18 |économie & entreprise SAMEDI 7 MARS 2020
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ENTRETIEN
M
algré l’épidémie du
Covid19 qui téta
nise la Chine, Jean
Paul Agon, PDG de
L’Oréal, dont le départ est prévu
en 2021, estime que cette crise « ne
remet pas en cause » la croissance
du marché mondial des produits
de beauté ni les ventes du groupe.
Le Covid19 menace la crois
sance mondiale. Avezvous
déjà connu une telle situation?
Cela fait quaranteetun ans que
je travaille chez L’Oréal. J’y suis en
tré peu avant la réunification de
l’Allemagne [en 1990] ; puis j’ai été
nommé par Lindsay OwenJones
pour diriger la zone Asie, en 1997,
en pleine crise économique. Je
suis arrivé aux EtatsUnis à la tête
de la filiale, trois jours avant les at
tentats du 11 septembre 2001, et je
suis devenu PDG de L’Oréal un an
avant la crise de 2008.
Le groupe est, bien entendu, très
concerné par l’aspect humain de
cette crise. C’est une vraie tragé
die humaine, notamment en
Chine, où le groupe emploie
12 000 salariés et 12 000 autres
personnes dans les magasins.
Tous les matins, j’ai une conversa
tion téléphonique avec Fabrice
Megarbane, directeur général de
L’Oréal en Chine, pour faire un
point sur la situation. A ce jour,
aucun de nos salariés n’a été at
teint par ce virus. C’est notre pré
occupation essentielle, mais, d’un
point de vue business, je ne suis
pas plus impressionné que cela
par cette crise du coronavirus.
L’incidence sur l’activité
n’estelle pas importante?
Pas plus que cela. Cette épidé
mie, qui, par définition, sera tem
poraire, ne remet pas en cause, à
long terme, ni la dynamique du
marché mondial des produits de
beauté, ni la croissance du groupe
L’Oréal, ni ses ventes en Chine. Et,
actuellement, notre activité n’est
pas du tout à zéro, grâce à diffé
rents facteurs.
En Asie, L’Oréal réalise désor
mais un tiers de son activité,
devant l’Europe occidentale.
La Chine pèse 14 % des ventes
mondiales du groupe,
vous n’avez donc pas ressenti
de baisse d’activité?
La Chine est le pays où l’ecom
merce est le plus développé. Il re
présente déjà 47 % de notre chiffre
d’affaires en 2019 dans le pays.
C’est un record mondial. En fé
vrier, nos ventes en ligne ont
d’ailleurs très fortement pro
gressé par rapport à février 2019.
Et ce, malgré les circonstances
perturbées. Les Chinois conti
nuent à consommer sur Internet
des produits alimentaires, des
produits d’hygiène et des produits
de beauté. Cette bascule du mar
ché vers le Net protège considéra
blement le groupe et ses marques.
Qu’en estil de vos usines?
Nos deux usines tournent. A
Suzhou [à l’ouest de Shanghaï], la
production a repris le 10 février,
après deux semaines de ferme
ture. A Yichang, à 350 kilomètres
de Wuhan, dans la province d’Hu
bei, une cinquantaine de nos colla
borateurs ont repris le travail sur
notre site. Tout devrait rentrer
dans l’ordre mimars. En Chine,
60 % à 80 % de l’outil industriel du
pays a repris. Ce qui a permis à no
tre écosystème de partenaires et
de fournisseurs de redémarrer.
Fautil craindre
d’autres conséquences,
notamment en Europe?
L’Oréal a suspendu tous les voya
ges de ses collaborateurs jusqu’à
fin mars, par précaution. Il s’agit
d’éviter la propagation du virus et
de protéger nos 86 000 collabo
rateurs. Ce n’est pas pénalisant
pour les affaires.
Bruno Le Maire, le ministre de
l’économie, estime que cette
crise démontre « la nécessité
impérative de relocaliser un
certain nombre d’activités ».
Fautil repenser les chaînes
de production?
