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DIMANCHE 15 LUNDI 16 MARS 2020 idées| 29
NOUS SOMMES
CONFRONTÉS À DES
IRRÉVERSIBILITÉS
ET À UNE
ACCÉLÉRATION
HORS NORME
Mathieu Fulla Le social, oublié du socialisme
Selon l’historien, les partis sociauxdémocrates ont rompu avec l’Etatprovidence dès les années 1970
E
n novembre 2012, François Hollande re
vendiquait la nécessité de mener une
politique de l’offre par un pacte de com
pétitivité principalement fondé sur
d’importantes baisses d’impôt pour les entre
prises (crédit d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi, CICE). Ce choix témoignait d’une
orientation plus nette du socialisme de gou
vernement vers un « socialisme de l’offre ».
Mais contrairement aux accusations de ses
contempteurs, socialistes et non socialistes, la
politique économique conduite sous le précé
dent quinquennat est moins synonyme d’ab
sence du social que d’inaudibilité de celuici.
Cette inaudibilité du social, inédite dans l’his
toire du socialisme de gouvernement, a contri
bué à la crise actuelle du Parti socialiste, et dé
sorienté électeurs et militants qui, à l’instar de
beaucoup d’Européens, associent toujours so
cialdémocratie et construction des « Etats pro
vidence » de l’aprèsguerre. Il est vrai qu’au
cours de cette période, perçue par beaucoup
comme un « âge d’or », les partis socialistes et
sociauxdémocrates contribuent de manière
importante à l’émergence d’un capitalisme
fortement régulé par des politiques d’inspira
tion keynésienne et d’un Etat social financé
par une hausse substantielle de la dépense pu
blique. Pardelà des divergences parfois fortes
quant aux modalités d’intervention de la puis
sance publique dans l’économie, ils s’accor
dent sur l’idée que des gouvernements issus de
leurs rangs doivent ériger la recherche du
pleinemploi, le relèvement du niveau de vie, la
sécurité sociale et la juste distribution des reve
nus en priorités de leur action.
Cette approche socialedémocrate du capi
talisme et de l’Etat est en réalité histori
quement brève. Dès les années 1970, la fin du
système monétaire de Bretton Woods, le qua
druplement du prix de l’énergie et l’interna
tionalisation croissante des économies pous
sent nombre de dirigeants et experts socialis
tes, inquiets de la hausse spectaculaire de
l’inflation (27 % au RoyaumeUni en 1975), à
initier un tournant économique.
Le chancelier ouestallemand Helmut Sch
midt (19741982) formalise ce glissement par
un « théorème » resté fameux selon lequel
« les profits d’aujourd’hui des entreprises font
les investissements de demain et les emplois
d’aprèsdemain ». Quoique certains leaders et
experts socialistes continuent de réclamer da
vantage de planification, voire de nationalisa
tions pour sortir de la crise, la plupart de leurs
camarades reconnaissent les vertus du mar
ché. Le PS, qui défendait dans ses program
mes des années 1970 une alternative écono
mique radicale induite par sa stratégie
d’union avec le Parti communiste, par l’héri
tage contestataire de 1968 et par la tradition
jacobine française, se voit très vite contraint
de se rallier à la politique d’austérité.
Politiques de baisse du coût du travail
Après la relance (modérée) de la consomma
tion à l’été 1981 et les nationalisations bancai
res et industrielles de début 1982, les gouver
nements socialistes privilégient des politiques
de l’offre pour réguler un capitalisme de plus
en plus mondialisé et financiarisé. Inscrivant
leur action dans le cadre européen favorable
au marché établi par l’Acte unique (1986) et le
traité de Maastricht (1992), les gouvernements
Fabius, Rocard et Jospin font de la compétiti
vité des entreprises, notamment exportatri
ces, un objectif central. Comme leurs adversai
res de droite, ils mettent en œuvre des politi
ques de baisse du coût du travail,
principalement sous la forme d’allégements
des cotisations patronales sur les bas salaires,
et dont le CICE constitue le dernier avatar.
Fautil considérer la politique du gouverne
ment actuel comme un simple prolongement
du « socialisme de l’offre »? Après tout, Emma
nuel Macron a fait lui aussi de la baisse du coût
du travail le cœur de sa politique de compétiti
vité, comme en atteste la transformation du
CICE en baisses pérennes des cotisations pa
tronales. Le prélèvement forfaitaire unique
(PFU) de 30 % sur les revenus du capital, flat tax
à la française instituée en 2018, fait écho à la
dérégulation financière orchestrée entre 1984
et 1986 par le ministre des finances Pierre Bé
régovoy. Emmanuel Macron, l’un des princi
paux architectes et exécutants du « socialisme
de l’offre » du précédent quinquennat, ne faitil
pas qu’achever ce processus?
