Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

0123
SAMEDI 15 FÉVRIER 2020 culture| 21


Cérémonie des Césars
à la Salle Pleyel, à Paris,
le 2 mars 2018.
YANN RABANIER/MODDS
POUR « LE MONDE »

tions : celle de président du conseil d’admi­
nistration de l’Association pour le cinéma
(APC) qui régit l’Académie des Césars, et PDG
de l’ECE, devenue filiale de l’association. Des
décennies après l’arrivée de ses grands­pa­
rents arméniens en France, Antranik Geor­
ges Alain Terzian est arrivé là où il voulait
arriver : au sommet du cinéma français.
Né au mois de mai 1949 à Paris, il grandit
entouré de sa grand­mère, de sa tante et de
sa mère, adorée, qui l’élèvent dans un appar­
tement exigu de la rive gauche. Son père,
dont il ne parle jamais, est absent. Profes­
seure des écoles, Anouche, sa maman, le
pousse à l’excellence (lycées Montaigne et
Louis­le­Grand, Sciences Po, Assas) et cultive
son amour de l’Arménie. A la maison
défilent les cousins et amis exilés, avec les­
quels sa grand­mère et sa tante, rescapées du
génocide, évoquent l’exode d’Erzurum à
Paris. Charles Aznavour est un habitué. La fa­
mille fréquente les églises et les maisons de
la culture arméniennes, les enfants rejoi­
gnent les scouts et, l’été, ils séjournent à la
colonie de vacances de Bellefontaine, une
« petite Arménie » dans le Jura.

ENTRISME EN POLITIQUE
« Alain Terzian est atteint de la même maladie
que moi : cette obsession du génocide, cette
bataille contre le négationnisme, cette même
souffrance qui marque les peuples victimes
d’un génocide », souligne Patrick Devedjian,
membre des Républicains et président du
conseil départemental des Hauts­de­Seine.
Longtemps, les deux hommes n’ont fait que
se croiser. Cérémonies officielles, commé­
morations du 24­avril, réunions et dîners du
Comité de coordination des organisations ar­
méniennes françaises (CCAF), l’équivalent du
CRIF pour les Arméniens. A force, cela scelle
les amitiés. Devenu un interlocuteur incon­
tournable de la cause arménienne, il est, de­
puis Jacques Chirac, de tous les voyages prési­
dentiels à Erevan depuis quinze ans.
Partisan de la droite décomplexée, Alain
Terzian n’a hésité ni à signer une tribune en
faveur de Nicolas Sarkozy en 2007 ni à décla­
mer publiquement son enthousiasme pour
la « France forte » au meeting géant de l’an­
cien président de la République, à Villepinte
en 2012 – tout en maintenant ses parties de
tennis avec Dominique de Villepin. Depuis, il
a su naviguer de François Hollande à Emma­
nuel Macron, de Jack Lang à Franck Riester,
des conseillers socialistes à ceux d’En Mar­
che. « Avec les politiques, il est proche de tout
le monde, confirme son ami Philippe Labro,
membre du conseil d’administration de
l’APC. Il a su évoluer. Belle démonstration de
darwinisme. » Cet entrisme en politique lui a
permis pendant les années 2000 de s’affir­
mer comme un excellent lobbyiste au sein
de l’UPF. « Alain Terzian aime la castagne,

