12 |économie & entreprise SAMEDI 15 FÉVRIER 2020
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Internet :
les publicitaires
digèrent mal
la fin des cookies
Sans ces fichiers, les entreprises ne pourront
plus tracer les internautes pour leur envoyer
des annonces ciblées. C’est tout un pan
de leur business qui risque de s’effondrer
au profit des GAFA
P
anique à bord. « Il faut se prépa
rer à un tsunami », « on va dans
le mur »... Telles sont les réac
tions que l’on peut entendre
dans le milieu français de la pu
blicité depuis que, le 14 janvier,
Google a annoncé la suppression d’ici à deux
ans des cookies tiers – qui sont ceux principa
lement utilisés par les annonceurs – sur son
navigateur Chrome, le plus populaire de la
planète avec plus de 60 % de part de marché.
Même si le cookie n’a pas été conçu pour
cela, ce petit bout de code déposé au gré de
votre navigation sur le Web fait, depuis des
années, la fortune des acteurs de la pub. « Il
leur donne des informations sur les internau
tes, notamment leur intérêt pour tel ou tel
produit, peutêtre une intention d’achat », ex
plique JeanBaptiste Rouet, président de la
commission digitale de l’Union des entrepri
ses de conseil et achat média (Udecam).
Grâce à cette technique, les professionnels
ont pu acquérir une connaissance extrême
ment fine des audiences, optimiser leurs
campagnes, en mesurer l’efficacité, et ainsi
mieux monétiser leur savoirfaire. Sans elle,
c’est toute une galaxie d’intermédiaires de la
chaîne publicitaire, qui se trouverait plongée
dans le noir.
Pour les internautes qui aspirent à être
moins tracés lors de leur navigation sur la
Toile, c’est a priori une bonne nouvelle. Mais
pour les entreprises qui vivent des cookies,
c’est une tout autre histoire. Les géants améri
cains, qui se sont imposés comme les leaders
de la publicité digitale (Google et Facebook
s’accaparent aujourd’hui 75 % du marché en
France), pourraient se réserver les meilleures
technologies d’annonce ciblée. Et ainsi don
ner le coup de grâce à leurs concurrents.
D’ailleurs, à peine la firme de Mountain
View (Californie) avaitelle dévoilé ses inten
tions que l’action Criteo dévissait en Bourse :
- 16 % en une seule journée. Une sanction lo
gique, la société s’étant construite sur l’ex
ploitation de ces cookies. Sa technologie per
met à ses clients de faire afficher sur l’écran
de l’internaute une réclame d’un produit
pour lequel il a déjà manifesté de l’intérêt.
La décision du groupe américain a « créé de
l’anxiété » sur les marchés, admet le fonda
teur et président de Criteo, JeanBaptiste Ru
delle. Mais atelle surpris? Avant Chrome,
d’autres navigateurs ont fait la chasse à ces
mouchards : Firefox d’abord puis surtout Sa
fari (Apple) à partir de 2017. La marque à la
pomme avait alors bien senti l’intérêt – en
termes d’image – de défendre la confidentia
lité des données de ses utilisateurs à un mo
ment où de plus en plus de particuliers
s’équipaient de logiciels permettant de blo
quer la publicité et s’insurgeaient contre les
scandales à répétition (Cambridge Analytica,
par exemple). Une posture d’autant plus fa
cile à adopter pour la firme de Cupertino (Ca
lifornie) qu’elle n’est pas du tout présente
dans ce business.
A ce virage stratégique se sont ajoutées des
obligations juridiques plus protectrices pour
les internautes, comme le règlement euro
péen pour la protection des données en Eu
rope (le RGPD, entré en vigueur en mai 2018),
ou son pendant californien le CCPA.
« UN MAL NÉCESSAIRE »
Dès lors, la décision de Google apparaissait
inéluctable. « Peutêtre certains espéraientils
que ça ne se produirait pas si vite, mais cela
correspond à un mouvement de fond, Google
ne pouvait pas résister », estime Michaël Fro
ment, PDG et fondateur de Commanders
Act, une société de marketing numérique.
En outre, ce modèle de ciblage avait com
mencé à atteindre ses limites. « Le cookie est
basé sur le navigateur lié à un appareil. Or
plusieurs personnes peuvent utiliser cet appa
reil et une personne peut en utiliser plu
sieurs », détaille Vincent Chevalier, de la so
ciété en conseil marketing et data Impulse
Analytics. En fait, le cookie est devenu de
moins en moins fiable. « Quelque part, l’ini
tiative de Google est un mal nécessaire », ad
met M. Rouet, de l’Udecam. Mais pas à n’im
porte quel prix.
Pour la myriade de sociétés présentes dans
la pub et le marketing numérique, qui crai
gnent déjà d’être les grands perdants de ce
monde sans traceurs, il s’agit, bien sûr, d’une
bataille économique pour le marché de la
publicité digitale avec 333 milliards de dol
lars en 2019 à l’échelle mondiale (307 mil
liards d’euros), et 385 milliards de dollars at
tendus en 2020. Mais c’est aussi l’affronte
ment de deux conceptions du Web.
D’un côté, il y aurait les platesformes,
qualifiées de « jardins clos » (Google, Face
book, etc.), auxquelles les utilisateurs aban
donnent leurs informations les plus person
nelles (identité, localisation, relations per
sonnelles, etc.) lors de l’inscription, généra
lement avec leur adresse email – le Graal
pour un annonceur. De l’autre, on trouve
rait les défenseurs de l’Open Web, un Inter
net ouvert, où des éditeurs de contenus
(comme les médias) peuvent proposer des
sites en libre accès aux internautes, en
échange d’une exposition à la publicité qui
les finance et d’une captation de données
« pas ultraconfidentielle et individualisée »,
souligne JeanBaptiste Rouet.
