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DIMANCHE 15 LUNDI 16 MARS 2020 coronavirus | 7
« L’APHP n’a
jamais connu un
tel phénomène »
Le directeur des Hôpitaux de Paris,
Martin Hirsch, détaille les mesures
prises dans ses établissements
ENTRETIEN
M
artin Hirsch est le
directeur général
de l’Assistance pu
bliqueHôpitaux
de Paris (APHP), le premier
groupe hospitalier de France, avec
trenteneuf établissements et
près de dix millions de patients
accueillis chaque année.
La crise due au coronavirus
estelle la pire qu’ait eu
à affronter l’APHP au cours
de son histoire?
L’APHP a déjà dû faire face à des
grands défis, comme la prise en
charge des malades du VIH dans
les années 19801990 ou les victi
mes des attentats en 2015, mais ja
mais, de mémoire de profession
nels, elle n’a été confrontée à un
phénomène d’une telle ampleur
avec une telle rapidité et une aussi
forte complexité. Je dirais même
d’une telle violence.
A quoi fautil s’attendre dans
les tout prochains jours dans
les hôpitaux du groupe?
Sur les quelque 900 tests de dé
pistage pratiqués hier dans nos
centres, environ 20 % étaient po
sitifs. Une proportion stable de
puis quelques jours. Avec les mê
mes indications, on avait la se
maine dernière un taux bien
plus faible. En cinq jours, le nom
bre de patients en réanimation
est passé de 39 à 89 dans nos hô
pitaux, et il y en aura davantage
chaque jour.
Si on regarde ce qui se passe
dans d’autres pays, il peut y avoir
une augmentation des cas gra
ves de 20 % à 30 % par jour. C’est
ce que nous connaissons aujour
d’hui. Cela représenterait 400 pa
tients nécessitant simultané
ment des soins critiques en Ile
deFrance d’ici dix à quinze jours.
On réajustera peutêtre si on
s’écarte de la courbe qu’on ob
serve actuellement et quand on
aura plus de recul sur la durée de
leur séjour en réanimation.
Estce la fourchette haute
des scénarios sur lesquels
vous avez travaillé?
Nos experts ont établi trois scé
narios. Nous considérons main
tenant être dans le scénario
moyen. Il est le plus proche de la
réalité observée aujourd’hui et
semble le plus en ligne avec ce
qui a été observé dans d’autres
pays. Les modèles montrent une
progression régulière des cas,
puis un plateau, et une dimi
nution lente des cas. Chaque
jour, nous vérifions où nous
en sommes par rapport à nos
projections, et si nous nous en
écartons, nous devrons adapter
notre réponse.
Sur quelle base avezvous
construit cette estimation?
Il s’agit d’extrapolations réali
sées à partir des données chinoi
ses à différents niveaux : la ville
de Wuhan, qui est le premier épi
centre de l’épidémie, la province
de Hubei, qui est la plus touchée,
et l’ensemble du pays.
Pour évaluer l’impact sur nos
hôpitaux, et répartir les moyens,
nous avons regardé ceux qui
avaient été les plus sollicités pen
dant la grande épidémie de
grippe de 2018 et appliqué les fac
teurs multiplicatifs spécifiques
au Covid19. C’est un modèle as
sez solide car il y a une corrélation
avec la proportion de personnes
âgées, et de personnes à risque.
Avezvous envisagé un scénario
à l’italienne, où les médecins
sont obligés de hiérarchiser
parmi les patients à soigner?
Il n’y a pas de telles consignes
données aux soignants. Les réani
mateurs expliquent qu’il ne fau
dra pas surinterpréter des déci
sions qu’ils prennent déjà hors de
période de crise, comme ne pas
engager une réanimation lourde
sur des patients dont le pronostic
est d’emblée défavorable. Ce sont
des choix éthiques, pas l’applica
tion d’instructions.
Nous espérons tous que nous
ne nous retrouverons pas dans
des situations auxquelles nous
ne sommes pas confrontés d’ha
bitude. On travaille pour ne pas
avoir à faire ce qu’on pourrait ap
peler de « l’éthique de guerre ».
Avezvous d’ores et déjà annulé
des opérations programmées,
de manière à libérer des lits et
des soignants?
Nous avons donné instruction
jeudi d’annuler 50 % de la chirur
gie programmée. Vendredi matin
à 11 heures, il y avait déjà 44 %
d’opérations déprogrammées.
Face à la crise, cette maison sait
avoir de la discipline collective et
de la réactivité. Les lits de soins
critiques sont au nombre de 1 500.
Naturellement, en temps nor
mal, 90 % sont occupés. Par consé
quent, la déprogrammation est in
dispensable. Mais les patients qui
attendent une intervention pour
un cancer ou une transplantation
ne seront pas affectés. Il n’y aura
probablement pas d’opération an
nulée en pédiatrie non plus.
Avezvous malgré tout la
crainte d’être à un moment
débordé par l’afflux de
patients graves?
On fait tout pour conjurer ce ris
que. On a par exemple réinjecté
dans les services 260 infirmières
déjà diplômées et formées au bloc
et en anesthésie qui étaient en fin
de formation complémentaire.
