Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

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IDÉES


DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020

0123


Anton Brender « Il faut cesser d’être


passifs face au capitalisme globalisé »


L’économiste estime qu’il est possible
de revenir à une stratégie « sociale­démocrate »
afin de renouer avec l’idée de progrès social

ENTRETIEN


A


nton Brender est écono­
miste dans une société pri­
vée de gestion d’actifs. Pro­
fesseur associé honoraire de
l’université Paris­Dauphine,
il a publié plusieurs ouvrages
de macroéconomie sur les crises et les
déséquilibres financiers, dont certains
en collaboration avec Florence Pisani.
Son dernier essai, Capitalisme et pro­
grès social (La Découverhte, 128 pages,
10 euros), propose une lecture de l’his­
toire du capitalisme et une réhabilita­
tion du projet social­démocrate pour
guider son futur.


Pourquoi les mécanismes qui
étaient hier à l’origine d’avancées
sociales sont aujourd’hui enrayés?
On a trop longtemps oublié que les
progrès observés dans les sociétés occi­
dentales depuis que le capitalisme y a
pris son essor ne peuvent être attribués
au capitalisme laissé à lui­même. Au
contraire, on les doit aux contraintes et
aux régulations que nos sociétés lui
ont peu à peu imposées : le capitalisme
est devenu un moteur du progrès so­
cial parce que, loin de le laisser faire,
nos sociétés se sont opposées à lui. Ce
faisant, elles l’ont forcé à aller dans une
direction qu’il n’aurait jamais emprun­
tée de lui­même.
Le profit est en effet la seule boussole
du capitalisme. Elle le conduit à accu­
muler toujours plus de capital et le
pousse à acheter le moins cher possible
le travail dont il a besoin pour valoriser
ce capital. Elle le mène ainsi vers un
problème : comment valoriser un capi­
tal qui ne cesserait de croître? En s’op­
posant à lui, nos sociétés ont aidé le ca­
pitalisme à trouver la solution. Les lut­
tes sociales et les combats politiques
qui ont poussé à l’augmentation des
salaires et à la réduction du temps du
travail ont permis à la consommation
de progresser et ont permis une crois­
sance continue de la demande.


Cette évolution a été lente et heurtée.
Elle a abouti à un moment très particu­
lier où, plein­emploi aidant, salaires et
productivité ont été en hausse cons­
tante et la croissance économique, sou­
tenue et presque régulière. Ces quel­
ques décennies – on parle en France de
la période des « trente glorieuses » – ont
été marquées par l’avènement de la
« société de consommation » et, avec
elle, de la consommation de masse. Le
progrès social qui l’a accompagnée est
difficile à nier. Le confort de la vie quo­
tidienne s’est accru, non plus seule­
ment pour une minorité, mais bien
pour la grande majorité de la popula­
tion. En même temps, des ressources
toujours plus importantes ont pu être
consacrées au développement d’infras­
tructures sociales – les systèmes de
santé et d’éducation, les systèmes de re­
traite et de protection sociale... – qui, là
aussi, ont amélioré les conditions de
vie non plus seulement d’une minorité,
mais bien de tous.
Si l’on peut aujourd’hui parler d’une
panne du progrès social, c’est que cette
progression est de moins en moins
partagée : non seulement les inégalités
se sont accrues, mais ceux qui sont au
bas de l’échelle ont vu, depuis plusieurs
décennies parfois, leur pouvoir d’achat
stagner en même temps que la qualité
des infrastructures sociales à leur dis­
position se dégradait.

Alors que l’on vit dans un monde
relativement apaisé, décolonisé
et libre­échangiste, le dérèglement
actuel provient­il de la
globalisation du capitalisme?
Jusqu’au début des années 1980, les
capitalismes sont restés largement na­
tionaux. La libéralisation des mouve­

ments de capitaux a conduit à une glo­
balisation du capitalisme occidental,
dont on n’a pas voulu voir les implica­
tions. Permettre aux capitaux de circu­
ler avait pourtant des conséquences
simples à prévoir : ce qui bouge mettant
en concurrence ce qui ne bouge pas, les
capitaux ont mis en concurrence les es­
paces économiques et ceux qui y tra­
vaillent. Certains y ont vu un facteur de
progrès. Ils ont seulement oublié que ce
n’est pas la concurrence qui fait pro­
gresser, mais les efforts faits pour s’y
adapter. Or, si tous les pays occidentaux
ont accepté cette globalisation, peu ont
fait des efforts pour y faire face.
Cette passivité a eu des conséquences
d’autant plus lourdes qu’à la fin des an­
nées 1980, la Chine, espace économi­
que disposant d’une masse gigantes­
que de travail bon marché, s’est
ouverte aux échanges et aux capitaux
internationaux. La lame de fond des
délocalisations a alors balayé, les uns
après les autres, des pans entiers de
l’emploi industriel occidental.