Persuadés que ce modèle doit subsister au
risque d’une hégémonie sans partage des
GAFA sur le Net, les acteurs du marché ne
peuvent se résoudre à la suppression de la
publicité ciblée, plus efficace et plus renta
ble. « Il ne faut pas revenir à un monde où la
réclame n’est pas intéressante. La pub, elle est
là pour générer de la croissance pour les en
treprises », plaide JeanLuc Chetrit, directeur
général de l’Union des marques.
La firme californienne assure que son am
bition est de créer un standard de confiden
tialité, que les utilisateurs et les régulateurs
appellent de leurs vœux, sans pour autant
compromettre l’Open Web. A cette fin, il a
lancé dès 2019 une initiative baptisée Google
Sandbox, qui doit permettre aux différentes
parties prenantes de s’accorder sur de nou
velles règles du jeu.
Main tendue ou baiser de la mort? « L’éco
système va travailler avec Google et essayer
de faire en sorte que la solution trouvée ne
POUR
LES INTERNAUTES
QUI ASPIRENT À ÊTRE
MOINS TRACÉS LORS
DE LEUR NAVIGATION
SUR LA TOILE,
C’EST A PRIORI
UNE BONNE NOUVELLE
L’atterrissage en douleur de Criteo, la star française de la pub ciblée
L’entreprise, qui avait bâti sa fortune sur l’exploitation des fichiers pistant les particuliers sur le Web, doit revoir son modèle
P
euton faire confiance aux
GAFA (Google, Amazon,
Facebook, Amazon) pour
laisser de la place à d’autres ac
teurs dans l’univers de la publi
cité digitale? A considérer l’expé
rience du français Criteo, la ré
ponse est non.
En deux ans et demi, le cham
pion du reciblage – qui permet
d’afficher sur l’écran d’un inter
naute de la publicité pour des pro
duits sur lesquels il s’est rensei
gné auparavant – a multiplié les
mésaventures avec les cadors de
la Silicon Valley.
D’abord avec Apple qui, à partir
de 2017, a drastiquement réduit
l’accès des professionnels de la
publicité aux informations de na
vigation des utilisateurs de son
navigateur Safari. Puis avec Face
book qui, en juillet 2018, lui a re
tiré son statut de partenaire privi
légié – décision que l’entreprise a
décidé d’attaquer devant l’Auto
rité de la concurrence. Et voilà
maintenant Google qui s’engage
sur la même voie qu’Apple...
Mais Criteo est aujourd’hui
mieux préparé pour affronter
cette épreuve. Il y a trois ans, le
changement imposé par Apple
« a été extrêmement brutal », « un
électrochoc », se souvient Jean
Baptiste Rudelle, le président et
fondateur de la compagnie. La dé
cision de la firme à la pomme a,
en effet, mis en lumière les fragili
tés du modèle du français, fondé
sur la seule exploitation des coo
kies tiers qui ont longtemps per
mis de traquer discrètement le
comportement en ligne des utili
sateurs (mais dont la présence
doit maintenant être notifiée aux
utilisateurs). Cette dépendance
lui a coûté cher : depuis mai 2017,
le groupe a perdu 75 % de sa va
leur en Bourse... et son statut de li
corne (ces startup valorisées plus
d’un milliard de dollars).
Depuis ce séisme, Criteo fait
évoluer son modèle. « Nous som
mes en pleine transformation »,
assure M. Rudelle, qui explique
que la société « travaille à une mi
gration vers de nouvelles techno
logies [que le cookie tiers] ». No
tamment pour alimenter sa base
de données de plus de deux mil
liards d’internautes, qui lui per
met d’assurer une publicité ciblée
de qualité. A l’en croire, il s’agit
d’un « investissement colossal ».
Un nouveau monde
Même si le reciblage constitue en
core l’essentiel de son chiffre d’af
faires, Criteo a développé, ces der
niers mois, toute une gamme de
nouveaux services. Mais l’effort
tarde à payer. En 2019, le chiffre
d’affaires a reculé de 2 % à 2,6 mil
liards de dollars (2,4 milliards
d’euros) et la direction anticipe
une aggravation de cette ten
dance en 2020 (– 10 %). Le béné
fice net pour l’an passé s’établit à
91 millions de dollars.
Avec ses moyens considérables
(sa trésorerie s’élève à 419 mil
lions de dollars) et son équipe de
700 personnes en recherche et
développement, l’entreprise tri
colore reste cependant un des ac
teurs les mieux armés du secteur
pour affronter ce nouveau
monde sans cookies qui semble
devoir s’imposer. « Dans cet uni
vers, il faut avoir la volonté de se
transformer, et aussi les moyens
de le faire. Or cela demande
aujourd’hui une taille critique
plus importante qu’il y a seule
ment quelques années », constate
JeanBaptiste Rudelle.
Même si la période à venir pro
met d’être mouvementée, M. Ru
delle reste persuadé que les an
nonceurs continueront à faire
confiance à des acteurs indépen
dants, ne seraitce que pour ne pas
être « pieds et poings liés » aux
GAFA. A condition qu’ils possè
dent les armes technologiques et
les finances pour résister.
vincent fagot
V I E E N L I G N E