Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

16 |france DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020


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Le procès Le Scouarnec se tiendra à huis clos


Face à des parties civiles divisées sur le sujet, la cour d’assises de Saintes a tranché, vendredi


saintes (charente­maritime) ­
envoyée spéciale

A


peine ouvert, le procès
de Joël Le Scouarnec,
ce chirurgien qui com­
paraît pour viols et at­
touchements sexuels sur quatre
mineurs, a fermé ses portes au
public et à la presse devant la cour
d’assises de Saintes, en Charente­
Maritime. Vendredi 13 mars, après
quarante­cinq minutes d’au­
dience, la présidente Isabelle Fa­
chaux a décidé que les débats se
tiendraient à huis clos total : une
mesure qui s’impose, a­t­elle es­
timé, dès lors que certaines plai­
gnantes la demandent.
Le cas de figure posé à la cour
était assez rare, surtout dans le
contexte actuel d’une « libération
de la parole » autour des violen­
ces sexuelles. En effet, les diffé­
rentes parties civiles se sont sè­
chement affrontées à l’audience,
défendant des positions contrai­
res sur la publicité du procès.

D’un côté donc, le droit à faire
entendre publiquement sa voix
devant les assises, réclamé par Jé­
rôme et Laura Loiseau, les parents
de la petite voisine que Joël Le
Scouarnec est accusé d’avoir vio­
lée en avril 2017 à Jonzac. C’est le
témoignage de leur fille, âgée de
6 ans à l’époque, qui avait alors dé­
clenché l’affaire. Depuis, sa fa­
mille l’a baptisée « le héros », celle
« qui a permis d’arrêter le plus
grand pédophile de France ».
De fait, une dizaine d’autres vic­
times ont été découvertes dans
l’entourage du chirurgien, puis, au
fil des investigations, 349 autres
dans la douzaine d’établissements
où le chirurgien a exercé. Or tant
d’abus ont été rendus possible par
trente ans de silence, dénoncent
les parents Loiseau. Dans le milieu
hospitalier d’une part, où certains
avaient pourtant connaissance
d’une première condamnation de
Joël Le Scouarnec pour consulta­
tion de sites pédopornographi­
ques, 4 mois avec sursis en 2005.

Pendant tant d’années, aucune
plainte n’a été déposée non plus
par des proches du chirurgien,
alors que certains enfants avaient
clairement dénoncé « Tonton
Joël ». Face à ces « omertas », les
Loiseau se démènent depuis des
mois pour témoigner, avec une
énergie vibrante. Tous deux ont
eux­mêmes été abusés dans leur
enfance. Quand ils ont eu des ga­
mins, ils s’étaient fait le serment
que « ça » ne leur arriverait pas.

Documents insoutenables
De l’autre côté, deux nièces et une
jeune patiente défendent, elles,
leur droit à une confidentialité
des débats, au nom du respect des
victimes et de leur dignité. Toutes
les trois évoquent les documents
insoutenables où elles figurent et
qui seront nécessairement pro­
duits à l’audience.
Un huis clos partiel aurait pu
être une solution consensuelle,
celle négociée généralement entre
parties civiles avant les audiences.

Elle consiste à entendre derrière
les portes fermées ceux qui le sou­
haitent, le reste des débats étant
public. C’était la position de Fran­
cesca Satta, conseil de la famille
Loiseau, et de plusieurs avocats re­
présentant des associations dé­
fendant l’enfance en danger. Tous
brandissent la nécessaire transpa­
rence de la justice et sa vertu libé­
ratrice : un procès, en partie pu­
blic, permettrait à la fois de mieux
comprendre une dérive criminelle
et d’encourager d’autres victimes
à dénoncer leurs agresseurs.

Mais Delphine Driguez, avocate
de deux nièces, s’accroche devant
la cour pour un huis clos total. Pla­
cer Joël Le Scouarnec sous les pro­
jecteurs « lui procurerait trop de
plaisir, compte tenu de sa person­
nalité particulière », plaide­t­elle,
suivie par Marie Grimaud, avo­
cate de l’association Innocence en
danger, et Vincent Doutreuwe,
conseil de la patiente abusée.
Mathieu Auriol, l’avocat géné­
ral, rajoute qu’un procès sans pu­
blicité permettrait de se mettre à
l’abri des « dérives médiatiques »,
sans préciser lesquelles. Parado­
xalement, Yves Crespin, pour l’as­
sociation l’Enfant bleu, avait usé
du même argument pour récla­
mer l’inverse.
Une fois la décision annoncée
par la présidente de la cour, Jérôme
et Laura Loiseau se sont levés et
ont quitté la salle. « L’omerta conti­
nue », a lâché l’un. « Ils vont faire
leur petit procès en famille. » L’ar­
gument du black­out avait, il faut
dire, pris une autre résonance un