Quel impact la révolution numéri­
que a­t­elle eu sur cette évolution?
Elle y a participé directement, en faci­
litant la transmission des informations
nécessaires. En outre, dans la mesure
où un recours toujours plus poussé à
l’automation était la seule façon de
maintenir une activité industrielle
dans les pays avancés, le progrès tech­
nique a lui aussi contribué au laminage
de l’emploi industriel : aux Etats­Unis,
pendant deux décennies, la baisse de la
part de la valeur ajoutée de l’industrie
dans le PIB s’est faite aux dépens de la
seule masse salariale ; la part des pro­
fits des entreprises du secteur, elle, est
restée la même. Les conséquences de la
révolution numérique sur l’emploi ont
été plus massives encore dans le sec­
teur des services.
Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois :
cette révolution est aussi créatrice
d’emplois. Mais ils sont différents de
ceux qu’elle fait disparaître : mieux
payés, ils demandent des qualifications
plus élevées. Comme l’échange interna­
tional, le progrès technique conduit à la
disparition d’emplois de niveau inter­
médiaire, et le déclassement menace
ceux qui les perdent. Aux Etats­Unis, ils
n’ont d’autre choix que de chercher un
emploi moins bien rémunéré, souvent
dans le secteur des services à la per­
sonne. En Europe, l’existence d’une as­
surance­chômage plus généreuse et le
jeu des plans sociaux viennent amortir
les effets de cette « casse sociale ». Dans
beaucoup de sociétés occidentales,
faute, notamment, d’une amélioration
du niveau et de la qualité des forma­
tions, les inégalités de revenus ont
ainsi eu tendance à s’accroître.

Dans ces conditions, comment
réconcilier capitalisme
et progrès social?
Il faut cesser d’être passifs face au ca­
pitalisme globalisé. A la mise en con­
currence des espaces économiques, on
peut, comme à toute concurrence, ré­
pondre de deux façons : baisser le prix
de ce que l’on vend (en l’occurrence, no­
tre travail, les services que rendent nos
infrastructures), ou en améliorer la

qualité. Faute d’avoir mené des politi­
ques visant cette amélioration, beau­
coup de sociétés avancées n’ont eu
d’autre choix que de peser sur leurs
prix, en « allégeant » le coût du travail
et les impôts qu’elles lèvent.
L’évolution de l’impôt sur les bénéfi­
ces donne une bonne illustration des
conséquences de cette passivité. Le ca­
pitalisme globalisé met les pays en
concurrence pour la localisation des
productions comme pour celle des
profits. En décidant du pays où ses bre­
vets vont être rémunérés, une entre­
prise décide aussi de l’endroit où ses re­
venus seront imposés. Le « dumping
fiscal » – il joue même à l’intérieur de la
zone euro – a conduit à une érosion de
la base d’imposition. Il a fallu attendre
le début des années 2010 pour que
s’ouvre, dans le cadre de l’OCDE, une ré­
flexion sur les actions à mener, de fa­
çon coordonnée, pour y mettre fin!
Cette passivité a créé une situation
macroéconomique préoccupante.
Dans les pays avancés, les profits des
entreprises dépassent le plus souvent
ce dont elles ont besoin pour financer
leurs investissements : elles mettent,
globalement, de l’argent de côté. A ces
sommes s’ajoutent celles que placent
les ménages : elles sont d’autant plus
importantes que les revenus les plus
élevés progressent le plus vite! En
Chine aussi, les revenus des ménages
et des entreprises tendent à dépasser
leurs dépenses. Or, pour que tout cet
argent puisse être mis de côté, il faut
que quelqu’un, quelque part, l’ait em­
prunté : dans une économie mar­
chande, pour que certains puissent dé­
penser moins qu’ils ne gagnent,
d’autres doivent avoir emprunté pour
dépenser plus qu’ils ne gagnent!
Pour l’essentiel, depuis deux décen­
nies, les gouvernements des pays avan­
cés ont laissé à leurs banques centrales
le soin de faciliter cette recherche dé­
sespérée d’emprunteurs. D’où le ni­
veau chroniquement bas, voire négatif,
des taux d’intérêt. Mais la politique
monétaire n’est pas faite pour contrer
des pressions déflationnistes durables.
Instrument de réglage conjoncturel,
son efficacité diminue en même temps
que ses effets secondaires augmentent
lorsqu’elle est utilisée sans disconti­
nuer pour soutenir l’activité.

Faut­il alors renouer avec
le keynésianisme et prôner
le retour à des politiques
budgétaires redistributives?
On associe trop souvent keynésia­
nisme et relance budgétaire. Or,
aujourd’hui, ce n’est pas de cela qu’il
s’agit. Si la politique budgétaire doit

clairement jouer un rôle plus impor­
tant, ce n’est pas pour « relancer » un
moteur qui a calé, mais pour tirer nos
économies de l’ornière macroécono­
mique dans laquelle elles s’enlisent. La
politique budgétaire peut y contribuer
en redistribuant plus, vers les « per­
dants de la mondialisation » en parti­
culier. Mais elle peut aussi le faire en fi­
nançant des investissements.
Si l’on prend un peu de recul, l’évi­
dence devrait être frappante : d’un côté,
l’échange international et le progrès
technique « libèrent » du travail dont on
ne sait pas trop quoi faire, faute d’une
demande suffisante ; de l’autre, des be­
soins existent qui ne sont pas satisfaits
parce qu’ils ne sont pas solvables. L’Etat
a donc ici un rôle central à jouer : en re­
distribuant ou en empruntant, il a la ca­
pacité de rendre solvables des besoins
qui, sinon, ne le seraient pas.
Les besoins d’investissement public
ne manquent pas. Dans beaucoup de
pays avancés, des politiques budgétai­
res à courte vue ont conduit à la dégra­
dation, voire au délabrement, d’infras­
tructures matérielles mais aussi socia­
les héritées des générations
précédentes. En France, par exemple,
nous négligeons depuis des décennies
d’investir dans nos banlieues, dans no­
tre système éducatif ou notre système
de santé, ou encore dans nos prisons.

