Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

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DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020 rencontre| 27


JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI... « Le Monde » interroge une


personnalité sur un moment décisif de son


existence. Cette semaine, l’actrice révélée par


« 37°2 le matin » évoque sa jeunesse chaotique,


qui a fait d’elle une figure rebelle du cinéma


ENTRETIEN


L’


inoubliable Betty de 370 2 le matin n’a
rien perdu de sa fougue ni de son
franc­parler. A 55 ans, Béatrice Dalle,
électron libre du cinéma indépendant, multi­
plie désormais les expériences théâtrales.
Elle est à l’affiche du spectacle féministe Viril,
aux côtés de l’écrivaine Virginie Despentes et
de la rappeuse Casey.

Je ne serais pas arrivée là si...
... Si j’avais eu une famille friquée. Je ne dis
pas qu’il faut forcément venir de la rue pour
arriver quelque part, mais quand tu n’as rien,
tu as les crocs, envie de voir du pays! J’ai telle­
ment faim de tout. Pour moi, une journée par­
faite, c’est si j’apprends quelque chose. Tout
m’enivre, je ne m’ennuie jamais.

Dans cette famille sans argent,
quelle a été votre enfance?
Mon père, enfant de la DDASS, était fusilier
marin. C’est pour cela que je suis née à Brest.
Quand il a quitté l’armée, ma famille s’est ins­
tallée au Mans, dans un HLM de la cité des
Sablons. Mon père est devenu mécano et ma
mère était à la maison. J’ai vu mon père tri­
mer dur pour un salaire de misère et beau­
coup de personnes le prendre de haut parce
qu’il faisait partie des petites gens. Mais il n’y
a pas de « petites gens »! Il avait les ongles
noirs à cause de son boulot et me disait tou­
jours : « C’est avec les mains noires qu’on
gagne le pain blanc. » Cette phrase me donne
envie de pleurer. Je n’ai pas eu une enfance
malheureuse. J’ai toujours vu mes parents
faire tout ce qu’ils pouvaient pour nous, mal­
gré leurs petits moyens.
J’ai soutenu le mouvement des « gilets jau­
nes » parce que je n’ai pas oublié d’où je viens.
Aujourd’hui, je suis privilégiée, mais je ne
suis pas aveugle sur ce qui se passe. J’ai trouvé
ignoble la manière dont on les a traités.
C’était le cri du peuple, et on l’a méprisé.
Alors qu’il y a tellement d’inégalités...

Vous poussaient­ils à faire des études?
Bien sûr. Et j’aimais beaucoup l’école.
J’aurais voulu faire des études toute ma vie!
Mais je me suis embrouillée avec mes parents.
J’ai l’impression d’être née adulte. Je n’écou­
tais pas ce qu’on me disait, je n’écoutais que
moi et ça n’a pas changé jusqu’à aujourd’hui.
J’avais peu de choses en commun avec mes
parents. La peur de l’étranger, le racisme de
mon père, liés aux traumatismes militaires
qu’ils avaient vécus, me choquaient. Jeune
ado, ma seule préoccupation était de sortir.
J’étais dans une bande de punks. Que des gars!
Avec une copine parfois. Tu es obligée de
t’imposer si tu veux être respectée par ces
mecs. Le punk à l’époque, c’était comme le rap
aujourd’hui, un cri de la rue. « No future », ça
avait une signification. La jeunesse vénère se
retrouvait dans cette musique. Je me suis em­
brouillée avec mes parents et j’ai quitté la mai­
son à 14 ans pour partir à Paris.

Vos parents vous laissent partir à 14 ans...
Ils n’avaient pas le choix, je leur avais fait la
misère. Un jour, pour pouvoir sortir tran­
quille avec une copine, j’ai versé un produit
dans leurs verres afin qu’ils s’endorment. Ils
l’ont découvert, ont fait expertiser le con­
tenu et m’ont envoyée chez les fous. Moi, je
voulais juste qu’ils dorment pour pouvoir
sortir! Jamais je n’ai voulu les tuer! Mais
c’était trop tard, nos relations sont parties en
vrille et je suis partie.

