en biomimétisme. Mais c’est à Senlis, dans l’Oise, au nord
de Paris, que le Ceebios, Centre européen d’excellence en
biomimétisme, a vu le jour en 2015. Ce lieu interdiscipli-
naire, où chimistes, physiciens, biologistes, ingénieurs, ar-
chitectes et designers centralisent les travaux de deux cents
équipes de chercheurs sur le territoire, se veut un véritable
phare du biomimétisme en France et en Europe : « Nous
n’avons plus le choix, les dirigeants de notre pays doivent com-
prendre que c’est un enjeu national, souligne sa directrice,
l’ingénieure physico-chimiste et docteure en biologie Kali-
na Raskin. Et les patrons d’entreprise doivent avoir le réflexe
de s’interroger sur le vivant chaque fois qu’ils ont besoin d’une
nouvelle forme, d’un nouveau type de matériau. D’ailleurs, les
choses bougent, et les grandes entreprises, montrées du doigt
pour les dégâts environnementaux qu’elles causent, veulent
être des moteurs de changement. Le Ceebios peut les aider à
créer de nouveaux produits, tous inspirés de la nature, dans
des domaines aussi divers que la cosmétique, l’immobilier, le
bâtiment, l’aéronautique, l’énergie... »
Au-delà de la médecine et de la robotique, les champs
d’application du biomimétisme sont infinis. En matière de
technologie, le TGV japonais, train le plus rapide et le plus
silencieux du monde, est inspiré du bec aiguisé du martin-
pêcheur, qui, lorsqu’il plonge, provoque un minimum de
turbulences, mais aussi du plumage du hibou, lequel lui
permet de n’émettre aucun bruit lorsqu’il chasse. Un nou-
veau type de seringue, venant également du Japon, prend
quant à lui modèle sur la trompe des moustiques, de forme
conique et non cylindrique, pour ne pas provoquer de dou-
leur... Les trouvailles à venir sont plus prometteuses encore,
telles ces pales d’éolienne performantes, qui imitent la na-
geoire des baleines à bosse. Les recherches portent aussi
sur les matériaux, annonçant l’avènement d’une « chimie
durable » : ainsi les toiles de certaines araignées, ultrarésis-
tantes, pourraient-elles offrir une alternative au titane ; la
colle secrétée par les moules pour adhérer aux rochers of-
frirait une excellente alternative aux colles chimiques.
S’inspirer de l’espèce de verre que produisent les éponges
de mer à température ambiante permettrait d’éviter de dé-
penser une énergie folle pour atteindre les plus de 1 000 de-
grés nécessaires à la fabrication de ce matériau. Le champ
des possibles est grand ouvert... pour peu que l’on veuille
bien se reconnecter au vivant.
« Cette reconnexion ne doit pas faire oublier un certain rap-
port émerveillé, et non “utilitariste”, au monde. Je lutte contre
cette idée que la nature servirait juste à nous apporter des solu-
tions. Ce monde où nous vivons est sidérant. Pourquoi faut-il
absolument le mettre en coupe réglée? Donnons aux espèces
qui le peuplent le droit d’exister pour ce qu’elles sont », insiste
cependant l’océanographe François Sarano 2, qui plonge de-
puis des années dans les mers du monde pour étudier les ca-
chalots. « Ces énormes mammifères, capables de plonger en
apnée à des profondeurs abyssales pour se nourrir, restent eux
aussi de parfaits inconnus — d’autant plus qu’ils ont bien failli
disparaître tout à fait, au tournant des années 1980, victimes
de la chasse intensive. C’est en partant à leur rencontre que
nous retrouverons le rapport originel au monde que nous
avons perdu. L’école de la nature est avant tout une école de la
relation à l’autre, une école de paix. » Les chercheurs en bio-
mimétisme perceront-ils un jour le secret du système de
géolocalisation — sorte de sonar d’une finesse inouïe — qui
permet aux cachalots de se situer avec une extrême préci-
sion dans les profondeurs abyssales des grands fonds —
monde de silence et d’obscurité absolue? Cet extraordinaire
outil, développé par eux depuis vingt-cinq millions d’an-
nées, pourrait, par exemple, trouver des applications dans
cet autre « océan » qu’il reste à explorer : l’univers sidéral.
Mais en attendant, c’est bien à nous, et au jour le jour, qu’il
faudrait l’appliquer. Pour nous aider à retrouver des repères,
la perception de nous-mêmes, de notre environnement, des
autres. Dans ce monde où nous nous sommes perdus •
1 Auteur de L’Ours, l’autre de l’homme, éd. Actes Sud, et du
documentaire Fort comme un ours, diffusé en janvier 2019 sur Arte.
2 Auteur du Retour de Moby Dick, éd. Actes Sud,
et du documentaire Le Clan des cachalots, qui sera diffusé
sur Arte cet automne.
À lire
le Vivant
comme modèle,
de Gauthier
Chapelle,
éd. Albin Michel.
Biomimétisme.
il y a du génie
dans la nature,
de Jean-Philippe
Camborde,
éd. Quae.
À Voir
« Biomim’expo »,
4 e édition du
grand rendez-vous
du biomimétisme
le 11 septembre,
Hôtel de Ville,
Paris 4e ;
le 22 octobre,
Cité des sciences
et de l’industrie,
Paris 19e.
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