Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

14 |économie & entreprise SAMEDI 15 FÉVRIER 2020


0123


Bouygues, cible d’une nouvelle


forme de chantage aux rançongiciels


La filiale BTP du groupe français est la victime emblématique d’un


double chantage aux fichiers chiffrés et à la publication de documents


D


eux semaines après la
découverte d’un logi­
ciel malveillant sur les
serveurs de l’entre­
prise Bouygues construction, le
géant du BTP français fait tou­
jours face à d’importantes diffi­
cultés pour remettre en place
toute son infrastructure informa­
tique. « Les équipes travaillent sur
la remise en route ; c’est progressif,
et nous nous concentrons sur ce
sujet et la continuité de l’activité »,
explique­t­on au siège de l’entre­
prise. La remise en fonction totale
prendra du temps : des sources
internes à l’entreprise expliquent
que la priorité reste la messagerie
du groupe, coupée depuis le
30 janvier, et qui était encore inu­
tilisable en milieu de semaine,
contraignant les salariés à utiliser
uniquement les téléphones.
Les rançongiciels sont des pro­
grammes malveillants conçus
pour extorquer une somme aux
particuliers ou aux entreprises
qui en sont victimes. Celui qui a
touché Bouygues, « Maze » (« la­
byrinthe »), appartient à la fa­
mille des « cryptolockers » : ces lo­
giciels chiffrent tous les docu­
ments présents sur la machine, et
demandent le paiement d’une
rançon pour les déchiffrer. Les
chantiers du groupe se poursui­
vent, mais le rançongiciel a forte­
ment ralenti l’activité au siège de
la société, où, comme le veut la
procédure standard en cas d’in­
fection, le réseau a dû être cloi­
sonné pour « nettoyer » les ma­
chines touchées en évitant les ris­
ques de contagion.
Le groupe de pirates qui s’est at­
taqué à Bouygues construction,
qui se fait appeler « Maze Team »,
ne s’est pas contenté de rendre
des documents inaccessibles. Les
pirates affirment avoir égale­

ment copié d’importantes quan­
tités de données sur les serveurs
de l’entreprise, et menacent de les
rendre publiques si la rançon
n’est pas versée – les pirates di­
sent avoir réclamé 10 millions de
dollars (9,2 millions d’euros) au
géant du BTP.
Ce chantage à la publication de
documents est une pratique rela­
tivement nouvelle. Les précéden­
tes grandes vagues de rançongi­
ciels qui ont touché la France,
comme NotPetya ou Wannacry, se
« contentaient » de bloquer les
machines touchées. Le vol de do­
cuments fait planer une menace
bien plus lourde sur les sociétés :
même si elles parviennent à re­
mettre leur réseau informatique
en état et disposent de copies de
sauvegarde, le chantage demeure.
« Nous avions pris des précau­
tions, et avons pu remonter assez
vite les machines sans perte de
données », explique le PDG d’une
PME qui a également fait l’objet
d’un chantage de la part de Maze
Team. La société a choisi, comme
le recommandent les experts et
les forces de l’ordre, de ne pas
payer la rançon demandée, bien
inférieure à celle réclamée à Bou­
ygues, et a déposé plainte. Des do­

cuments administratifs de la so­
ciété ont effectivement été mis en
ligne par les pirates peu après le
refus de payer. Pour Bouygues
construction, les pirates ont af­
firmé au site spécialisé Zataz déte­
nir 200 gigaoctets de données, et
ont mis en ligne deux volumi­
neux dossiers, protégés par un
mot de passe et présentés comme
des documents volés à Bouygues.
« Cette attaque illustre parfaite­
ment une nouvelle tendance dans
les attaques par rançongiciel, qui
sont désormais, pour certaines,
accompagnées de divulgations de
données », note l’Agence natio­
nale de la sécurité des systèmes
d’information (Anssi), chargée
de la protection informatique de
l’Etat et des entreprises sensi­
bles, dans un rapport sur les ran­
çongiciels mis à jour après l’of­
fensive contre Bouygues cons­
truction, durant laquelle l’Anssi
est intervenue pour collecter des
preuves. « Il est probable que de
plus en plus d’attaques soient as­
sorties de divulgations de don­
nées », écrit l’agence.

