Les Echos - 09.03.2020

(Steven Felgate) #1

Flora Genoux
— Correspondante en Argentine


E


n quelques minutes à peine, l’impo-
sante marmite se dévide entière-
ment dans plusieurs dizaines de
gamelles en plastique tendues par les
enfants du quartier. La majorité emporte le
ragoût de spaghettis au poulet à domicile,
où le déjeuner sera partagé par toute la
famille, dans cette zone d’habitations pré-
caires de Lisandro Olmos, à 60 kilomètres
au sud de B uenos Aires. Tôle rouillée, l ames
de bois, bâche en plastique : cela fait deux
ans et demi que cette cantine sociale a été
improvisée par le voisinage. « Il y avait
urgence : on distribue le déjeuner ou le goûter
à 50 enfants et leur foyer. Rien que les deux
dernières semaines, on a vu 10 nouvelles
familles arriver », remarque Alejandra Ara-
gon, responsable de ce « comedor », où le
quotidien des bénéficiaires raconte l’exer-
cice permanent de survie face à une crise
asphyxiante. Cette détérioration sociale ali-
mente l’antienne du gouvernement depuis
l’arrivée d’Alberto Fernández (centre gau-
che) au pouvoir, en décembre dernier : il
faut en finir avec la faim.
Sur les douze derniers mois, l’inflation
frise les 53 %, grevant le budget des foyers et
faisant bondir le taux de pauvreté. En deux
ans, i l est passé de 25 à 35 %. E n 2020, l e pays
devrait connaître sa troisième année de
récession d’affilée. La renégociation de la
dette colossale avec le FMI place les acteurs
économiques dans l’expectative. Le chô-
mage atteint maintenant 10,6 %. Cette
valeur n’intègre pas le marché du travail
informel, qui représente plus d’un tiers de
l’économie et irrigue de nombreux quar-
tiers, comme celui de la cantine d’Alejan-
dra. Ici, les habitants multiplient les « petits
boulots » non déclarés, qui se sont raréfiés
avec la récession.


Le yaourt, un produit de luxe
« Comment on fait? Eh bien, comme on
peut! » s’exclame vivement Silvia, qui a
perdu ses activités d’employée de ménage,
et mange, pour la première fois de sa vie,
dans une cantine sociale. Comme toutes les


mères de famille présentes ce jour-là, elle
détaille comment elle rogne sur chaque
dépense. « La viande, c’est fini, c’est hors de
prix. Les fruits et les légumes, on n’en mange
presque plus. Le lait, c’est devenu impossi-
ble. » Le prix du yaourt a bondi de près de
90 % en un an : il est devenu un produit de
luxe. Silvia et ses voisines espèrent acheter
de nouveau du lait avec les cartes alimen-
taires de 4.000 à 6.000 pesos (60 à 90 euros)
que le nouveau gouvernement promet cha-
que mois aux familles démunies. Face à
l’urgence, les A rgentins les p lus v ulnérables
ont reçu une aide de 2.000 pesos (30 euros)
au mois de décembre. « Ça nous a donné un
peu de respiration pour les fêtes. Le deuxième
bonus promis pour janvier, on ne l’a pas
encore reçu », remarque Carla, vingt-huit
ans. En attendant, ces mères ont remplacé
le lait par l’infusion de maté, la boisson
nationale aux vertus coupe-faim qu’e lles
donnent aussi aux plus petits. « Ils sont au
courant de la situation, ils savent que si, un
jour, on n’a presque rien à manger, il faut
l’accepter. Je leur dis qu’à l’avenir, ça ira
mieux », soupire Carolina, trente-deux ans,
faisant état de l’étonnante résilience de
nombreux Argentins. « De toute façon, ce
sont les enfants d’abord. S’il le faut, nous, les
adultes, on saute un repas », confie cette
mère de trois enfants qui admet son
angoisse quotidienne : l’inflation du prix
des couches. « Elles sont encore passées de
500 à 650 pesos le mois dernier », déplore-t-
elle. « Je vais dans tous les supermarchés du
quartier pour comparer les prix et encore
j’achète la première marque. »
Dans la bicoque abritant la cuisine de la
cantine, Alejandra, la responsable, liste les
stocks, gérés au cordeau. C’est cette trente-
naire au regard alerte qui a lancé la création
du « comedor » dans son quartier. Il a été
intégré comme coopérative au réseau de la
CTEP (Confédération des travailleurs de
l’économie populaire), vaste mouvement
social dont les activités se substituent régu-
lièrement aux fonctions distributives de
l’Etat. « Rien qu’en 2019, 200 cantines ont
ouvert avec notre organisation », avance
Gildo Onorato, porte-parole. « Mais nous,
on ne souhaite pas de subventions : on veut

