Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

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D I M A N C H E 1 5 - L U N D I 1 6 M A R S 2 0 2 0

L


a bière, c’est laquelle? » Sans attendre la réponse, Raphaël Ibañez a rempli

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« Jours barbares »,
de William Finnegan

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en juillet 2019

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Gregor Townsend
Scotland Rugby : « Je
voulais voir s’il allait lui
aussi, comme les entraî-
neurs gallois et anglais,
faire des commentaires
sur l’équipe de France »

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MagicSeaWeed,
« une appli qui donne
en temps réel
les prévisions de surf »

Au bar du Centre national du rugby, à Marcoussis (Essonne), le 4 mars. CHA GONZALEZ POUR « LE MONDE »

Pour remplir ses caisses, l’Union spor-
tive d’Airvault (Deux-Sèvres) ne pro-
cède pas différemment des autres
clubs : elle organise toute l’année des
lotos, des bals, des vide-greniers, dont
les bénéfices sont directement injectés
dans l’encadrement de ses licenciés, ici
au nombre de 260, répartis dans qua-
tre sections (handball, basket-ball,
judo, tennis). Une fois par an, il lui arrive
également d’acheter, en gros, des cais-
ses de champagne ou des sacs de bon-
bons, qu’elle revend ensuite à l’unité,
avec un petit profit à la clé.
Un nouveau produit vient de
s’ajouter à son catalogue : une bière
maison, spécialement confectionnée
par une brasserie des environs. Deux
semaines après son lancement, l’Air-
vaudaise connaît un succès fou : les
deux palettes commandées (soit
2 300 bouteilles de 33 cl) sont parties
comme des petits pains. Le réassort
est pour bientôt, rassure Stéphane
Kislig, le président de l’USA.
Doté d’un degré alcoolique
aussi astronomique que fantaisiste de
179 % (79 est le numéro du département
des Deux-Sèvres), le breuvage est as-
sorti d’une épithète – « bière de cor-
saire » – et d’une légende selon laquelle
sa recette aurait été créée par le pirate
Olivier Levasseur (1690-1730), dit « La
Buse », connu pour ses faits d’armes
dans les Caraïbes et l’océan Indien. Ins-
tallé sur les côtes d’Aquitaine à la fin de
sa carrière, le forban aurait implanté
une piraterie sur le Thouet, un affluent
de la Loire, afin de piller les silos de
malt d’orge et de houblon du bocage.
Pure infox, auront immédiatement cor-
rigé les adhérents du club, coutumiers
des facéties de son président.
Formateur dans le secteur de la
banque et de l’assurance, Stéphane Kis-
lig, 54 ans, aime le canular. Fin janvier, il
a fait mine de lancer une liste aux muni-
cipales, intitulée Imagine Airvault, sou-
tenue par la Fondation John-Lennon
(qui n’existe pas). Parmi ses propositions,
très électoralistes : l’édification d’une
tyrolienne pour relier le haut et le bas de
la commune, et la construction d’un
héliport adapté à la téléportation.
Dans un hommage à Marcel
Duchamp, il a aussi participé, il y a un
an, à l’installation sauvage de 15 cuvet-
tes de WC aux quatre coins d’un carre-
four nouvellement créé sur la com-
mune. Les sanitaires avaient été fournis
par l’un des membres de sa bande de
« gais lurons », plombier de son état.
« Les services municipaux les ont dé-
montés le lendemain matin à la pre-
mière heure, preuve qu’ils sont un peu
dépassés par l’humour », raconte-t-il.
Cette cervoise locale aux origi-
nes loufoques ferait pareillement rire si
elle ne fermentait pas dans les zones
grises de la loi Evin de 1991, censée en-
cadrer la consommation d’alcool dans
les stades. Celle-ci limite à dix le nom-
bre de dérogations annuelles qu’une
association sportive peut obtenir pour
vendre de la bière et du vin pendant
les compétitions – quota que respecte
scrupuleusement l’US Airvault. Rien, en
revanche, n’empêche un club de créer
une boisson alcoolisée (5,5 % ici, en réa-
lité). « On n’est pas en infraction au re-
gard de la loi mais on est forcément
borderline. J’en conviens : il n’est pas
très cohérent pour une association
sportive de concevoir et vendre son
propre alcool », admet Stéphane Kislig.
L’opération a déjà rapporté
2 000 euros. Avec les beaux jours, elle
pourrait en rapporter autant, voire da-
vantage, dans les caisses d’un club dont
le « grand événement » est l’organisa-
tion d’un tournoi de tennis pour joueurs
en fauteuil roulant. Stéphane Kislig n’en
a pas fini, cette année, avec la bouffon-
nerie. Il peaufine actuellement un com-
muniqué précisant que le « célèbre »
rappeur et DJ américain Juan Carlos
Noriega, alias JJKO, cherche à acheter
une maison à Airvault pour y vivre à
l’année. L’annonce sera faite le 1er avril.