Bien organisé et méthodique
Des PME, des groupes internatio­
naux comme Bouygues, mais
aussi des sociétés de toutes tailles
au Canada, en Italie ou en Allema­
gne : Maze Team a attaqué des en­
treprises exerçant principale­
ment dans les secteurs du bâti­
ment, des services aux entrepri­
ses et de la santé. Les plus petites
semblent avoir été prises dans un
« filet » automatisé et assez large,
et d’autres, plus grandes, sem­
blent avoir été spécifiquement ci­
blées, d’après les premières cons­
tatations des experts.
La société de sécurité informati­
que Proofpoint, qui a la première
identifié ce groupe sous le nom

de TA2101, a pu reconstituer plu­
sieurs campagnes menées fin
2019 par les mêmes acteurs, de
manière très professionnelle.
En Allemagne, c’est par le biais
de courriels présentés comme
émanant du ministère des finan­
ces que les pirates incitaient les
victimes à ouvrir une pièce jointe
piégée ; aux Etats­Unis, ils imi­
taient des courriels de la Poste ou
du service des impôts. TA2101 a
également utilisé des logiciels dif­
férents selon les pays et les cibles.
Maze n’a vraisemblablement pas
été conçu par le groupe : le logiciel
est proposé « prêt à l’emploi »,
contre le versement d’un « inté­
ressement » : les concepteurs
fournissent gratuitement le logi­
ciel contre un pourcentage des
rançons touchées par les person­
nes qui le déploient.
L’image générale qui se dégage
est donc celle d’un groupe agile
et bien organisé, capable de va­
rier ses méthodes et de s’atta­
quer simultanément à beaucoup
d’entreprises dans plusieurs
pays. D’où viennent les membres
de TA2101? Quelques éléments,
techniques ou dans la manière
dont ils s’expriment, suggèrent
qu’ils pourraient être installés en
Europe de l’Est ou en Russie, sans
qu’il soit possible de le prouver.
De nombreux enquêteurs vont
chercher à le découvrir : en plus
des plaintes déposées par Bou­
ygues et d’autres victimes fran­
çaises, le FBI américain a été saisi
par plusieurs grandes sociétés
américaines, comme la compa­
gnie de câbles sous­marins
Southwire à laquelle les pirates
réclamaient 6 millions de dol­
lars, ou le géant de la sécurité Al­
lied Universal, qui compte
200 000 salariés.
damien leloup

Renault dans le rouge en 2019,


pour la première fois depuis dix ans


Dans un marché mondial morose, le constructeur automobile français a affiché une perte
nette de 141 millions d’euros l’an dernier, mettant un terme à un cycle exceptionnel

L’


année 2019 a été un cal­
vaire pour Renault, et cela
se confirme dans les chif­
fres. Vendredi 14 février, le cons­
tructeur français a publié ses plus
mauvais résultats financiers en
une décennie, affichant en parti­
culier une perte nette part du
groupe de 141 millions d’euros,
très loin des 3,3 milliards de béné­
fices au titre de 2018, et plus loin
encore de son record absolu de
profit, établi il y a seulement
deux ans, en 2017 (5,1 milliards). A
l’ouverture de la Bourse de Paris,
vendredi matin, l’action Renault
perdait plus de 4 %.
Il faut donc remonter à l’année
2009, celle de la grande crise fi­
nancière et automobile, pour re­
trouver trace d’une perte dans les
comptes de la firme au losange.
La dépression était autrement
plus brutale, et le trou de plus de
3 milliards sans commune me­
sure avec les résultats du mo­
ment. Il n’empêche, 2019 met un
terme à un cycle qui avait été ex­
ceptionnel pour Renault.
La finance a bien été le reflet du
monde réel pour le constructeur
français, qui est entré, l’an der­
nier, dans une ère nouvelle, la
première sans Carlos Ghosn, son
ancien patron tout­puissant, ar­
rêté, fin 2018, pour malversations

financières au Japon, pays dont il
s’est évadé, fin 2019, pour se réfu­
gier au Liban. Ce coup de ton­
nerre a non seulement ébranlé
jusque dans ses fondements l’al­
liance de Renault avec ses parte­
naires japonais Nissan et Mitsu­
bishi, mais tous ces bouleverse­
ments se produisent sur fond de
retournement conjoncturel auto­
mobile mondial.

La marge en recul
Pourtant tout n’est pas désespé­
rant dans ces résultats 2 019. Le
chiffre d’affaires est certes en en
recul de 3,3 %, à 55,5 milliards
d’euros, mais cela n’a rien d’anor­
mal dans un marché internatio­
nal en baisse de près de 5 %. La
marge opérationnelle recule
aussi, passant de 6,3 % à 4,8 %,
mais les opérations continuent à
dégager des bénéfices à hauteur
de 2,1 milliards. Après une pé­
riode d’intense consommation
de cash au premier semestre
2019, de l’argent frais a été de nou­
veau généré en fin d’année, le
flux de trésorerie s’élevant à
153 millions d’euros.
Tout ceci est à peu près con­
forme à l’alerte sur résultats du
mois d’octobre 2019, qui avait vu
la directrice générale par intérim,
Clotilde Delbos, revoir à la baisse