Quand vous arrivez, si jeune, à Paris,
que faites­vous?
Je suis keupon [verlan de punk], je passe
mes nuits dans les concerts, les boîtes. Je
squatte, et on n’a tellement pas d’argent que

parfois je fais la manche ou je vole des trucs.
Je crois que j’ai passé une nuit en garde à vue
dans tous les commissariats de Paris!

De quoi rêvez­vous à cette époque?
Je ne sais pas, mais il ne m’arrivait que des
trucs cool. J’étais dans le milieu underground
parisien punk, je passais mon temps avec mes
potes musiciens, je les suivais en tournée.
C’était une vie que j’aimais. Toute ma vie, j’ai
fréquenté des musiciens. C’est ma culture.

N’avez­vous jamais le regret d’avoir
quitté vos parents, l’école?
L’école oui. J’aurais aimé être anthropolo­
gue ou vulcanologue, parce que j’adorais
Haroun Tazieff, ou médecin légiste, parce
que cela me fascinait.

Votre vie va basculer lorsqu’en 1985
l’agent Dominique Besnehard découvre
votre visage dans le magazine « Photo »
et vous appelle pour le casting de « 37^02
le matin ». Comment vous êtes­vous
retrouvée en « une » de ce magazine?
Un jour, je traînais sur les Champs­Elysées.
Rudi, un mannequin très à la mode, s’appro­
che de moi et me propose de l’accompagner
pour un casting. Je sens que l’histoire est
sérieuse, qu’il ne s’agit pas d’un plan « viens
dans ma chambre de bonne, on va faire des
photos ». Le magazine cherchait des lolitas. La
lolita des rues a tellement plu que je me suis
retrouvée en couverture! Sur la photo, je
boude, c’est ce qui m’a rendu célèbre! Domini­
que Besnehard a demandé mes coordonnées
au magazine et m’a appelée. Lors des essais, je
suis présentée au réalisateur Jean­Jacques
Beineix et je vois sur son visage que ça allait le
faire. Des artistes connues avaient accepté le
rôle de Betty. Mais, après m’avoir rencontrée,
il a dit : « Ce sera elle où le film ne se fera pas. » Il
a dû trouver une nouvelle production.

Qu’est­ce que cela vous a fait d’être
propulsée sur un plateau de cinéma?
Je m’en foutais. J’étais payé 80 000 francs, je
trouvais ça fou! Le premier jour, j’étais incons­
ciente de tout. Je regarde mon reflet dans la
caméra pour voir si je suis bien maquillée et
j’entends Beineix dire : « Voilà à quoi on recon­
naît une actrice, elle joue déjà avec la caméra
alors qu’on n’a pas encore dit moteur. »

Avec le succès du film, vous passez en
très peu de temps de l’ombre à la lumière.
Cela ne vous tourne­t­il pas la tête?
Non. C’était génial, j’ai adoré! Moi, la
gamine qui n’avait pris que la voiture pour
partir en vacances dans les campings de Bre­
tagne, j’allais dans tous les pays du monde en
avion. Lorsque le film a été nominé aux
Oscars, en 1987, il y avait un mur entier
d’immeuble avec ma tête!

Depuis « 37^0 2 le matin », vous dites de
Dominique Besnehard : « C’est mon ange
gardien, mon père, l’homme de ma vie. »
Pourquoi cela a­t­il marché entre vous?
Dominique peut être brut de décoffrage et
rude, mais il est très honnête. Et moi, je suis
instinctive, je dis tout ce que je pense. Mais je
fais attention de ne pas blesser les gens, à
moins qu’on me parle mal. Dans ce cas­là,
l’instinct de survie reprend le dessus. Domini­
que sait que, malgré mes maladresses, malgré
toutes les circonstances où j’ai pu le mettre
mal à l’aise, je n’ai jamais menti. Je donnerais
ma vie pour lui [elle a les larmes aux yeux].