P E N D A N T C E T E M P S - L À ...
À A I R V A U L T

La mousse


des champions


Frédéric Potet

UN APÉRO AVEC...


RAPHAËL IBAÑEZ


Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Manageur du XV de France,
l’ex-talonneur se définit comme un « faux calme » mais sait faire preuve de diplomatie

« Franchement, je rêve


d’être Steve Carell »


Clément Martel

hommes. « Gamins, on avait organisé les Jeux olympiques
de mon village, Saugnac­et­Cambran, avec des copains.
Quelque chose de bien, avec traversées de rivière et parcours
d’orientation, mais sans balisage. Bon, je me rends compte
aujourd’hui que quand je décidais d’un truc, je ne leur
laissais pas trop le choix. »
Lui qui, entraîneur de Bordeaux­Bègles, emmenait
ses joueurs en expédition dans les Pyrénées pour préparer la
saison, adorerait embarquer les Bleus dans des « aventures
extraordinaires ». « Mon mot préféré c’est “aventure”. Je ne sais
pas si les gens ont des mots préférés, mais on devrait le leur de­
mander. Et toi? » Sur le coup, on bafouille, tentant d’isoler un
terme parmi les nuées de mots que compte le français sous le
regard perçant du bonhomme. « Quelque chose en lien avec la
montagne », finit­on par balbutier alors qu’à la réflexion,
« élucubrations » s’impose. L’aventure, donc. « C’est difficile de
trouver quelque chose qui apporte autant d’adrénaline que
80 000 personnes au Stade de France quand t’es sur le terrain »,
énonce­t­il, tentant de modeler l’édifice de ses bras. « Pour
essayer de retrouver ce flot d’émotions, j’avais besoin d’être en
prise avec les éléments, la mer et la montagne. » Depuis qu’il a
pris sa retraite, il s’est mis au surf. Quant aux montagnes qu’il
voyait au loin, enfant, elles l’ont acquis à leur cause, au point
qu’il personnalise les paroles de La Marseillaise à chaque fois
qu’il entonne l’hymne national. Dans sa bouche, les féroces
soldats ne mugissent plus dans nos campagnes, mais « dans
nos montagnes ». « Une erreur volontaire », glisse­t­il, surpris
qu’on ait déniché ce jardin secret.
Près du zinc, les habitués du comptoir – membres de
l’encadrement des différentes équipes de France – ont « re­
mis la petite sœur », et quelques mots teintés d’accent du
Sud­Ouest dévalent jusqu’à notre canapé. Ovalie oblige, Mar­
coussis doit être la seule commune de l’Essonne où la bou­
langerie sert des « chocolatines ». Détendu, Raphael Ibañez
confesse son admiration pour la série américaine The Office.
Un « mockumentaire » de bureau centré sur – on ne se refait
pas – un manageur. « Ça rend humble sur les responsabilités »,
s’esclaffe­t­il. Franchement, je rêve d’être Steve Carell. Voilà un
vrai manageur! Il gère son équipe d’une main de maître.
Quand il fait du “parkour” dans le bureau, c’est incroyable. »
Pas de parcours du combattant prévu dans les mois à venir
pour les Bleus, mais Ibañez se verrait bien continuer à les
sortir de leur zone de confort, pour mieux les préparer à ce
qui les attend sur le pré. Conscient qu’une « traversée de
l’Atlantique à la voile » est trop ambitieux au vu du planning
serré des regroupements internationaux, il échafaude des
plans plus accessibles. Avec toujours, le rendez­vous de la
Coupe du monde 2023, en France, dans un coin de la tête. « Ils
n’ont encore rien vu. »
Rien vu, mais déjà goûté à la défaite. Quelques jours
après notre rendez­vous, son XV de France a subi en Ecosse
sa première déconfiture. Et puis le coronavirus s’en est
mêlé, reportant l’ultime rencontre contre l’Irlande – prévue
ce samedi 14 mars – à l’automne. Ce n’est pas encore cette
année que les joueurs vivront la joie intense de remporter
le Grand Chelem. « Ils ne soupçonnent pas ce qu’apporte un
titre en bleu. » L’année prochaine, peut­être.