Mais amalgamer « socialisme de l’offre » et
macronisme serait un raccourci induit par
une lecture de l’action publique trop focalisée
sur l’économie. Car dans les années 1980
1990, les gouvernements socialistes restent
marqués par un « souci du social » en filiation
directe avec l’idéal socialdémocrate d’après
guerre. Les effets pervers des politiques de
l’offre en matière d’inégalités sont compen
sés, ou tout du moins atténués, par des mesu
res fortes en faveur des classes moyennes et
populaires : revenu minimum d’insertion
(RMI) et contribution sociale généralisée
(CSG) sous Rocard, 35 heures et couverture
maladie universelle (CMU) sous Jospin. La
sensibilité socialedémocrate de Hollande,
proche de celle de Jacques Delors dont il fut
l’un des principaux soutiens politiques, af
fleure dans des politiques centrées sur la pro
tection de l’individu – remises en cause par
l’actuel gouvernement – tel le départ précoce
à la retraite pour les carrières longues, ou le
développement des contrats aidés.
Sans évoquer l’œuvre du Front populaire, la
force symbolique de ces mesures sociales dans
l’imaginaire du « peuple de gauche » reste fai
ble comparée à celle des années Mitterrand et
Jospin. Plus profondément, le plaidoyer de
François Hollande pour un « socialisme de l’of
fre », en dépit des risques politiques que ce
luici lui faisait courir, témoigne d’une nou
velle mutation des rapports entre socialisme
français et capitalisme dont les causes profon
des restent difficiles à élucider – et ne le seront
probablement pas avant l’ouverture des archi
ves gouvernementales.
Mathieu Fulla est chercheur au Centre
d’histoire de Sciences Po (CHSP), auteur
de « Les Socialistes français et l’économie
(1944-1981). Une histoire économique du
politique » (Presses de Sciences Po, 2016)
Geneviève Azam
Resurgir du saccage
Le refus de l’effondrement du monde
conduit la société à se « reformer »
autour d’expériences concrètes
de convivialité, observe l’économiste
L
e monde semble vaciller.
Les alertes s’accumulent :
inégalités insupportables,
dépendance à des systè
mes techniques incontrôlés, ac
célération du chaos climati
que et de l’extinction du vivant,
déracinement de millions de
personnes sans terre pour les ac
cueillir, pollutions, système fi
nancier au bord de l’implosion,
et désormais épidémie : la liste
est longue des menaces qui sa
pent la confiance dans un avenir,
même tout proche.
Nous ne vivons pas une crise
passagère, offrant une sortie
moyennant quelques mesures
correctrices pour revenir à la
« normale ». Nous sommes con
frontés à des irréversibilités et à
une accélération hors norme, il
lustrées tout particulière
ment par les catastrophes écolo
giques. Nous vivons le temps
d’effondrements.
L’effondrement est aussi politi
que. Depuis plusieurs décennies,
les Etats ont sacrifié la sphère
publique, les communs, et ont
fait des sociétés un « appendice »
du marché et de l’économie, se
lon l’expression de Karl Polanyi,
dans son ouvrage La Grande
Transformation, publié en 1944
(Gallimard, 1983). L’économiste
faisait alors du grand marché
« autorégulateur » une « fabrique
du diable » et une des causes des
fascismes des années 1930.
Avec le néolibéralisme, cette fa
brique s’est élargie, et se trouve
en surchauffe. A force de devoir
s’adapter aux lois de la concur
rence, la vie, sous toutes ses for
mes, humaines et autres qu’hu
maines, est menacée. Non plus à
l’échelle géologique mais à
l’échelle historique.
La Terre et le vivant ripostent
L’histoire, pensée dans la moder
nité comme fabriquée par des
humains souverains, nous
échappe en partie. La Terre et le
vivant ripostent. Nous avons en
effet déclenché des événements
non maîtrisables et qui s’auto
entretiennent. Le récit néolibéral
d’optimisation de la vie et de la
santé s’effondre lui aussi.
