Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1
0123
DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020 horizons| 25

Burlington,


« laboratoire » de


Bernie Sanders


Le sénateur indépendant du Vermont, candidat


à l’investiture démocrate aux Etats­Unis, a grandi


en politique dans cette bourgade paisible, et un rien


rebelle, dont il fut le maire pendant plusieurs années


burlington (états­unis) ­ envoyé spécial

S


ouvent, dans son enfance, Lauren
Bickford­Bushey traversait le lac
Champlain en ferry pour se ren­
dre à Burlington, dans le Vermont.
Sans regret, elle quittait Platts­
burgh, sa bourgade morose du
nord de l’Etat de New York, et s’extasiait sur la
cité du Vermont. « C’est l’histoire opposée de
deux villes », nous confie la jeune femme,
aujourd’hui âgée de 37 ans. D’un côté, Bur­
lington et ses rives aménagées le long du lac,
des familles modestes, propriétaires de leur
logement grâce aux aides de la mairie, une
économie dynamique, une culture under­
ground ; de l’autre, Plattsburgh, une ville tou­
chée par la fermeture d’une base aérienne
dans les années 1990, des habitants, comme
les parents de Lauren, appartenant à la
« classe moyenne standard en difficulté », inca­
pables de devenir propriétaires.
« J’étais punk, se souvient Mme Bickford­
Bushey, éleveuse de moutons dans le Ver­
mont. Bernie nous comprenait. Il a toujours
compris ceux qui ne rentraient pas dans le
cadre. » Bernie, comme Bernie Sanders,
78 ans, ancien maire de Burlington (1981­
1989) et actuel candidat progressiste à la pri­
maire démocrate. Cette ville de 42 000 habi­
tants, entre lac et monts Adirondacks, fut son
laboratoire. Voilà trois décennies qu’il ne la pi­
lote plus mais ses successeurs ont poursuivi
sa politique, et le mythe perdure. « Pour moi,
Bernie est presque comme un prophète », pro­
clamait au soir du Super Tuesday, le 3 mars, Ali
Dieng, un Afro­Américain ayant repris la cir­
conscription populaire de Bernie Sanders.
Le « prophète » a surgi à Burlington, le
3 mars 1981. Ce jour­là, il est élu avec dix voix
d’avance, détrônant l’indéboulonnable maire
démocrate, le tout sous l’étiquette indépen­
dante, en se proclamant « socialiste démocra­
tique ». Pourtant, rien ne le prédisposait à at­
terrir dans cet Etat rural. Né à Brooklyn (New
York) en 1941, dans une modeste famille juive
dont une partie fut exterminée pendant la
Shoah, il commence par partir étudier à Chi­
cago. Il participe à un long mouvement con­
tre la ségrégation raciale à l’université, se rend
à la marche de Washington en 1963, où
Martin Luther King prononce son discours « I
had a dream », et passe quelques mois dans
un kibboutz, en Israël. Mais l’enfant de Broo­
klyn n’a pas oublié deux séjours à la campa­
gne du temps où il était scout. Attiré par la na­
ture, il s’installe en 1968 dans un village du
Vermont où il devient charpentier, avant de
déménager à Burlington, seule ville impor­
tante de l’Etat, au milieu des années 1970.
Burlington a beau être perdue entre New
York et le Québec, elle n’est pas une cité rurale
comme les autres. Dès la fin du XIXe siècle, elle
a attiré des communautés immigrées, grec­
ques, d’Europe centrale, juives, allemandes,
italiennes, passées par New York. La ville se
trouvait, en effet, sur le trajet fluvial – devenu
plus tard ferroviaire – reliant New York au
fleuve Saint­Laurent. « Il y avait besoin d’im­
migrants pour charger les barges de bois et de
matériaux de construction », explique l’avocat

David Thelander, ancien conseiller municipal
républicain de la ville. Mais, dans les années
1970, la récession frappe le Vermont, les che­
mins de fer se retirent, IBM réduit ses effectifs,
les touristes désertent. Ce terreau sera favora­
ble aux idées de Bernie Sanders.
Le militant commence par viser la « grande
politique ». Au début des années 1970, il a ad­
héré au Liberty Union Party, fondé sur l’oppo­
sition à la guerre au Vietnam. Il tourne un
film sur Eugene Debs (1855­1926), père du so­
cialisme américain, écrit dans une revue so­
cialiste et brigue à plusieurs reprises le poste
de gouverneur de l’Etat. « On s’est présentés
ensemble en 1976 au poste de gouverneur et de
sous­gouverneur. On a fait entre 2 % et 3 % », se
souvient un autre avocat, John Franco, direc­
teur juridique de la ville sous Sanders.