Après « 37^0 2 le matin », avez­vous eu
beaucoup de propositions?
Oui, plein. Et même des gros trucs amé­
ricains. Mais il fallait parler anglais. Une
langue étrangère, ce n’est pas émotionnel
pour moi. Je me suis mise à m’intéresser au
cinéma. Je suis tombée amoureuse des

films de Pasolini, notamment Salo, un
coup de poing, et Un chant d’amour, de Jean
Genet, peut­être le film le plus érotique
que le cinéma ait fait.

Finalement, vous avez joué
dans de nombreux films d’auteur
et premiers films. Pourquoi?
C’est venu à moi. Mais je n’ai jamais douté.
J’ai eu la chance qu’on n’imagine pas que
j’étais l’actrice d’un seul film sulfureux. Des
réalisateurs comme Marco Bellochio ou
Jacques Doillon m’ont proposé de tourner
avec eux. C’est grâce à des mecs comme ça
que je suis rapidement passée au cinéma
d’auteur. J’ai fait des rencontres formida­
bles : Abel Ferrara, Jim Jarmusch, Christophe
Honoré, Claire Denis et Virginie Despentes,
devenue ma pote depuis quinze ans. J’ai
une passion pour les gens avec qui j’ai tra­
vaillé. Ce sont mes héros.

Vous avez souvent interprété des rôles
difficiles, des histoires lourdes
(« A l’intérieur », « La Sorcière »,
« Trouble Every Day »)...
Je ne veux que ça. Jouer le quotidien, je ne
peux pas. Je cherche des trucs particuliers, je
n’arrive pas à me forcer et je ne veux pas
vendre mon âme. Ma filmographie a un
sens. Sur un plateau de cinéma ou une scène
de théâtre, on peut me demander n’importe
quoi. Si le metteur en scène me plaît, je n’ai
aucune limite. J’aime le hardcore dans plein
de domaines. Quant au théâtre, c’est récent
et c’est grâce à David Bobée. Il m’a prise par
la main, m’a initiée au théâtre. Je ne le re­
mercierai jamais assez.

A quel moment la jeune punk
s’est­elle dit : « Je suis comédienne »?
Je ne me le suis jamais dit. Je fais bien mon
métier parce que je suis honnête, je donne
mon cœur. L’important, ce n’est pas d’être la
plus belle, c’est que les autres le croient. Je me
souviens qu’adolescente, à Paris, un soir,
avec une copine, on est parvenues à entrer
dans la boîte des Bains­Douches. A l’inté­
rieur, il y avait beaucoup de très belles fem­
mes, des mannequins. Mais plein de mecs
ne calculaient que moi. C’est ça qui est im­
portant : je ne suis pas la plus belle, mais
j’intéresse tout le monde!

Honnête, mais aussi sulfureuse.
Comment vivez­vous ce décalage entre
votre image publique et privée?
Je m’en fous. D’ailleurs, dans la rue, les gens
me le rendent bien. Ils me sourient. J’ai tou­
jours eu un credo : je n’attente pas à l’inté­
grité physique ou morale de qui que ce soit.
Par exemple, j’ai pris beaucoup de came dans
ma vie, mais je n’en ai jamais tendu à quel­
qu’un qui n’en avait jamais pris. Car je sais
que, si on avait fait pareil avec moi, je ne se­
rais pas tombée dedans. Quand je me regarde
dans la glace, je n’ai honte de rien. J’ai fait des
choses qui déplaisent? Et alors? C’est ma vie.

Où en êtes­vous avec la drogue?
J’ai beaucoup de potes qui sont morts d’over­
dose. J’ai longtemps pris de l’héroïne pour vi­
vre plus fort, plus vite. Un jour, le Bon Dieu a
été avec moi : je n’ai plus du tout aimé l’effet.
Sinon, je serais encore dedans ou morte.

Après, je suis tombée dans une autre addic­
tion : la cocaïne. Aujourd’hui, je vais bien.