une économie où les gens s’en sortent en
trouvant un emploi. »

Dans les quartiers populaires,
un écosystème précaire
Alejandra et les travailleurs d u centre, sou-
vent des mères de famille elles-mêmes
bénéficiaires, perçoivent un petit salaire
versé par la confédération, 8.500 pesos,
l’équivalent de 127 euros, soit la moitié du
salaire minimum, laissant entrevoir cet
écosystème précaire qui permet aux quar-
tiers populaires de subsister. « On combat
la faim avec la solidarité », devise Alejan-
dra, dont les acrobaties budgétaires dévoi-
lent le tissu d’aide local en période de crise.
« La s emaine dernière, c haque travailleur du
centre a prélevé 200 pesos (3 euros) de son
salaire pour les mettre dans une cagnotte :
nous avons pu acheter des jus de fruits, une
bonbonne de gaz, des biscuits pour les
enfants et des pastèques », raconte cette
mère célibataire, qui se décrit comme
« une battante ». « Ce n’est pas cette crise qui
va me mettre à terre. » Mais au-delà des tra-
jectoires individuelles, comment, avec des
indicateurs socio-économiques aussi alar-
mants, le pays a-t-il jusqu’alors échappé à
l’explosion sociale? « Il faut comprendre
que l’Argentine est en situation de crise per-
manente : au fil des générations, il y a une
accumulation des expériences, qui permet à
chacun d’apporter des réponses », remar-
que un sociologue qui enseigne à l’univer-
sité nationale de San Martín, Ariel Wilkis.
Si le spectre de la crise de 2001 nourrit les
inquiétudes de nombreux Argentins, cette
nouvelle récession sévit dans un meilleur
contexte social avec une série de minima et
aides qui n’existaient pas il y a vingt ans.
« L’élection présidentielle [de fin 2019,
NDLR] a eu lieu dans ce contexte, permet-
tant de réguler les attentes », relève le cher-
cheur, qui souligne la prégnance de la cul-
ture de la débrouille. « Elle concerne aussi
bien les secteurs populaires que la classe
moyenne. »
Terrasses parsemées de clients sirotant
une limonade, passants flânant sacs de
courses au bras : le quartier branché de
Palermo, à Buenos Aires, laisserait imagi-

l’instar de Romina. « Je fais des stocks de
produits qui se conservent quand je vois des
promos, je traque les prix les plus bas, je fais
mes courses chez les grossistes », égrène
posément la trentenaire. Cette comptable
vit les yeux rivés sur la valeur du dollar :
comme tous les Argentins pouvant épar-
gner, elle le fait en billets verts. « Le dollar est
très installé dans l’espace public, son marché
n’est pas réservé aux experts et cela est ravivé
pendant les crises », remarque Ariel Wilkis,
dont les recherches se sont spécialisées
dans la relation des Argentins avec la devise
américaine. Depuis l’instauration d’une
taxe sur l’échange de devises par le nouveau
gouvernement, Romina s’approvisionne
sur le marché p arallèle, dont le taux e st plus
avantageux. Où conserver le précieux
pécule? « Surtout pas à la banque, je n’ai pas
confiance », s’exclame celle qui travaille
pourtant auprès d’une institution bancaire.
Le souvenir de la crise de 2001, durant
laquelle les épargnants avaient vu une par-
tie de leurs économies fondre sur leur
compte bancaire, plane encore. La compta-
ble t hésaurise chez elle, « dans une
cachette ». « Ma sécurité, c’est l’alarme, les
grilles de la maison et les chiens », déroule
cette habitante de Salta, dans le nord de
l’Argentine.