LE BLOCAGE DÉMOCRATE
Finalement, c’est sur Burlington que celui­ci
jette son dévolu. « C’était une vieille machine
démocrate, une ville avec un parti unique qui
était sclérosée, stagnante », rappelle M. Franco.
L’homme mène campagne, fait du porte­à­
porte et s’impose donc en 1981. « Il a surpris
tout le monde. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’il
gagne. Il a été capable de tisser des liens avec
ceux qui se sentaient laissés­pour­compte », té­
moigne Linda Niedweske, qui fut sa directrice
de campagne puis sa collaboratrice.
En réalité, le plus dur reste à faire. L’élection
a offert à Sanders une tête de pont, mais pas le
pouvoir. Le conseil municipal est composé de
treize conseillers, dont dix démocrates déter­
minés à l’éjecter à l’issue de son mandat de
deux ans. « Quand il a été élu, c’était comme à
Omaha Beach. C’était la guerre », raconte
M. Franco. Le conseil municipal bloque toutes
ses initiatives, il ne parvient pas à faire nom­
mer le moindre proche, y compris Mme Nied­
weske : « J’ai fini par être nommée parce que
ma prédécesseure partait à la retraite. »

Impossible, aussi, de faire adopter son budget.
Pour contourner le blocage, Sanders trouve
alors un stratagème, résumé ainsi par Bruce
Seifer, ancien responsable du développement
économique de Burlington : « Il a fait appel à
des militants volontaires et créé une vingtaine
d’associations », opérant en dehors du cadre
officiel de la mairie : un comité artistique, un
comité pour la jeunesse présidé par celle qui
allait devenir sa femme, Jane O’Meara.
Les « gauchistes » accourent en soutien. « Je
voulais travailler pour ce maire socialiste », se
souvient Brenda Torpy, travailleuse sociale
venue de Montréal, chargée, aujourd’hui en­
core, de la politique du logement. « Ce fut le
moment le plus excitant de ma vie profession­
nelle : c’est comme avoir eu le prix Nobel à
20 ans », renchérit M. Franco. « J’étais payé
deux fois moins que ce que j’aurais pu avoir,
mais j’étais ravi de travailler pour un politique
qui se battait pour les idées auxquelles je
croyais », insiste M. Seifer.

L’ALLIANCE AVEC LES RÉPUBLICAINS
Pour expulser les conseillers démocrates (le
conseil est renouvelé par moitié tous les ans),
les camarades se présentent aux élections.
En 1982, l’ancien travailleur social Gary De Ca­
rolis se lance. « J’étais fier d’avoir frappé à tou­
tes les portes de ma circonscription. Bernie m’a
dit : “On doit y retourner et le faire une seconde
fois” », témoigne M. De Carolis, désormais res­
ponsable d’un centre d’aide aux drogués et
aux alcooliques. Les citoyens étant exaspérés
par le blocage démocrate, De Carolis fut élu.
Sanders décide aussi de s’allier aux républi­
cains. « Nous avons travaillé avec eux sur des
sujets où nous avions des intérêts communs.
Bernie ne voulait pas augmenter les impôts, et
cela plaisait aux républicains », raconte
M. Franco. Sanders, qui n’eut jamais la majo­
rité, parvint néanmoins à gérer sa ville. « Ber­
nie et les démocrates se détestaient. Avec mes

deux collègues républicains, nous avons joué le
rôle d’intermédiaires et de médiateurs raison­
nables. Nos votes faisaient la bascule. Je voulais
que les choses avancent », dit David Thelander,
conseiller municipal à la fin des années 1980.
Le sujet, à l’époque, ce sont les berges du lac
occupées par des voies ferrées. Les chemins de
fer détenaient un bail emphytéotique venant
à échéance et voulaient octroyer le terrain à
des promoteurs privés. Bernie, dont la campa­
gne avait pour slogan « les citoyens doivent
pouvoir mettre les pieds dans l’eau », s’y oppo­
sait. Le combat fut mené jusqu’à la Cour su­
prême. La compagnie de chemins de fer finit
par s’incliner, et Sanders par lancer son amé­
nagement. Pour moderniser l’habitat sans
chasser les plus pauvres, il s’inspira d’un mo­
dèle inventé en Géorgie, séparant le foncier du
bâti afin d’aider les anciens esclaves noirs à ac­
quérir leur logement. « La fiducie foncière soli­
daire », nous précise en français Brenda Torpy,
fière d’afficher son bilan. « Depuis 1984,
3 000 familles ont pu devenir propriétaires. »
Plantations d’arbres, rues déneigées, adminis­
tration plus efficace sans hausse d’impôts,
Sanders s’occupe de la vie de tous les jours.
« L’habitant moyen de Burlington l’adorait, as­
sure Gary De Carolis. C’était un maire activiste
qui réalisait beaucoup. Au­delà de l’étiquette
socialiste, les gens voyaient ce qu’il faisait. » Ses
amis l’érigent au rang d’icône. « Il ne buvait
pas, ne fumait pas. Les hippies voulaient sortir
du système mais Bernie voulait faire des chan­
gements sociaux. Il était plus révolutionnaire »,
poursuit De Carolis.