les ambitions pour 2019. « Le
Groupe Renault atteint ses objec­
tifs révisés », titre d’ailleurs le
communiqué de presse du jour.
Par ailleurs, une bonne partie de
la perte annoncée – 753 millions
d’euros − est imputable à l’aban­
don d’une créance fiscale, et n’a
donc rien de structurel.
Cependant, le problème le plus
massif et le plus durable pour Re­
nault, c’est la situation de son allié
Nissan, même si le français, de
son côté, a connu quelques ratés
d’exploitation, en particulier
dans le lancement de la Clio V,
crucial pour le modèle économi­
que du groupe. La contribution de
Nissan en 2019 s’est réduite de
1,27 milliard d’euros, et ne s’élève
plus qu’à 242 millions l’an der­
nier, en raison des difficultés du
japonais. Jeudi 13 février, Nissan a

annoncé une chute plus forte que
prévue de ses ventes.
Et le constructeur français, ac­
tionnaire à 43 % de son allié japo­
nais, n’est pas près de revoir de si­
tôt la « rente Nissan », qui avait ac­
compagné ses belles années. Le
partenaire nippon a encore revu
ses perspectives de résultats à la
baisse. Le constructeur japonais a
annoncé qu’il ne verserait pas de
dividendes au titre de cette année
fiscale. Et tout cela, sans même
prendre en compte les effets du
coronavirus sur une entreprise
qui recevait ses rares bonnes nou­
velles de Chine.
Car c’est bien là que le bât blesse.
Si les résultats 2019 sont médio­
cres, les perspectives pour 2020
sont incertaines, et le redresse­
ment pourrait prendre du temps.
Outre le coronavirus et les diffi­
cultés de Nissan, Renault met en
avant le poids que fait peser dans
ses comptes la réglementation
européenne sur le CO 2 , qui est en­
trée en vigueur cette année ainsi
qu’une « forte hausse des amortis­
sements liés aux investissements
pour préparer l’avenir ». L’été du
nouveau directeur général de Re­
nault, Luca de Meo, qui ne pren­
dra son poste qu’en juillet, s’an­
nonce chargé.
éric béziat

Les perspectives
pour 2020 sont
incertaines, et le
redressement
du constructeur
pourrait prendre
du temps

Maze Team
a attaqué des
entreprises
exerçant
principalement
dans le bâtiment,
le service aux
entreprises
et la santé

18,9 %
C’est la croissance du chiffre d’affaires d’Universal Music Group (UMG),
la filiale de Vivendi, en 2019, qui a atteint 7 milliards d’euros. La société
a contribué fortement à la croissance de l’ensemble du groupe
(+ 14,1 %, à 15,9 milliards d’euros). Vivendi a annoncé, jeudi 13 février,
vouloir introduire en Bourse sa filiale d’ici à 2023 au plus tard.
Le groupe a déjà prévu de vendre, d’ici à mi-2020, et pour 3 milliards
d’euros, 10 % d’Universal Music à un consortium mené par le chinois
Tencent. Si ce dernier bénéficie d’une option pour monter à 20 %,
Vivendi cherche toujours à céder jusqu’à 50 % d’UMG. – (AFP)

F I S C A L I T É
Taxation du numérique :
une réforme à
100 milliards de dollars
La réforme de la taxation des
bénéfices des multinationa­
les, en particulier du numé­
rique, proposée par l’Organi­
sation de coopération et de
développement économi­
ques (OCDE) pourrait engen­
drer jusqu’à 4 % de recettes
supplémentaires d’impôt sur
les bénéfices au niveau mon­
dial, selon une analyse dévoi­
lée, jeudi 13 février. Cela
représente « 100 milliards de
dollars [92 milliards d’euros]
par an », une somme qui
« serait globalement homo­
gène pour les économies à
haut, moyen et faible reve­
nus », selon l’organisation
internationale. − (AFP.)

Facebook souhaite
« une réforme fiscale »,
même s’il doit payer
plus d’impôts
Le patron de Facebook se dé­
clare en faveur de la réforme
de la taxation des bénéfices
des multinationales, et ce
même si cela doit conduire
le groupe à « payer plus d’im­
pôts » dans différents pays.
« Nous souhaitons une ré­
forme fiscale et je suis heu­
reux que l’OCDE se penche sur
la question », indique un ex­
trait d’un discours que doit

prononcer Mark Zuckerberg,
samedi 15 février. − (AFP.)

