Les Echos - 30.07.2019

(Sean Pound) #1

08 // IDEES & DEBATS Mardi 30 juillet 2019 Les Echos


ON A VOLÉ LE SCEPTRE DE JUPITER
UNE INTRIGUE POLITIQUE EN 15 ÉPISODES

par Le Baron de S.
Sous ce pseudo se dissimule un familier du pouvoir et de ceux qui l’occupent,
dont l’identité surprendrait et amuserait beaucoup, ô lecteur!
si nous pouvions la révéler...

T


oute La France insoumise était au
branle-bas de combat, réunie dans
ses bureaux de la rue de Dunker-
que, dans le 10e arrondissement
de Paris. Des militants,
cadres du mouvement et compagnons
de route, patientaient dans la grande
salle du bas. La foule était dense,
l’atmosphère flottante. Parmi les
députés, le récemment nommé
coordinateur national de LFI,
Adrien Quatennens, très jeune élu
du Nord à l’ambition aussi grande
que la chevelure était rousse, et dési-
gné par tout le monde comme l’un des
héritiers putatifs de Mélenchon, discu-
tait avec Eric Coquerel, l’ancien chevène-
mentiste devenu multiculturaliste depuis qu’il
était élu de Seine-Saint-Denis. Alexis Corbière,
lui, écoutait d’une oreille distraite ce que sa
femme, la volubile avocate Raquel Garrido, lui
racontait.
Dans un autre coin, Clémentine Autain,
trublion et franc-tireuse, regardait ses
chaussures. Elle n’avait cessé, depuis
l’annonce du ralliement à la candida-
ture de De Villiers, de vitupérer contre
cet arrangement « obscène », tentant
désespérément de réunir autour de
sa personne tout ce que le mouve-
ment comptait de cadres militants
traditionnels de la gauche sur un
mot d’ordre qu’elle avait jugé
génial : « Ni Branco ni facho, pour
une gauche plurielle multicolore
et multifaciale unie dans sa diver-
sité. » Son opération s’était soldée
par un demi-échec, chacun des
putschistes potentiels se refroidis-
sant lorsqu’elle lui proposait de
diriger ce nouveau mouvement.
L’eurodéputé Emmanuel Maurel,
socialiste repenti et sosie de François
Hollande, parlait par texto avec l’éco-
logiste renégat Sergio Coronado, tan-
dis que Manon Aubry, ex-tête de liste
aux européennes, réécrivait depuis vingt
minutes un tweet pour exprimer sa posi-
tion sur la situation politique confuse. Elle
ne cessait d’effacer ses phrases et de recom-
mencer, puis, lassée par l’effort intellectuel
demandé par l’exercice, e lle se décida à lâcher un
laconique « c le bordail ». François Ruffin, le

député-reporter-journaliste-cinéaste-écrivain-
publiciste maniaco-dépressif, restait dans son
coin entouré de ses séides, mélange de garde
prétorienne et de Fatals Picards (le groupe de
rock-pop de gauche des années 2000).
Dans ces grand-messes où triomphait Jean-
Luc, le fondateur du journal satirique « Fakir »
était, lui, a u supplice sur une planche à clous. On
trouvait également, dans un coin, la branche
souverainiste, récemment exclue du mouve-
ment pour déviationnisme, Charlotte Girard,
ancienne coordinatrice du mouvement et f igure

tacite avec Le Pen si dure à digérer, c’était un
passé révolu. Les cartes étaient rebattues.
Edouard Philippe était mort. En rejoignant le
grand capital mondialisé, Macron avait con-
firmé aux yeux de tous ce que LFI disait depuis si
longtemps : La R épublique En marche, donc Phi-
lippe maintenant, c’était la finance internatio-
nale. Pour ce qui est de LFI, personne ne savait ce
qui allait se passer, ce qui avait le don d’énerver
tout le monde. Fidèle à sa nature profonde, le
chantre de la VIe République et de la démocratie
participative était enfermé
seul dans son
bureau, à pren-
dre une