mais c’est surtout un négociateur costaud. J’ai
même l’impression qu’il se battait plus pour
l’intérêt général que pour monter ses propres
films, décrit la productrice Margaret
Menegoz. Comme il dit : “La hargne des
Arméniens est éternelle.” »
Un agent influent du milieu souligne le
même trait : « Alain Terzian rappelle toujours
ses origines arméniennes et le caractère bien
trempé des Arméniens. Négocier avec lui est
une horreur. Il est d’une mauvaise foi totale. Il
appartient à une génération en voie d’extinc­
tion. Pour vous convaincre, il ne vous laisse
pas parler. Il est comme un TGV qui vous
passe dessus. Il est d’une mauvaise foi sou­
riante. » Terzian s’est montré combatif, con­
firme la productrice Marie Masmonteil, qui
n’a pas signé la pétition des « 400 » et n’ap­
précie guère le climat actuel : « Il y a une ven­
detta contre lui, et notamment du cinéma
d’auteur, que je trouve un peu injuste. Alain
Terzian a toujours défendu toute la diversité
du cinéma. Et il n’a jamais été de ceux qui di­
sent qu’il y a trop de films, bien au contraire.
Son credo, c’est que pour faire beaucoup d’en­
trées, il faut faire beaucoup de films. »
Joint par téléphone par Le Monde le 17 jan­
vier, quelques jours après le dîner des révéla­
tions, le patron des Césars a tenu à rappeler
ses débuts – par la suite, il refusera, après de
multiples sollicitations, de répondre à nos
questions. « Je suis arrivé dans le cinéma par
deux­trois rencontres, il y a plus de qua­
rante ans », dit­il. Son destin s’est noué dans
une petite salle bondée de la Maison de la
culture arménienne où, à 15 ans, il a écouté,
fasciné, Henri Verneuil parler de cinéma. Ce
jour­là, à la fin de la conférence, le cinéaste,
attendri par l’adolescent, l’invite à visiter les
studios de Boulogne­Billancourt (Hauts­de­
Seine). Le jeune Terzian croise Alain Delon,
Lino Ventura et Jean Gabin.
Dix ans plus tard, après ses études, sa ren­
contre avec Claude Lelouch sera détermi­
nante. C’est auprès du réalisateur oscarisé
qu’il fait ses classes (chauffeur de stars, assis­
tant multitâche...) avant de se lancer lui­
même dans la production. Il y a beaucoup de
nanars (Les Ringards, 1978 ; les Charlots en dé­
lire, 1979 ; Premiers Désirs, 1983), des films
qu’il a plaisir à évoquer, ceux dont Alain De­
lon est la vedette et ceux réalisés par Philippe
de Broca, André Téchiné, Robert Guédiguian,
ou Danièle Thompson. Et puis, en 1993, le suc­
cès qui fera sa fortune : Les Visiteurs.
Quand il prend la présidence de l’Acadé­
mie des Césars, l’obsession d’Alain Terzian
est de trouver de l’argent pour mettre à
l’abri la vitrine du cinéma français. Il se met
au travail, en duo, avec Alain Rocca. Les deux
hommes ne se ressemblent pas : Terzian est
tapageur quand Rocca est discret, l’un négo­
cie, l’autre réfléchit et trouve les solutions. Si
leurs visions du cinéma ne sont pas les

mêmes, le duo fonctionne et, à eux deux, ils
sortent en quelques années les Césars de sa
situation de crise.
Pour remplir les caisses, le tarif des adhé­
sions à l’académie augmente comme le prix
payé par les producteurs pour faire figurer
leurs films dans le coffret des DVD envoyés
aux votants avant la cérémonie. Et l’homme
d’affaires parvient, en 2016, à rembourser to­
talement le crédit contracté auprès des ban­
ques : l’académie peut enfin respirer. Mais
les dépenses augmentent : les Césars
s’ouvrent massivement au sponsoring, orga­
nisant un marathon de dîners et de monda­
nités qui commencent au début du mois de
janvier avec le dîner des Révélations (spon­
sorisé par Chanel) pour s’achever avec le dî­
ner des producteurs (financé par la BNP qui
installe à chaque table un de ses représen­
tants) quelques jours avant la cérémonie of­
ficielle. « C’est une belle visibilité mais tout ça
coûte trop cher », regrette un administrateur.
Les tarifs continuent de flamber : le prix de
l’adhésion est fixé à 90 euros et, désormais,
chaque producteur doit payer 6 600 euros HT
pour figurer dans le fameux coffret. Une
somme considérable pour les films à petit
budget mais aussi pour les sociétés de produc­
tion qui financent parfois cinq ou six films
par an et se retrouvent à verser des dizaines de
milliers d’euros aux Césars. Si les protesta­
tions publiques ont toujours été balayées par
Alain Terzian, elles sont demeurées rares. Eli­
sabeth Tanner, de l’agence d’acteurs Time Art,
rappelle que, durant des années, le milieu du
cinéma a laissé faire Terzian : « Pendant long­
temps, ça ronronnait. Personne ne disait rien.
Mais, aujourd’hui, la situation est différente.
Est­ce qu’il n’est pas temps de sortir l’outil de
son obsolescence afin que l’académie soit en
phase avec la société? », s’interroge celle qui a
inspiré le personnage de l’agente d’acteurs
dans la série Dix pour Cent sur France 2.