deux pintes. Ce n’est pas sa buvette fétiche des arènes de
Dax, mais, derrière le zinc patiné du bar du XV de France, à
Marcoussis (Essonne), le manageur général des Bleus « [se]
sent dans [son] élément ». Il offre les mousses et va s’asseoir.
« J’ai une fascination pour la vie de comptoir », ex­
pose Ibañez en lovant son corps musculeux au creux d’un
canapé. Le fait que ses parents aient tenu un café pendant
les six premières années de sa vie n’y est pas pour rien.
Tout comme « la découverte des chaudes soirées de notre
Sud­Ouest » à l’adolescence. Devenu professionnel – et très
vite capitaine des Bleus –, il se voit « freiné dans ces mo­
ments de respiration ». Il bascule de l’autre côté du zinc.
Après tout, le service au bar n’est qu’un autre geste techni­
que pour lui, le talonneur, habitué à servir ses partenaires
en touche. « Aujourd’hui encore, quand j’en ai la possibilité,
je reviens servir pendant les fêtes. Et c’est fascinant la vie que
l’on observe en étant derrière le comptoir. »
On a donc pris l’apéro avec l’ancien capitaine du XV
de France. On nous avait prévenus. « En cette période de
Tournoi [des six nations], il ne va pas picoler, il prendra un
Perrier­tranche. » Raté, une limonade. Le temps d’une soi­
rée, il a délaissé l’équipement réglementaire – survèt’, polo,
voire parka et bonnet si le temps l’exige, frappés du coq,
emblème de la fédération – pour un look plus décontracté.
Veste kaki sur un tee­shirt, jean et baskets blanches. Et,
puisqu’on avait sous la main un spécimen estampillé « fê­
tes de Dax », ces férias qui chaque été animent et arrosent le
Sud­Ouest, on a décidé de lui parler d’eau.
« Il y a un amour de l’eau qui passe en héritage dans
ma famille », reconnaît l’ancien rugbyman. Avec, du côté
paternel, un grand­père réfugié du franquisme et établi, de
l’autre côté des Pyrénées, au bord du gave, où il pêchait ré­
gulièrement de quoi garnir la marmite. « Mon grand­père
puis mon père m’ont toujours ramené au bord de l’eau. Et
aujourd’hui, inconsciemment, je le fais aussi avec mes deux
garçons. » A 47 ans – il ne les fait pas – et onze ans après la fin
de sa première vie, celle l’ayant vu se coltiner les premières
lignes de France, d’Angleterre et du monde sur les terrains,
il ne trouve pas aussi souvent qu’il le voudrait le temps d’al­
ler se ressourcer en bord de rivière. En même temps, en ac­
ceptant la charge de manageur de l’équipe de France, de­
puis l’automne, il savait qu’il entrait dans une lessiveuse,
surtout les mois de janvier, février et mars, où le Tournoi
des six nations se joue.
A la tête du XV de France, il fonctionne en tandem
avec Fabien Galthié et, jusque­là, tous deux pédalent à la
même allure. A Galthié, le technicien, « l’artiste », les affai­
res du terrain. Ibañez, lui, s’occupe du reste. « Je lui ai dit,
“t’inquiète pas, je vais monter au front”. » Le Landais se voit
comme « un diplomate », capable aussi bien de mettre de
l’huile dans les rouages que de taper du poing sur la table. Il
a ainsi fermement renvoyé « dans leurs vingt­deux » les
provocations des entraîneurs de l’Angleterre et du Pays de
Galles, en début de Tournoi. « Je suis un faux calme. En
même temps, il faut être un peu fou pour évoluer en pre­
mière ligne. » Et têtu. Avec le temps, il a affiné sa gestion des
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