Le capitalisme global répond à
ces événements par une biopoli
tique, déjà percée à jour par Mi
chel Foucault : l’adaptation des
populations prend la forme de fi
chages, traçages, sélections, con
finements, murs et camps de ré
tention, surveillance et répres
sion. Elle est désormais
pratiquée de manière plus « ra
tionnelle » et industrielle avec
l’appui de « l’intelligence » artifi
cielle et des algorithmes.
Pourtant, la créativité humaine
échappe aux contrôles. L’imagi
naire des effondrements est
aussi un dérangement qui, loin
de pétrifier la pensée et l’action,
semble bien au contraire les libé
rer de l’attente progressiste d’un
futur qui exile de la présence au
monde. Il donne la mesure des
enjeux et éloigne des illusions
d’une transition par étapes suc
cessives, d’une « sortie de crise »
dans un temps linéaire et réversi
ble. Il anime les générations fu
tures, dont la présence désor
mais concrète et les engage
ments redonnent sens à l’idée de
faire monde et protège d’attentes
apocalyptiques qui, elles, se
nourrissent de la perte de sens.
Habiter le monde, habiter la
Terre, reconquérir les territoires
perdus, vidés, détruits ou enlai
dis s’incarnent dans de multi
ples expériences. Expériences
concrètes de convivialité nées
au sein de communautés terres
tres, incluant humains et
autres qu’humains, se confron
tant aux oligarchies prédatrices
et horssol.
C’est en refusant la gestion des
catastrophes, appelée désormais
« réformes », que la société dé
faite se « reforme », que s’inven
tent d’autres manières de vivre.
Les communautés des ronds
points, ces nonlieux d’une vie
condamnée à circuler sans s’at
tacher, surgissent du désastre. La
convivialité retrouvée au sein du
vivant se nomme agroécologie,
agroforesterie, permaculture,
circuits courts de production et
de consommation, coopération
dans le travail, solidarité sociale,
sobriété et partage, accueil des
migrants, occupation de terres,
techniques conviviales ou low
tech.
Métropolisation imposée
La société se reforme en desti
tuant les institutions du consu
mérisme et de la société ubéri
sée. Ce sont des expériences de
« joie pure et sans mélange »,
comme les grèves ainsi quali
fiées par Simone Weil lors des
manifestations des métallurgis
tes en 1936.
Au lieu de l’accélération qui
supprime tous les attachements,
le temps retrouvé s’accorde au
rythme du vivant saccagé par la
cadence du monde industriel. La
convivialité prend sens quand
des avocats en grève se regrou
pent pour faire appliquer le droit
et la justice, quand des ensei
gnants refusent la pédagogie al
gorithmique, quand des chemi
nots en lutte s’opposent à la dés
humanisation de la fermeture
des guichets, quand plus de
mille scientifiques appellent à la
désobéissance, quand l’échelon
de la commune devient à nou
veau un enjeu politique face à
une métropolisation imposée.
Dans un monde aussi brutal, la
convivialité est un combat.
Geneviève Azam est
économiste, essayiste,
membre du comité scientifique
d’Attac et signataire
du « Second Manifeste
convivialiste » (Actes Sud,
144 pages, 9,80 euros)
Les trois limites
du Green Deal
L A C H RO N I QU E
D E DOMINIQUE MÉDA
E
n Europe et aux EtatsUnis, mais à
des stades d’avancement très dif
férents, deux propositions de loi
potentiellement porteuses d’im
menses transformations pour les éco
nomies des EtatsUnis et de l’Union
européenne – mais aussi du monde en
tier – sont sur la table. Le 4 mars, la Com
mission européenne a publié sa propo
sition de loi climat, annoncée dans sa communication du
11 décembre 2019 intitulée « Le Pacte vert pour l’Europe »
(Green Deal). En février 2019, la démocrate américaine Alexan
dria OcasioCortez et 67 autres membres de la Chambre des re
présentants avaient signé une proposition de loi demandant la
mise en œuvre d’un « green new deal » – en référence au New
Deal mis en œuvre par le président Roosevelt en 1933 pour re
lancer l’économie américaine. Bernie Sanders, candidat à la pri
maire démocrate pour la présidentielle de novembre, en a fait
un axe majeur de sa campagne, déclinant le Green New Deal en
nombreuses mesures concrètes.
Les deux propositions ont de nombreux points communs.