LES MÊMES ADMINISTRATEURS
Alain Terzian n’aime pas le changement. De­
puis ses débuts à la tête de l’Académie des
Césars, il est entouré des mêmes administra­
teurs, dont le mandat a été renouvelé une fois
(à l’exception de Charles Berling, qui a été dé­
missionné, sans même en avoir été averti). Ce
sont souvent des proches, presque toujours
âgés : Philippe Labro (83 ans), Danièle
Thompson (78 ans), Robert Guediguian
(66 ans), Margaret Menegoz (78 ans), Gilles Ja­
cob (89 ans) et Tonie Marschall (68 ans)... Le
plus cocasse c’est qu’une partie d’entre eux se
retrouve également au conseil d’administra­
tion d’ECE, la société commerciale détenue
par APC. Réuni deux ou trois fois par an – dé­
sormais à la nouvelle adresse du CNC, boule­
vard Raspail (Paris 14e) –, le conseil a connu
ses propres soubresauts ces derniers temps.
La réalisatrice Tonie Marshall se souvient
d’une réunion : « On s’est regardées, avec Da­
nièle Thompson, et on s’est dit : nous sommes
une assemblée de vieux croûtons. Et l’am­
biance générale est masculine. » La directrice
de la photographie Caroline Champetier a,
elle, haussé le ton, il y a de cela un an, appe­
lant à un rajeunissement de l’assemblée,
dont elle est l’une des plus jeunes membres,
à l’âge de 65 ans. « On est un alibi à une petite
clique de gens qui tiennent le cinéma », af­
firme la « cheffe op » de Leos Carax. Et l’entre­
soi nourrit l’entre­soi. « Beaucoup de gens
n’ont pas envie de venir à l’académie en disant
que c’est une assemblée de bourgeois. C’est de­
venu un machin, comme disait le général de
Gaulle », grince Tonie Marshall. Mais Terzian
n’a jamais voulu bouger.
Souvent les assemblées générales sont
clairsemées, réunissant à peine la moitié des
47 personnalités habilitées à y siéger. Les dis­
cussions tournent autour du choix du maî­
tre (ou de la maîtresse) de la cérémonie, ou
des « remettants » qui viendront donner la
statuette aux lauréat(e)s, autant de décisions
qui appartiennent in fine à Canal+, le pro­
ducteur de la cérémonie. Certains ont fini
par perdre le goût du débat. Car, bien sou­
vent, les jeux sont faits : les statuts de l’aca­
démie permettent en effet aux administra­
teurs (ainsi qu’aux membres du conseil) de
récupérer les pouvoirs des absents sans li­
mite. « Le nombre de pouvoirs dont peut dis­
poser un membre de l’association est illi­
mité », lit­on dans le compte rendu d’une as­
semblée générale du 17 décembre 2015, un
document de neuf pages que Le Monde s’est
procuré. Plusieurs administrateurs l’affir­
ment : il n’était pas rare qu’Alain Terzian ré­
cupère une vingtaine de pouvoirs d’absents,
ce qui lui permettait de faire la pluie et le
beau temps. D’ailleurs, plusieurs membres
du CA n’ont pas le souvenir d’avoir eu l’occa­
sion de voter une seule fois.
Même sur un sujet qui ne fait pas l’unani­
mité comme le contrat avec Canal+ pour la