Lorsque nous les avons réunies
hier pour leur annoncer qu’elles
allaient être réaffectées dans les
hôpitaux et prioritairement dans
les services de réanimation, il y a
eu d’abord la stupeur, puis les ap
plaudissements.
L’heure est à la mobilisation
générale...
Absolument. Des milliers d’in
firmiers en fin de cursus sont
mobilisables et peuvent complé
ter les aidessoignants. Et près de
4 000 soignants de toutes les
spécialités, retraités depuis
moins de cinq ans, ont été ou
vont être appelés. Pour l’instant,
sur les 450 que nous avons réussi
à joindre, 77 ont dit « oui » et 118
« peutêtre ». Cela représente à
terme un renfort de 400 à 600
professionnels à qui nous pour
rions proposer un contrat attrac
tif pour une durée de deux, trois
ou quatre mois. Il faut tenir sur la
durée. Il y aura de la fatigue, j’es
père qu’il n’y aura pas d’usure. Et
pour cela, je dis à tous : « Venez
aider vos collègues »!
Des centaines de lits sont
fermés faute d’arriver à
recruter des infirmiers
et des aidessoignants. Les
personnels sont épuisés.
L’APHP tiendratelle le choc?
Ce serait mentir que de préten
dre qu’on aborde cette épidémie
dans les meilleures conditions.
Toutes les difficultés qui exis
taient et que nous reconnaissions
avant la propagation de ce virus
ne se sont pas effacées par magie.
Personne ne les oublie. Pourtant
je n’ai croisé aucun soignant qui
me dise qu’il allait mettre moins
d’énergie que d’habitude dans son
travail. Si vous me demandez si les
équipes de l’APHP sont prêtes, je
n’hésite pas à dire oui.
Y atil un risque de pénurie
sur certains matériels,
et particulièrement
de masques de protection?
Il y a des tensions sur certains
matériels, comme les réactifs de
laboratoires pour les tests, car la
demande internationale est
forte. Mais aucune tension n’a
conduit à nous priver.
Concernant les masques, il n’y
a pas de stocks illimités. Nous
sommes obligés d’en tenir
compte dans la façon dont nous
travaillons. Si on décidait d’équi
per tout le monde de masques,
on n’y arriverait pas. D’ailleurs,
les hygiénistes sont loin d’être
unanimes pour recommander le
port généralisé.
Etesvous inquiet d’une
possible diffusion du virus
dans les hôpitaux?
La protection des soignants et
des malades est une préoccupa
tion majeure que nous avons eue
dès le début. A ce stade, au der
nier pointage jeudi, 56 soignants
de l’APHP étaient positifs sur les
dizaines de milliers qui y tra
vaillent. La majorité d’entre eux
semblent avoir été contaminés à
l’extérieur de l’hôpital. Le plus
grand cluster, c’est un dîner du
vendredi soir, il y a dix jours, qui
réunissait 150 soignants.
Quelles mesures avezvous
prises pour limiter ce risque?
J’ai demandé d’éviter ces repas
entre soignants. Nous retirons
une chaise sur deux dans les selfs
et cafétérias. Nous avons fait un
courrier aux agents pour leur dire
de ne pas s’embrasser et de ne pas
se serrer la main, même en dehors
du travail. Je n’avais jamais été
conduit à adresser des consignes
de cette nature! Lutter contre ce
virus redoutablement insidieux
impose des contraintes très fortes
aux soignants, comme à la popu
lation générale. Il faut en avoir
pleinement conscience.
propos recueillis par
françois béguin
et chloé hecketsweiler
« En cinq jours,
le nombre
de patients
en réanimation
est passé
de 39 à 89 dans
nos hôpitaux »
Martin Hirsch, au siège d’Assistance publiqueHôpitaux de Paris (APHP), vendredi 13 mars. BRUNO FERT POUR « LE MONDE »
La sévérité du Covid19 augmente avec l’âge, mais les jeunes ne sont pas à l’abri
L’étude la plus complète réalisée à ce jour en Chine montre clairement que le risque de décès est corrélé à l’âge du patient touché
L
e SARSCoV2 épargnetil
les sujets jeunes? Le nou
veau coronavirus respon
sable du Covid19 paraît bien
avoir une prédilection pour les
sujets âgés, chez qui il entraîne
davantage de formes graves,
comme le montre une étude
d’une équipe chinoise (Fei Zhou
et coll.) parue le 9 mars. Le rap
port de la mission conjointe me
née en Chine par des experts
mandatés par l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) et le
gouvernement chinois allait dans
le même sens : les individus pré
sentant le risque le plus élevé de
maladie sévère et de décès sont
ceux âgés de plus de 60 ans et
ceux présentant une pathologie
préexistante telle qu’une hyper
tension, un diabète, une maladie
cardiovasculaire ou un cancer.
Dans ce second cas, ces affections
peuvent aussi toucher des sujets
moins âgés, mais elles sont plus
fréquentes dans les tranches
d’âge supérieures.