Elles se fixent toutes deux comme objectif la neutralité car
bone pour 2050 (zéro émission nette de gaz à effet de serre), un
recours massif aux énergies renouvelables (100 % d’énergies
renouvelables pour l’électricité et les transports d’ici à 2030
pour Sanders), une augmentation de l’investissement public
(16 000 milliards de dollars, soit 14 000 milliards d’euros, d’in
vestissement public pour le démocrate, 260 milliards supplé
mentaires par an jusqu’en 2030 pour la Commission), notam
ment destiné au développement des infrastructures de trans
port et à la rénovation thermique des bâtiments. Les deux
programmes s’engagent à cesser toute subvention aux éner
gies fossiles, Sanders précisant qu’il importe de « s’attaquer aux
milliardaires des énergies fossiles dont la cupidité est au cœur
même de la crise climatique ».
« Transition juste »
Les deux propositions mettent également au centre de leurs ob
jectifs – et c’est un point essentiel – la protection des travailleurs
qui risquent de perdre leur emploi ou de devoir en changer au
cours de ce qui constituera sans doute une immense restructu
ration. La notion de « transition juste », inventée par la Confédé
ration syndicale internationale en 2009 et longtemps ignorée,
est donc désormais massivement mobilisée pour souligner que
la transition écologique ne devra pas avoir pour conséquence
l’exclusion des travailleurs employés dans des secteurs appelés à
être sinon fermés du moins profondément transformés. Outre
qu’il propose la création de 20 millions d’emplois pour le climat,
Sanders considère nécessaire une garantie de maintien pendant
cinq ans des salaires et l’octroi d’allocations en cas de perte d’em
ploi dans des secteurs en déclin comme celui des énergies fossi
les. La Commission européenne propose un Fonds pour la tran
sition juste, élément d’un vaste dispositif doté de 100 milliards
d’euros pour accompagner les reconversions.
La réussite de cette politique sera
déterminante : les précédentes expé
riences d’aide à la reconversion
(dans le textile ou la sidérurgie) ou
de dispositifs comme le Fonds
d’ajustement à la mondialisation
mis en place en 2006 n’ont pas réussi
à éviter le passage par la case chô
mage de millions de travailleurs
européens. La proposition Sanders
semble beaucoup plus à même de
garantir la sécurité sans laquelle une
partie importante de la population
ne voudra pas s’engager dans la tran
sition écologique. Elle fait écho à l’une des mesures mises en
œuvre par Roosevelt – le Civilian Conservation Corps, qui avait
transformé l’Etat fédéral américain en employeur en dernier res
sort de millions de jeunes hommes, mobilisés notamment au
service de projets environnementaux – et rappelle celle de l’asso
ciation britannique One Million Climate Jobs, qui propose l’em
bauche par un service national du climat d’un million de person
nes touchées par les réductions d’emplois et immédiatement af
fectées aux activités nécessaires à la transition.
Bien qu’encourageants, ces deux programmes présentent
trois grandes limites.
D’abord, ils continuent à afficher leur croyance dans la toute
puissance du progrès technologique. Ils s’accordent par exem
ple sur la nécessité d’un développement massif de la voiture
électrique, sur la conviction que les énergies issues du solaire et
de l’éolien verront leur prix diminuer radicalement et pourront
se substituer aux énergies fossiles, et sur l’occultation du fait
que le stock de ressources naturelles telles que les minerais et
les terres rares est limité.
Par conséquent, ils n’accordent quasiment aucune place à la
question centrale de la sobriété et de la nécessaire rupture que
les sociétés occidentales (ou plus exactement les classes aisées
du monde entier) doivent absolument opérer avec le consumé
risme et le productivisme.
Enfin, et pour les mêmes raisons, aucun des deux programmes
ne rompt avec le tabou de la croissance, alors même que l’ur
gence est telle qu’il nous faut désormais raisonner en termes
de postcroissance et substituer au fétichisme du PIB celui de
quelques grands indicateurs physiconaturels et sociaux : l’em
preinte carbone et l’indice de santé sociale notamment. La rup
ture que nous avons à engager n’est pas seulement de nature
technique. Elle exige la remise en cause d’une grande partie de
nos cadres cognitifs, de nos conventions et de nos représenta
tions des rapports entre humains et nature. Elle nous oblige à
repenser les fondements de nos disciplines, de leur hiérarchie et
de leur usage par les gouvernants. C’est une véritable reconver
sion que nous devons engager.
LA RUPTURE
QUE NOUS AVONS
À ENGAGER NOUS
OBLIGE À REPENSER
LES FONDEMENTS
DE NOS
DISCIPLINES
Dominique Méda
est professeure
de sociologie
à l’université
Paris-Dauphine