retransmission de la cérémonie. Des admi­
nistrateurs auraient préféré un partenariat
avec une chaîne du service public. Mais, là
encore, Terzian a eu le dernier mot. Véritable
nerf de la guerre, le montant des droits ver­
sés par la chaîne cryptée à l’académie (le con­
trat vient d’être renouvelé jusqu’en 2022) est
tenu secret. Le président du directoire du
groupe Canal+, Maxime Saada, se contente
d’assurer que « la dotation a augmenté conti­
nuellement ces dernières années », et ce, alors
même que l’audience de la cérémonie ne
cesse de diminuer – elle s’établissait à
1 650 000 téléspectateurs en 2019.
Il est même arrivé que pour écarter une
nomination, le président et son conseil
changent opportunément les règles.
En 2004, Les Invasions barbares, de Denys Ar­
cand, est en bonne place pour remporter
une statuette. « Alain Terzian est le meilleur
défenseur du cinéma français, et il trouvait
que ça n’allait pas du tout, se souvient Marga­
ret Menegoz, membre du conseil d’adminis­
tration. On a changé le règlement pour que le
film césarisable soit made in France et produit
majoritairement en France. »
Dix ans plus tard, en 2014, Alain Terzian ne
s’est pas embarrassé d’un vote pour imposer
son choix à la commission chargée de présé­
lectionner les Révélations, ces jeunes talents
en lice pour le César des meilleurs espoirs fé­
minin et masculin. Un membre de cette
commission raconte : « Il a déboulé au début
d’une réunion et nous a balancé : ajoutez
Louane Emera [César du meilleur espoir fé­
minin pour La Famille Bélier en 2015], elle y
est d’office! Ça nous a coupé la chique. C’est
rageant, parce qu’on fait ça sérieusement, on
regarde les films... Mais c’est dans le règle­
ment : Terzian a le droit d’ajouter des noms à
notre liste. Il gère tout. Ça fait beaucoup pour
un seul homme. » « Il est à la fois autocratique
et excessivement démocratique, décrit Tonie
Marshall. En clair, il va passer un temps fou à
s’assurer que la décision qu’il souhaite impo­
ser est acceptée par les autres. »
A la transparence, Alain Terzian préfère la
gestion clanique. Il ne passe que rarement
dans les bureaux de l’académie, rue de l’Avre,
dans le 15e arrondissement de Paris. Une
ruche entre les mois de janvier et juillet, lors­
que les effectifs de la minuscule équipe
permanente, dont certains salariés sont là
depuis l’ère Toscan, doublent. Ils ont alors un
unique interlocuteur : Samuel Faure qui as­
sure le travail quotidien. Ce quinquagénaire,
qui a commencé comme assistant de Gilles
Jacob avant de s’occuper des partenariats
cannois, bénéficie de la confiance totale et
absolue de Terzian.
Appelé à la rescousse au milieu des années
2010 par Alain Terzian, Samuel Faure
excellera dans le démarchage de nouveaux
sponsors. Devenu incontournable, il a été
nommé trésorier de l’APC et directeur géné­
ral d’ECE. Rendre des comptes et être trans­
parent, ne semble pourtant pas faire partie
de la culture maison, observe Pascal Rogard,
le directeur général de la Société des auteurs
et compositeurs dramatiques (SACD), très
actif sur les réseaux sociaux : « Je m’en suis
ouvert plusieurs fois à Alain Terzian. Je lui ai
demandé d’avoir accès aux comptes de l’aca­
démie. “Tout est sur Internet”, m’a­t­il ré­
pondu. Eh bien non. Je ne vois pas où les
comptes sont visés et où part l’argent. »
Les comptes ne sont en effet pas publiés
sur le site de l’APC. Les membres du CA inter­
rogés par Le Monde ont reconnu ne pas sa­
voir grand­chose des comptes de la filiale
ECE dont l’association est pourtant l’unique
et principale actionnaire. En 2018, deux ans
après avoir remboursé sa dette à la banque
Natixis Coficiné, l’ECE enregistre un chiffre
d’affaires de 1 691 947 euros et un résultat net
de 205 790 euros. La société s’est constitué
une réserve de 644 446 euros. C’est une pe­
tite entreprise florissante, sortie du rouge.
D’ailleurs en 2015, ECE rémunère Alain Ter­
zian, via Alter Films, sa société de produc­
tion. En 2015, il touchait 80 000 euros.
En 2018, Alain Terzian se verse 135 000 euros.
Le trésorier de l’APC, successivement Alain
Rocca puis Samuel Faure, touche
60 000 euros annuels. Si la rémunération du
trésorier est connue des membres de l’asso­
ciation, cela ne semble pas être le cas de celle
d’Alain Terzian. Danièle Thompson, appre­
nant qu’Alain Terzian est rémunéré, est res­
tée incrédule : « Ah... Franchement, au sein de
l’Académie, on est juste une bande de person­
nalités artistiques qui avons participé aux Cé­
sars de manière amicale. Alors, depuis le dé­
but de cette affaire, on est tous un peu aba­
sourdi. J’espère ne pas être abasourdie par
d’autres découvertes... » Ils ont préféré collec­
tivement démissionner.
zineb dryef, clarisse fabre
et laurent telo

« ON S’EST 


REGARDÉES, AVEC 


DANIÈLE THOMPSON, 


ET ON S’EST DIT : 


NOUS SOMMES 


UNE ASSEMBLÉE DE 


VIEUX CROÛTONS. 


ET L’AMBIANCE 


GÉNÉRALE 


EST MASCULINE »
TONIE MARSHALL
réalisatrice
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