La tentation de l’émigration
Quelques boutiques plus loin, Gustavo et
Laura poursuivent les achats de vêtements
en promotion pour la rentrée scolaire de
leur fille. Lui et sa femme insistent : « Nous
ne nous plaignons pas, nous n e sommes pas l e
paramètre de l’Argentine qui souffre. » Ce
médecin hospitalier raconte tout de même
comment la crise éclabousse jusqu’à la
classe moyenne supérieure. « Si nous avons
pu maintenir n otre train d e vie a vec des loisirs
et des vacances, c’est parce que j’ai fortement
augmenté mes gardes à l’hôpital et que nous
épargnons moins », observe Gustavo,
quarante-six ans.
Dans ce pays où de nombreux habitants,
petit-fils d’immigrés, possèdent un passe-
port européen, la tentation de l’émigration
a-t-elle affleuré? Les demandes de rensei-
gnements auprès des ambassades italien-
nes et espagnoles ont l égèrement a ugmenté
l’année dernière. Ni ces tendances ni
l’absence de données officielles ne permet-
tent cependant de dessiner une émigration
substantielle des Argentins. « Si j’avais
vingt-cinq ans de moins, je serais parti »,
regrette Carlos, commerçant. « C’est ce que
j’ai fait en 2001. » En attendant, ce quinqua-
génaire fait le dos rond et réduit ses marges
pour ne pas effrayer la clientèle avec des
augmentations de prix trop brusques.
« Cette crise, ce n’est pas ma première, il faut
s’adapter et continuer. Je continuerai peut-
être avec un commerce plus petit. Ou plus
loin. Mais je continuerai. »n

En Argentine, la débrouille


pour survivre à la crise


SOCIAL// Une inflation qui avoisine les 55 %, trois années d’affilée de récession, un taux de pauvreté en hausse.


En attendant des jours meilleurs, la population surmonte, tant bien que mal, les tracas du quotidien.


ner un pays à l’économie robuste. Çà et là, à
quelques encablures, des indices traduisent
pourtant les symptômes de la récession : de
nombreux magasins ont tiré le rideau et les
écriteaux « à louer » émaillent le paysage
urbain aux côtés des « liquidations » et
autres « deux produits pour le prix d’un ».
Face à la contraction du pouvoir d’achat, les
ventes des soldeurs, concentrés dans ces
rues de la capitale, auraient augmenté de
30 % l’année dernière.

Ileana, trente-neuf ans et professeure au
lycée, se contente pourtant de regarder les
vitrines. « Je t ravaille du matin au soir e t je n’y
arrive pas. Mon salaire a été augmenté, c’est
vrai, mais il ne suit pas l’inflation : si on pou-
vait acheter une voiture avant, aujourd’hui,
on achète la roue. » Celle qui échange régu-
lièrement avec des proches installés en
France ne cesse de s’étonner des trésors de
débrouillardise propres à son pays. « Pour
compléter mes fins de mois, j’ai commencé à
revendre des vêtements en ligne. J’ai aussi
investi dans une machine pour faire des
manucures à domicile. » Elle admet ne plus
consommer de fruits secs ni de fromage,
trop onéreux. Elle confectionne désormais
son propre pain, a supprimé les loisirs.
« Epargner, je n’y pense même pas. »
C’est cette classe moyenne qui vit à crédit,
multipliant les paiements échelonnés
« pour gagner du terrain sur l’inflation », à

Cette comptable vit
les yeux rivés sur la valeur
du dollar : comme tous
les Argentins pouvant
épargner, elle le fait
en billets verts.

Depuis l’instauration
d’une taxe sur
l’échange de devises,
elle s’approvisionne
sur le marché parallèle.

Une cantine sociale improvisée, dans une zone d’habitations précaires de Lisandro Olmos, à 60 kilomètres au sud de Buenos Aires. Reportage photo Flora Genoux


14 // Lundi 9 mars 2020 Les Echos


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