Et ce mariage, en 2005, avec Guénaël
Meziani, prisonnier incarcéré pour viol...
Que voulez­vous, je suis tombée amou­
reuse de cet homme lors d’un tournage en
prison. Au départ, je ne connaissais pas les
raisons de son incarcération. Qu’à l’extérieur
les gens se disent : « Cette femme est folle »,
oui certainement, mais c’est ça l’amour aussi.
Notre histoire s’est très mal terminée. A
peine est­il sorti qu’il s’est mis à me frapper.
La seule force que j’ai eue a été de m’enfuir.

Pourquoi tous ces tatouages, pourquoi
vouloir faire de votre corps « un livre
de poésie », comme vous dites?
Parce que, si jamais un homme s’ennuie
avec moi, il aura de la lecture! J’aime telle­
ment la poésie. J’ai des poèmes, de Jean Genet
notamment, mais aussi la croix de Jérusalem,
parce que je suis catholique pratiquante.

D’où vient cette foi?
Au départ, elle vient certainement de ma
famille. J’aime discuter avec Jésus, prier, aller
dans les églises. Je m’adresse à Jésus, à la
Vierge et à saint Antoine. La mort me fait
peur, mais je n’y pense pas. Peut­être est­ce
pour cela qu’il ne m’arrive rien de mal, rien de
dangereux, alors que j’ai pris beaucoup de ris­
ques. Actuellement, je prépare mon mariage.
Ce sera la troisième, mais le premier à l’église!

Vous avez rompu avec vos parents et,
en 2015, vous avez renoué avec eux...
Qu’est­ce qui vous a décidée à les revoir?
J’ai appris que mon père avait envoyé une
lettre à mon agence, qui ne m’est jamais par­
venue. Lui qui ne m’a jamais dit : « Je t’aime »
écrivait : « Je voudrais juste des nouvelles de
ma fille, parce que je souffre. » Cela m’a
déchiré le cœur. Mon prochain tatouage
sera : « C’est avec les mains noires qu’on gagne
le pain blanc. » La phrase de mon père.

Claire Denis a dit récemment à propos
de la cérémonie des Césars : « La colère
qui s’est exprimée contre Polanski
est fondamentalement juste, mais
elle ne s’exprime pas au bon moment. »
Je trouve que la réflexion qui a été faite sur sa
taille est méprisante. A quoi ça sert de criti­
quer le physique? Après, on sait bien que les
lois ne sont pas les mêmes pour tout le
monde. Si l’homme était un smicard dans une
usine, ça fait bien longtemps qu’il aurait payé
sa peine. Et puis, j’ai aussi envie d’être soli­
daire avec les femmes. Cela fait des milliers
d’années qu’on est rabaissées. C’est normal
qu’un jour, ça pète. Moi – merci mon Dieu –, je
n’ai jamais souffert de ça dans le cinéma.

Avez­vous des regrets?
Non. Pas le temps. J’assume tout. De toute
façon, il y a peu de choses qui m’abattent. Je
n’ai pas d’appart à moi, pas de voiture, je suis
à découvert sur mon compte bancaire, mais
ma vie est tellement pleine. Je ne changerais
rien. Aujourd’hui, je rêve de faire un Shake­
speare, de jouer le rôle de Médée et de tour­
ner avec Sacha Baron Cohen.
propos recueillis par
sandrine blanchard


« Viril », mise en scène
de David Bobée, le 27 mars
à La Réunion, du 12 au
16 mai 2020 au Centre
dramatique national de
Normandie-Rouen, le 1er juillet
au Centre Pompidou à Paris.
« Warm », texte de Ronan
Chéneau, mise en scène de
David Bobée, les 9 et 10 avril au
Théâtre Auditorium de Poitiers

A Cannes,
le 19 mai 2019.
CYRIL ZANNETTACCI/
AGENCE VU

Béatrice Dalle


 « J’ai l’impression 


d’être née adulte »

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