UNE POLITIQUE INTERNATIONALISTE
A Burlington, Sanders ne se lance pas dans de
grands débats intellectuels mais mène pour
sa ville une politique très internationaliste. Il
faut dire que l’Etat du Vermont, si enclavé
soit­il, est ouvert sur le monde. Encore fran­
cophone dans sa partie nord, il était partagé
jusqu’au XVIIIe siècle entre les Français et les
Anglais. Sanders s’y trouve à l’aise. Lorsque
François Mitterrand remporte la présiden­
tielle en mai 1981, il fait imprimer un pin’s hu­
moristique, que M. Franco ressort volontiers :
« Là où va Burlington, la France aussi. »
L’élu multiplie les voyages : au Québec, pour
tenter (sans succès) d’implanter un système
de santé public comparable à celui de Burling­
ton ; à Detroit et sur les rives canadiennes du
lac Ontario, afin d’étudier les politiques
d’aménagement lacustre. Mais c’est sur les ju­
melages avec deux villes – Iaroslavl en Union
soviétique, Puerto Cabezas au Nicaragua –
qu’il a le plus suscité la polémique. En 1988, il
effectue un voyage, moitié d’études moitié de
noces, d’une dizaine de jours en URSS. « Ber­
nie ne prend jamais de vacances, il a couplé les
deux », témoigne M. Seifer, qui ne faisait pas
partie du voyage, avant d’ajouter : « Il fallait
qu’on paie nous­mêmes. Il était très réticent à
utiliser les fonds publics et j’étais trop serré fi­
nancièrement. » Ses partisans replacent
aujourd’hui l’affaire dans le contexte de la pe­
restroïka. « C’était un geste pour supprimer les
barrières entre les peuples, tempère M. Franco.
Reagan était à Moscou avec Gorbatchev au
même moment. » Même le républicain The­
lander le soutient : « Nous faisions tout pour
élever la visibilité internationale de la ville. »
La visite de 1985 au Nicaragua, assortie
d’une rencontre avec Daniel Ortega, révolu­
tionnaire socialiste mis sous embargo par Ro­
nald Reagan, passe beaucoup moins bien. « Je
ne soutenais pas les sandinistes. Cela dépassait
ma ligne rouge », assure ainsi Thelander. Les
anciens collaborateurs de Sanders pataugent,
vantent la bonne foi et blâment les exactions
de l’administration Reagan en Amérique cen­
trale. « Le Nicaragua est déterminé à ne plus
être une République bananière. Est­ce un
crime? », assuma à l’époque Bernie Sanders.
Dès 1988, il trouve la ville étroite et tente de
se faire élire au Congrès. Après un premier
échec, il y parvient en 1990 grâce à l’aide du
puissant lobby des armes, la NRA, soucieuse
de punir son rival républicain, qui veut impo­
ser un contrôle des armes. « La NRA a ouvert le
chemin de Washington à Sanders », a accusé –
pas complètement à tort – Michael Bloom­
berg (autre prétendant à l’investiture démo­
crate, qui s’est retiré de la course, le 4 mars, en
faveur de Joe Biden), même si M. Sanders s’est
toujours opposé aux armes automatiques et
est désormais combattu par la NRA. « Le Ver­
mont est un Etat rural. Il défend les chasseurs,
les gens de New York ne peuvent pas compren­
dre », nous explique Kristina Dege, serveuse
de 24 ans. Washington vaut bien une messe,
serait­on tenté de dire, alors que chacun sent
bien, échec ou victoire, que Sanders ne re­
viendra pas vraiment, telle l’ancienne punk
Lauren Bickford­Bushey : « Il y a beaucoup de
gentrification dans le Vermont. Si Bernie était
là, il ne laisserait pas faire cela. »
arnaud leparmentier

Depuis l’intérieur du local de
campagne de Bernie Sanders,
à Burlington, le 10 mars.
IAN THOMAS JANSEN-LONNQUIST

« C’ÉTAIT UN MAIRE 


ACTIVISTE 


QUI RÉALISAIT 


BEAUCOUP. AU­DELÀ 


DE L’ÉTIQUETTE 


SOCIALISTE, LES 


GENS VOYAIENT 


CE QU’IL FAISAIT »
GARY DE CAROLIS
ancien travailleur social
à Burlington
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