Peut­on renouer avec l’idée
de progrès?
Bien sûr. Mais il faut accepter qu’elle
mette du temps à devenir réalité. De­
vant la panne actuelle, toujours plus
nombreux sont ceux qui voudraient
mettre à bas le capitalisme ; d’autres es­
pèrent le voir changer et devenir plus
« responsable ». La première approche
est aventureuse car personne ne sait
vraiment par quoi le remplacer ; la se­
conde est illusoire. Qu’est­ce au juste
qu’un capitalisme responsable, sinon
un capitalisme qui décide lui­même
des contraintes qu’il s’impose plutôt
que de voir la société lui imposer les
siennes? Mieux vaut le laisser être ce
qu’il est, mais reprendre le gouvernail
et mobiliser sa puissance pour qu’il
nous mène là où nous voulons aller.

Comment se fait­il que personne,
dans le débat public et politique,
ne semble capable de convaincre
par des propositions alternatives
économiquement viables?
On sous­estime les marges d’action
que chaque société conserve face à un
capitalisme globalisé. Revenir à une
stratégie « sociale­démocrate » est pos­
sible, même si cela semble peu glorieux
aux yeux de ceux qui veulent « une ré­
volution, sinon rien ». Pourtant, la mo­
dernisation de nos infrastructures so­
ciales, creuset de la solidarité nationale
et de notre compétitivité à venir, serait
clairement un facteur de progrès social.
Combinée à une politique visant à pré­
server l’environnement, elle devrait
être au cœur de la stratégie d’un pays
comme le nôtre. D’autant qu’elle aide­
rait à rendre la demande adressée à nos
entreprises moins atone. Encore faut­il,
pour mener cette stratégie, des priori­
tés claires et un cadre cohérent. Qu’il ait
fallu, dans le pays qui a inventé la « pla­
nification à la française », la confusion
d’une réforme des retraites pour décou­
vrir que l’on avait laissé se dévaloriser le
métier d’enseignant est, de ce point de
vue, inquiétant !
propos recueillis par
alain beuve­méry

PLAIDOYER POUR LE RÉFORMISME


La superposition des crises mondialisées – inégalités, climat, finance


et désormais pandémie – ravive la nostalgie de l’Etat-providence


et de la maîtrise d’un capitalisme trop longtemps « laissé à lui-même »


L’ÉTAT A UN RÔLE


CENTRAL À JOUER :


EN REDISTRIBUANT


OU EN EMPRUNTANT,


IL A LA CAPACITÉ DE


RENDRE SOLVABLES


DES BESOINS


QUI, SINON,


NE LE SERAIENT PAS


CAPITALISME 
ET  PROGRÈS  SOCIAL
d’Anton Brender
La Découverte,
128 pages, 10 euros


POUR UN PROJET SOCIAL-DÉMOCRATE


L


oin de vouloir le mettre à bas, Anton Brender
entend remettre le capitalisme à sa place, rien
qu’à sa place. Privilégiant une approche histo­
rique, il rappelle que, dans l’immédiat après­guerre,
ce dernier a connu une phase d’expansion soutenue
et régulière dans les sociétés occidentales. Ce qui a
donné naissance à ce que d’aucuns ont parfois péjo­
rativement qualifié de société de consommation,
mais qui s’est caractérisé par une formidable amé­
lioration des conditions de vie matérielle d’une ma­
jorité de la population.
En revanche, à partir des années 1980, on assiste à
un grand dérèglement, pour partie lié à la mondiali­
sation, à la libéralisation des mouvements de capi­
taux et à une forme de démission du politique. Fi­
dèle à une approche sociale­démocrate de l’écono­
mie – un quasi gros mot aujourd’hui –, Anton Bren­
der explique que le capitalisme peut redevenir un
moteur du progrès social, à condition de s’en don­
ner les moyens et, surtout, de le guider.
Dans son ouvrage, l’économiste évoque trois pis­
tes de croissance à redécouvrir : moderniser les in­
frastructures sociales ; prendre en compte l’environ­
nement ; mettre l’accent sur l’importance du plein­
emploi, qui est aujourd’hui le moteur grippé du ca­
pitalisme. Utopiste, peut­être ; mais Antoine
Brender se place dans le sillage de l’économiste Jean
Bodin qui, au XVIe siècle déjà, constatait qu’« il n’y a
de richesse que d’hommes ».
a. b.­m.
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