GEO Histoire : Dans votre dernier
livre, Urbs, vous abordez la «pre-
mière Rome», celle de la royauté
et de la République. Pourquoi
mettre l’accent sur cette période?
Alexandre Grandazzi : J’ai tenté
d’expliquer comment une simple
bourgade était devenue la cité la
plus peuplée et la plus fastueuse
du monde antique. Mais pour
comprendre cette évolution, il
fallait réaliser une «biographie»
dont Rome serait le personnage
principal, un «personnage collec
tif» dont il fallait raconter la ges
tation puis la naissance. Je voulais
aussi présenter au grand public
les extraordinaires découvertes
archéologiques qui, ces trente
dernières années, ont apporté des
éléments nouveaux sur tout ce
qui précède la création de la cité,
et qui nous éclairent sur la «civili
sation latiale» dans laquelle Rome
est apparue. Dans une biographie,
il est nécessaire d’évoquer les pa
rents, les ancêtres, qui s’apparen
tent ici aux Grecs, aux Etrusques,
aux Phéniciens... Il fallait aussi
évoquer «l’adolescence», c’est
àdire la période royale, notam
ment dans sa seconde partie,
avec l’épanouissement de la mo
narchie romaine : les Tarquins,
Servius Tullius [sixième roi de
Rome, de 578 à 535 av. J.C.]... On
ne peut écrire l’histoire d’un per
sonnage sans négliger son entrée
dans l’existence.
Pourquoi cet agrégat de villages,
qui va devenir le cœur de la
péninsule, a-t-il été construit sur
un site vallonné, si peu propice
à la construction d’une cité?
Ce paradoxe doit contribuer à cal
mer les ardeurs de ceux qui ont
tendance à voir dans la géographie
l’absolue condition de possibilité
de l’Histoire. Prenez l’emplace
ment des grandes villes de la civi
lisation étrusque : le site de Tar
quinia, celui d’Orvieto ou Véies, à
17 kilomètres seulement du Fo
rum romain, avec ses 185 hectares,
sur un plateau bordé de tous les
côtés par des cours d’eau. On com
prend comment, ici, une cité puis
sante s’est développée. Mais
Rome? On dit souvent qu’elle est
la ville des sept collines, mais il
en existe beaucoup plus... Au
jourd’hui encore, on est frappé par
cette ville au relief très contrasté.
On peut comprendre qu’un tel
site ait pu voir s’implanter des
villages morcelés, comme ça
semble être le cas dès le Xe siècle
avant notre ère. Mais l’idée d’une
ville unitaire interpelle.
Comment ces villages ont-ils
alors pu se rassembler dans de
telles conditions?
Un effort collectif a très tôt été né
cessaire pour que ce site prenne
son unité, sans doute grâce à l’im
pulsion d’un pouvoir de type
royal. Avec un fort arrièreplan re
ligieux, parce que c’est la condi
tion du collectif et du politique
dans l’Antiquité... Si ces popula
tions se sont installées de cette
manière, c’est aussi parce qu’elles
voulaient toutes profiter de la
proximité du Tibre qui, aujour
d’hui nous semble un faible cours
d’eau, mais qui pouvait alors être
très puissant et permettait de re
lier le site à la mer.
On remarque aussi qu’à cet em
placement, le fleuve trace une
courbe, un tournant très brusque
vers le sudouest, en raison du tuf
volcanique qu’il rencontre et qui
en a détourné le cours. Au creux
même de ce méandre, l’île Tibé
rine, au pied de laquelle il existait
un gué, permettait aux hommes
et aux troupeaux de passer le
fleuve avant même que n’existe
un pont. Rome s’est donc déve
loppée à l’endroit précis où on
pouvait passer d’une rive à l’autre.
Autre condition favorable : la
présence de marais salants, à
30 kilomètres de là, qui étaient
les plus considérables de toute la
péninsule italique. Or, dans toute
civilisation préindustrielle, et par
ticulièrement de type pastoral,
le sel est essentiel aux humains
comme aux animaux. On peut
alors imaginer le système écono
mique et social qui se met en
place : les bergers descendent
pour faire pâturer l’été leurs ani
maux sur les plaines maritimes
et, en échange, donnent quelques
unes de leurs bêtes contre du sel
avant de repartir dans leurs mon
tagnes de la Sabine, par une voie
qui a pris le nom de la denrée
qu’ils convoient, la Via Salaria.
Il faut souligner que cette voie
est l’une des rares routes an
ciennes à ne pas porter le patro
nyme d’un magistrat comme les
voies Appia, Domitia, Aemilia,
mais qu’elle porte le nom d’une
marchandise. On peut en déduire
qu’elle est antérieure à l’époque
des magistrats, mais aussi à l’épo
que des villes. Une fois qu’elle a
passé le gué du Tibre, la Via
Salaria devient de l’autre côté la
Via Campana, non pas qu’elle con
duise dans la campagne, mais au
Campus Salinarum, c’estàdire
les marais salants. Cette analyse
toponymique révèle un état de
civilisation antérieur à Rome et
qui est sans doute l’une des
causes de la formation de la ville.
«LA GÉOGRAPHIE DU SITE N’ÉTAIT PAS DU TOUT PROPICE
116 GEO HISTOIRE
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