décision
capitale pour
l’avenir de son mou-
vement. En matière de pou-
voir personnel, Mélenchon n e rendait de points à
personne, sinon à ses idoles Castro, Chavez ou
Maduros. Parodiant de Gaulle, il aurait pu dire :
« Est-ce que j ’ai jamais respecté la l iberté e t le plura-
lisme? Pourquoi voulez-vous qu’à soixante-sept
ans je commence une carrière de démocrate? »
Il arriva enfin. Le silence se fit. Il marcha
solennellement vers l’estrade, en fendant la
foule, les yeux levés, l ’air f ermé, l es poings s errés.
Corbière, qui était celui qui le connaissait depuis
le plus longtemps, se retourna vers une des peti-
tes mains chargée d e filmer la réunion : « Fais u n
gros plan coco, tu t’apprêtes à voir du très grand
Jean-Luc. » Le tribun était maintenant au pupi-
tre, accoudé sur celui-ci dans une posture très
mitterrandienne, balayant toute la salle d’un
regard exalté. Il laissa le silence complet s’instal-
ler, savourant intérieurement ce moment de
grâce d’une assemblée entière, littéralement
pendue à ses lèvres.
« Mes amis, mes chers amis, mes camarades, le

grand Jaurès disait : “La patrie est le seul bien de
ceux qui n’en ont pas.” A mon tour, je vous dis : la
politique devrait être la seule passion de ceux qui en
sont exclus. Toute ma vie, j’ai œuvré, je me suis
battu, usé, fatigué, tué à une seule tâche : défendre
les pauvres, les miséreux, porter le lourd bouclier
transmis de génération en génération par les
mémoires des luttes ouvrières depuis les temps
immémoriaux de la révolte des esclaves autour de
Spartacus. Et sur ce chemin long, pentu et aride, j’ai
croisé des femmes et des hommes comme moi, des
têtes de pioche, des irréductibles, des courageux,
ceux qui ne s’en laissent pas compter, ceux qui pen-
sent par eux-mêmes et luttent pour les autres :
VOUS, mes chers amis, mes chers camarades. Oh,
bien sûr, je sais ce que vous vous êtes demandé ces
derniers jours : “Où va-t-il? Que fait-il? N’a-t-il pas
perdu le cap ?” Mais je veux le dire et le redire devant
vous, jamais je ne vous ai abandonnés, jamais je
n’ai perdu de vue, ne serait-ce qu’un instant, notre
idéal d’égalité et de fraternité pour tout le genre
humain. Des choix tactiques ont dû être faits, dictés
par les circonstances, mais le cap était le même. Tel
le marin perdu sur l’océan en furie, j’ai toujours
gardé ma boussole pour vous guider à bon port. Les
vrais voyageurs, “d e leur fatalité, jamais ils ne s'écar-
tent”. Aujourd’hui, la mer a changé de couleur, le
grain Macron est passé, poussé vers les terres
d’Amérique qu’il n’aurait jamais dû quitter. Bon
vent et bon débarras. La politique reprend ses
droits, et moi, je refixe mon cap et reprends ma
boussole. Ciao Macron, ciao les fachos, la gauche est
de retour! Rien n’est jamais bon comme de rentrer
chez soi. J’ai besoin de vous. Mes camarades, une
nouvelle élection présidentielle se dessine à l’hori-
zon. Les vautours anciens déjà se rassemblent pour
grignoter à nouveau le cadavre du peuple. Quoi
qu’il arrive, ça sera ma dernière. Je veux y aller, non
pas pour moi. Si je m’écoutais, cela ferait longtemps
que je serais retourné à ma charrue, tel Cincinna-
tus. Mais p our vous, e t pour ceux pour qui on se bat,
le peuple qui souffre et le peuple qui espère. Dès
aujourd’hui, je vous le dis, toute alliance avec
d’autres que la gauche est caduque. Je p orterai
le flambeau de notre camp pour le mener
dans cette lutte finale à la victoire tant
espérée. Enfin les bourgeons du prin-
temps de la révolution citoyenne pour-
ront éclore et donner de leur parfum
et de leur beauté à ce monde gris.
J’ai dit! Etes-vous avec moi? Etes-
vous avec moi pour renverser
l’ordre injuste, pour renverser
l’ordre inique, pour renverser
l’ordre bourgeois? »
Il hurla : « Etes-vous avec
moi? »
Tous applaudissaient,
pleuraient, criaient, avaient
la chair de poule. L’extase
était collective, le frisson
général. En un discours, un
seul discours, il avait fait taire
les différences, retourné les
opposants, décidé les indécis,
bref, gagné son pari.
Les erreurs étaient pardon-
nées, les soupçons levés. Ruffin,
dans son coin, était plongé au plus
profond de sa neurasthénie cyclo-
thymique par ce talent qu’il savait ne
pas avoir. Il quitta discrètement la salle.
Seul Branco restait impavide. D’une voix
amplifiée par la colère, il hurla d’un coup
« JEAN-LUUUC », arrêtant le délire collectif
dans la salle. Il reprit la parole, une fois son effet
assuré, pour asséner avec un ton quasi chirurgi-
cal ses quatre vérités :
« Tu n’ignores pas que, déjà, notre camp s’est en
partie rassemblé autour de moi. La gauche, c’est
nous. Et nous ne sommes ni à vendre ni à acheter.
La gloire du chef et l’aventure personnelle, ça sera
sans nous. Merci!