Placer le
chirurgien sous
les projecteurs
« lui procurerait
trop de plaisir »,
estime l’avocate
de deux nièces

peu plus tôt le matin, quand le dé­
fenseur de Joël Le Scouarnec, Thi­
baut Kurzawa, avait pris la parole à
son tour. Lui aussi avait plaidé en
faveur du huis clos total, rejoi­
gnant curieusement la position
des nièces et victimes de son
client : « Il faut arrêter le lynchage
de M. Le Scouarnec et le déchaîne­
ment de haine contre lui. »
Lui, justement. Dans le box, il se
tient immobile, vêtu de sombre,
semblant s’intéresser davantage
aux visages qu’aux mots. Un à un,
il fixe sans ciller ceux qui ont pris
place sur le banc des témoins, un
fils, sa femme, sa sœur. Ils sont
tous là. Certains se sont masqués
derrière un foulard ou un capu­
chon. Joël Le Souarnec, 69 ans, ris­
que vingt ans de prison devant les
assises de Saintes, où la première
phase de l’enquête sera abordée.
Verdict le 17 mars. Un second pro­
cès se tiendra en Bretagne, avec les
centaines de victimes potentielles
du chirurgien dans les hôpitaux.
florence aubenas

Affaire de Karachi : Balladur


sera jugé devant la Cour


de justice de la République


Il est soupçonné d’avoir financé sa campagne
présidentielle de 1995 avec des fonds occultes

D


ix ans après l’ouverture
d’une information judi­
ciaire par le parquet de
Paris pour « abus de biens sociaux,
complicité et recel » et vingt­cinq
ans après les faits, Edouard Balla­
dur, 90 ans, candidat malheureux
à l’élection présidentielle de 1995,
sera bien jugé devant la Cour de
justice de la République (CJR), seule
juridiction habilitée à juger des
ministres pour des faits commis
dans l’exercice de leurs fonctions.
Les derniers recours déposés par
ses conseils ayant été rejetés par la
Cour de cassation, il devra répon­
dre des soupçons de finance­
ments occultes qui pèsent sur sa
campagne de 1995. François Léo­
tard, 77 ans, qui fut son ministre de
la défense entre 1993 et 1995, sera
aussi jugé pour « complicité d’abus
de biens sociaux ». Le procureur gé­
néral près la Cour de cassation
François Molins avait réclamé
dans un réquisitoire définitif du
12 juillet 2019 le renvoi devant la
CJR de MM. Balladur et Léotard.

« Informé de rien »
L’affaire financière qui vaut à l’an­
cien premier ministre de Mit­
terrand de comparaître aurait pu
ne jamais voir le jour si les familles
de victimes d’un attentat commis
à Karachi en mai 2002 et qui avait
fait quatorze morts, dont onze em­
ployés de la Direction des cons­
tructions navales (DCN), n’avaient
déposé plainte pour savoir si des
malversations financières pou­
vaient être à l’origine de l’attentat.
Sur la base d’une note rédigée par
un ancien policier du renseigne­
ment intérieur et retrouvée en
perquisition dans les locaux de la
DCN, les magistrats ont longue­
ment étudié l’hypothèse selon la­
quelle des rétrocommissions qui
n’ont pas été versées par la France
à des dignitaires pakistanais
auraient été la cause de l’attentat.
Si l’enquête judiciaire n’a pas per­
mis de confirmer cette hypothèse,
elle a en revanche permis de met­
tre au jour de nombreux flux fi­
nanciers opaques entourant les
conditions de vente par la France
de trois sous­marins Agosta au Pa­
kistan et plusieurs marchés saou­
diens, dont la vente de deux fréga­
tes militaires (Sawari II).

Plusieurs intermédiaires dont
l’utilité dans la signature des con­
trats est loin d’être établie ont
pourtant été copieusement rému­
nérés. S’agissait­il de reverser en­
suite une partie de l’argent touché
aux responsables politiques qui
les avait placés là?
Les deux principaux intermé­
diaires, Ziad Takieddine et Abdul
Rahman El­Assir, avaient été im­
posés in extremis dans ces con­
trats par Matignon et la défense, et
ce alors que les marchés sem­
blaient déjà conclus. Une partie
des commissions perçues par le
duo – plusieurs dizaines de mil­
lions d’euros – auraient en fait
servi à financer de manière illicite,
sous forme de « rétrocommis­
sions », la campagne présiden­
tielle de M. Balladur, en 1995, ainsi
qu’à renflouer les caisses du Parti
républicain (PR) de M. Léotard. Des
accusations que les intéressés ont
toujours contestées.
Plusieurs protagonistes, dont
Thierry Gaubert (ex­membre du
cabinet du ministre du budget de
l’époque, Nicolas Sarkozy) et Nico­
las Bazire, alors directeur de la
campagne balladurienne, ainsi
que Ziad Takieddine, ont été jugés
devant le tribunal correctionnel de
Paris en octobre 2019 pour ces mê­
mes faits. Des peines de dix­huit
mois à sept ans de prison ferme y
ont été requises. Le jugement doit
être rendu le 22 avril.
Interrogé par l’AFP, l’un des avo­
cats de M. Balladur, Me Félix de Bel­
loy, a affirmé que « la Cour de cas­
sation s’est prononcée sur des
questions procédurales, et on dé­
montrera le mal­fondé de ces accu­
sations devant la CJR » lors du pro­
cès. Olivier Morice, avocat des fa­
milles de victimes, qualifie cette
décision d’« extrêmement impor­
tante ». « Nous nous en félicitons
car nous avons toujours soutenu
que les délits reprochés aux diffé­
rents protagonistes du volet finan­
cier de l’affaire de Karachi n’étaient
pas prescrits », a­t­il ajouté, con­
fiant en ce que cet arrêt « aura une
incidence dans la décision qui sera
rendue prochainement par le tribu­
nal correctionnel de Paris à l’en­
contre de MM. Bazire, Donnedieu
de Vabres et Takieddine ».
simon piel
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