Il semble établi, trois mois après
le début de l’épidémie, que les
jeunes enfants et adolescents
sont moins enclins à développer
des formes sévères de Covid19 et
présentent une mortalité très in
férieure que leurs aînés, si l’on en
croît les données disponibles.
L’étude la plus large réalisée à ce
jour a été menée par le centre de
contrôle des maladies chinois
(CCDC) et publiée le 17 février. Por
tant sur près de 45 000 cas confir
més, elle montre clairement une
augmentation avec l’âge du ris
que de décès pour un individu
infecté par le SARSCoV2. Cette
probabilité passe de 3,6 % pour
les 6069 ans, à 8 % chez les
7079 ans, et à 14,8 % chez les per
sonnes âgées de 80 ans et plus.
Les quinquagénaires sont moins
touchés (1,3 %) et le risque des
cend nettement en dessous de
50 ans : 0,4 % chez les quadragé
naires et 0,2 % tant pour les tren
tenaires, les 2029 ans et les
1019 ans. Aucun décès n’a été
constaté chez les enfants de
moins de 10 ans.
Pourtant, les sujets jeunes sont
bel et bien infectés par le nouveau
coronavirus. La revue Nature Me
dicine a publié, le 13 mars, une
communication d’une équipe
chinoise résultant du dépistage
chez 745 enfants soit ayant été en
contact étroit avec des cas confir
més, soit appartenant à une fa
mille touchée par l’épidémie.
Parmi eux, 10 (six garçons et qua
tre filles, âgés de 2 mois à 15 ans)
ont eu un test montrant la pré
sence du matériel génétique du
SARSCoV2 dans les prélève
ments effectués dans leurs nari
nes. Ils avaient des manifesta
tions cliniques modérées, et leurs
radiographies pulmonaires ne
montraient pas de signe clair de
pneumonie. L’un des dix enfants
ne présentait aucun symptôme.
Les jeunes pas plus contagieux
De nouveaux prélèvements,
cette fois dans le nez, la gorge et le
rectum, ont été ultérieurement
effectués et analysés. Chez huit
enfants, la présence du virus a été
retrouvée dans les échantillons
rectaux, alors même qu’il n’y
avait plus trace du virus dans le
nez ou la gorge. Son élimination
semble donc plus tardive, mais la
possibilité de transmission à par
tir des selles n’est pas pour autant
démontrée.
De même, il n’y a pas encore de
données établissant de manière
certaine que les enfants et les jeu
nes seraient plus contagieux que
les adultes. Cette notion est con
nue dans le cas des virus grip
paux, qui sont beaucoup plus
transmissibles par les enfants
d’âge scolaire que par les sujets
adultes. Elle est moins solide
ment démontrée pour les corona
virus humains.
Si les plus de 60 ans paraissent
plus vulnérables, les sujets plus
jeunes ne sont pas à l’abri de l’épi
démie. Dans son adresse aux
Français, jeudi 12 mars, le prési
dent de la République y a fait ex
plicitement référence : « Ce qui ris
que de se passer, c’est que la mala
die touchera d’abord les personnes
les plus vulnérables. Beaucoup
d’entre eux auront besoin de soins
adaptés à l’hôpital, souvent d’as
sistance respiratoire. (...) C’est
aussi de se préparer à une possible
deuxième vague qui touchera un
peu plus tard, en nombre beau
coup plus réduit, des personnes
plus jeunes, a priori moins expo
sées à la maladie, mais qu’il faudra
soigner également. »
« Deuxième vague » attendue
Cette allusion à une deuxième va
gue ne fait pas référence aux pics
successifs que peuvent connaître
des pandémies, tel que cela a été
le cas avec la grippe A (H1N1)
en 20092010 ou lors de la grippe
espagnole de 19181919, ou aux re
bonds possibles de l’épidémie
lorsque les efforts de distancia
tion sociale, poursuivis pendant
plusieurs semaines, se relâchent.
Emmanuel Macron faisait plus
certainement allusion aux re
tours de terrain des formes clini
ques de Covid19 observées dans
les services de réanimation. Dans
un premier temps, c’est bien chez
des malades âgés et présentant
des pathologies préexistantes
qu’ont été observées les formes
graves, quasiment foudroyantes,
de la maladie, comme on le cons
tate avec la grippe. L’infection
évolue très vite vers une insuffi
sance respiratoire aiguë, éven
tuellement fatale.
Chez des adultes plus jeunes,
l’évolution vers une forme sévère
se fait plus tardivement – d’où la
« deuxième vague » –, à un inter
valle de sept à dixneuf jours
après l’apparition des symptô
mes. A pu être observé chez cer
tains sujets un emballement du
système immunitaire avec une
décompensation due à ce qu’on
appelle un « orage de cytokines » :
ces substances produites par le
système immunitaire servent de
signaux pour diverses cellules
qu’elles activent pour combattre
l’infection. L’orage se produit
lorsqu’elles ne régulent plus cor
rectement, ce qui provoque une
réaction immunitaire excessive,
responsable d’un choc souvent
fatal. Les jeunes adultes ne sont
donc pas à l’abri et le système de
soins doit pouvoir faire face à ce
deuxième défi.
paul benkimoun