N U M É R I Q U E
Amazon fait suspendre
le mégacontrat
du Pentagone attribué
à Microsoft
Amazon vient de marquer
un point dans la bataille qui
l’oppose à Microsoft pour
continuer à dominer le mar­
ché du cloud (informatique
dématérialisée) : une juge
américaine a accepté, jeudi
13 février, sa requête d’ordon­
ner la suspension d’un méga­
contrat du Pentagone, d’une
valeur de 10 milliards de dol­
lars (9,2 milliards d’euros), at­
tribué à Microsoft, fin octo­
bre 2019. Amazon accuse
Donald Trump d’avoir in­
fluencé la décision du minis­
tère de la défense. − (AFP.)

A G R I C U LT U R E
Bio : en 2018, plus de
surfaces dans le monde,
moins de producteurs
L’agriculture biologique a
progressé de 2,9 % en surface
dans le monde en 2018, indi­
que, jeudi 13 février, la Fédé­
ration internationale des
mouvements d’agriculture
biologique. Cela représentait,
à la fin de l’année 2018,
71,5 millions d’hectares avec
2,8 millions de producteurs
biologiques. − (AFP.)

Fatih Birol et Jean­Bernard Lévy,
même combat : celui du nu­
cléaire. Le directeur exécutif de
l’Agence internationale de l’éner­
gie (AIE) partage avec le PDG
d’EDF la conviction qu’il est im­
possible de parvenir à la neutra­
lité carbone en 2050 sans
l’atome, qui assure en France
75 % de la production d’électricité
(mais 10 % seulement dans le
monde). M. Birol l’a redit récem­
ment en annonçant que les
émissions de CO 2 du secteur
énergétique se sont stabilisées
en 2019, et que « nous avons les
technologies nécessaires » pour
amorcer la décrue.
M. Lévy le confirme, vendredi
14 février, dans un entretien au
Figaro. « Sans nucléaire, il n’y a
aucune chance raisonnable d’arri­
ver à la neutralité carbone », souli­
gne­t­il. Ce n’est pas cette activité


  • cœur de métier d’EDF – qui est
    responsable des bons résultats
    2019, présentés le même jour,
    puisque la production nucléaire a
    reculé. La multiplication par plus
    de quatre du résultat net part du
    groupe (5,2 milliards d’euros) est
    due à des prix de l’électricité plus
    élevés et à la bonne tenue des
    marchés financiers, où ses actifs
    destinés à couvrir le coût du dé­
    mantèlement nucléaire ont été
    bien valorisés.
    L’activité nucléaire est, elle, con­
    valescente, marquée par les dé­
    boires dans la maintenance des
    58 réacteurs français et la cons­
    truction du ruineux EPR de Fla­
    manville (Manche). La perte de
    l’excellence industrielle long­
    temps reconnue à EDF a conduit
    M. Lévy à lancer, fin 2019, un plan


baptisé « Excell ». Et à nommer au
comité exécutif une pointure de
PSA, Alain Tranzer, qui devra le
mettre en œuvre au poste créé de
délégué général à la qualité indus­
trielle et aux compétences.

Victime de l’Etat
L’industrie nucléaire française
n’est pas seulement victime de
ses propres défaillances, mais
aussi de l’Etat, un actionnaire
(83,7 % d’EDF) imprévisible. Passe
pour la décision – antiéconomi­
que – de fermer les réacteurs de
Fessenheim (Haut­Rhin) d’ici à
juin, « deux unités qui fonction­
nent bien », assure M. Lévy. L’in­
quiétude de la filière EDF­Frama­
tome­Orano porte davantage sur
la construction de nouveaux EPR,
qui n’interviendra sans doute pas
au cours du quinquennat. EDF ac­
cumule du retard sur ses princi­
paux concurrents, le russe Rosa­
tom et les chinois CNNC et CGN.
Son patron le dit sans ambages
au gouvernement : « Attendre la
fin du chantier de Flamanville
[en 2022 au plus tôt], c’est pren­
dre le risque que, dans quelques
années, les filières nucléaires
soient le monopole de la Russie et
de la Chine. » M. Birol, qui dirige
une agence chargée de défendre
les intérêts des pays de l’OCDE,
prévient que, sans réveil occiden­
tal, « la Chine sera la première
puissance nucléaire dans cinq
ans ». En Europe, la France ne
peut compter que sur elle­même,
des pays de poids comme l’Alle­
magne refusant que le nucléaire
soit considéré comme une éner­
gie verte éligible aux subven­
tions de Bruxelles.

PERTES & PROFITS|EDF
p a r j e a n m i c h e l b e z a t

Le nucléaire sous la


menace chinoise et russe

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