  • Ah Juan, tu n’as pas retenu les leçons de l’his-
    toire, le héla alors Mélenchon, la division à gau-
    che, c’est le tapis déroulé par les fascistes. Je veux
    représenter la gauche, toute la gauche, c’est pour
    cela que je dis devant tous, aujourd’hui, quelle que
    soit la nature de son soutien, si je suis élu demain,
    je forme le vœu de nommer comme président de
    l’Assemblée constituante et futur chef de l’Etat
    Juan Branco, l’avenir du pays. »
    Juan fut bouleversé aux larmes. Il pianota sur
    son téléphone, puis releva la tête, un grand sou-
    rire aux lèvres, cependant que la foule lisait le
    tweet qu’il venait de poster : « Au camp rassem-
    blé contre l’inane oligokleptocratie par la volonté
    corporalle d es foules d evenues peuple, je d is : Jean-
    Luc, avec toi, pour nous. »
    Mélenchon allait donc être le candidat unique
    de la gauche de la gauche.n


Un Mélenche explosif


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Les erreurs étaient
pardonnées,
les soupçons levés.

Ruffin, dans son coin, était
plongé au plus profond de sa
neurasthénie cyclothymique
par ce talent qu’il savait ne
pas avoir. Il quitta
discrètement la salle.

6
Demain : Flanbismuth se rebiffe

J.-L. Mélenchon, M. Le Pen et N. Dupont-Aignan font alliance pour


renverser E. Macron, et le général de Villiers accepte de porter leurs


couleurs. Marion Maréchal, soutenue par une large fraction de la droite


du Rassemblement national, se lance dans la présidentielle. Juan


Branco rassemble la gauche de la gauche. Soudainement, E. Macron


renonce à se représenter pour prendre la présidence de la société


née de la fusion de Google et Facebook.


Illustration

M

arion Moulin

pour « Les Echos ». Photo Shutterstock

morale hautement respectée, protégeant de sa
présence l es François Coq, D jordje Kuzmanovic
et le traître Kotarac des insultes et des
indignations. On se conten-
tait p our le moment de les
ignorer, feignant de ne
pas s’intéresser à leur
présence à cette
réunion. En revan-
che, le groupe
d’élus et de mili-

tants ne
cessaient de
jeter des regards
courroucés vers l’arrière
de la salle, où se tenait droit
comme un I, Juan Branco, en perfecto de cuir
noir et lunettes de soleil Wayfarer.
Quand il avait reçu le texto de Mélenchon lui
demandant de venir, il n’avait pu s’empêcher de
rire intérieurement en savourant son triomphe.
Aude Lancelin s’était empressée de lui deman-
der une capture d’écran du message pour la dif-
fuser massivement sur les réseaux sociaux, et
montrer que leur camp ne se livrait pas aux infâ-
mes compromissions. Branco avait refusé,
l’avait congédiée d’un geste sec et expéditif. Il
avait répondu positivement à Jean-Luc. Lance-
lin n’avait pas compris, mais rien ne faisait
jamais plus plaisir à Branco que d’être brossé
dans le sens du poil. Et se faire supplier par un
homme que, malgré tout, il estimait pour sa cul-
ture, ses qualités de tribun et sa vision, l’empor-
tait narcissiquement sur toutes les précautions
politiques. Il était donc là, à attendre ce qui allait
advenir. L’annonce du retrait de Macron avait
été une déflagration. La couleuvre de l’alliance
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