Cela ne s’applique pas à L’Oréal,
car nous n’avons jamais délocalisé
notre production. Ce serait ab
surde dans notre secteur. Nous
produisons nos produits de
grande consommation dans nos
bassins de consommation. En
Inde, pour les Indiens. Au Brésil,
pour les Brésiliens. En Chine, pour
les Chinois. La quasitotalité des
produits de luxe – Lancôme,
Armani, Biotherm, Yves Saint Lau
rent Beauté... – sont fabriqués en
France. Bien qu’elle ne représente
que 7 % de notre chiffre d’affaires
mondial, un quart de notre pro
duction sort d’usines françaises.
Mieux vaut prendre le temps de
la réflexion avant de tirer des
conclusions rapides dans le
monde d’aujourd’hui. De nom
breux principes issus de la mon
dialisation de l’économie sont re
mis en cause désormais, et pas
seulement à cause d’un virus : les
conditions tarifaires, les droits de
douane, qui entrent de plus en
plus en ligne de compte, etc. Pour
les entreprises qui sont dans des
chaînes d’approvisionnement
mondiales – dans l’automobile
ou la tech, par exemple –, cela
vaut la peine d’y réfléchir. Ce n’est
pas notre cas.
En France, l’hypermarché
souffre. Quelle sera
sa planche de salut?
Il est normal que la grande dis
tribution subisse des évolutions.
Car les consommateurs ont
changé de comportements. Nous
passons notre temps, chez
L’Oréal, à nous adapter à leurs at
tentes. Et, dans la grande distribu
tion, il n’y a peutêtre pas eu cette
adaptation permanente aux évo
lutions des envies et besoins. Il
faut qu’elle se réinvente pour
inciter le client à se déplacer en
magasin. Car la nouvelle révolu
tion du secteur est l’ecommerce.
Il représente 34 % des ventes en
Chine, 17 % aux EtatsUnis, 11 % en
France, mais seulement environ
4 % en Italie. L’hypermarché doit
tenir compte de cette évolution.
Nous faisons tout pour aider les
distributeurs. Les rayons hygiène
beauté des enseignes françaises
sont souvent très tristes, alors
qu’ils ont su réinventer leurs
rayons de vins, de fromage ou de
charcuterie. Rien d’étonnant à ce
que les consommateurs de pro
duits de beauté aillent acheter
ailleurs! Il faut aider les distribu
teurs à créer de l’attrait.
Le 20 avril, vous présenterez
vos engagements
de développement durable.
Comment une entreprise
cotée, mondiale et relevant du
secteur de la consommation
peutelle être crédible?
L’Oréal n’a pas pris des engage
ments de développement durable
pour être crédible, mais parce
qu’on pensait qu’il fallait le faire.
Il ne s’agit pas d’une question
d’image d’entreprise. Après la
grande crise financière de 2008,
cela a été une révélation pour
moi. Une entreprise du XXIe siècle
ne peut pas seulement être une
entreprise performante d’un
point de vue économique ou fi
nancier. Elle doit être exemplaire,
d’un point de vue environnemen
tal, éthique et sociétal, sur les
questions de parité hommes
femmes, par exemple.
Notre groupe a été reconnu lea
der mondial en matière de déve
loppement durable par le CDP,
l’ONG la plus réputée, en obte
nant durant quatre ans de suite
AAA, la meilleure note en matière
de réduction d’émissions car
bone, de gestion de l’eau et de pro
tection des forêts. Elle a été recon
nue comme l’une des plus éthi
ques par l’Institut Ethisphere,
depuis dix ans, et numéro un
mondial par Covalence, en 2019.
Et L’Oréal a été désignée comme
l’une des entreprises les plus pari
taires en Europe. Equileap vient
de nous classer à la tête d’une
étude portant sur 255 entreprises
de l’Union européenne en ma
tière d’égalité hommesfemmes.
L’écart salarial entre une femme
et un homme était de 2 %, en 2018,
chez L’Oréal, en France, la parité a
été atteinte en 2019.
propos recueillis par
dominique gallois
et juliette garnier
JeanPaul
Agon,
à Clichy
(Hautsde
Seine),
au siège
de L’Oréal,
le 3 mars.
SIMONE PEROLARI
POUR « LE MONDE »
« L’e-commerce
représente
47 % de notre
chiffre d’affaires
en 2019
en Chine »
« tout ce que je peux vous dire, c’est
que la transition se fera de manière extrême
ment harmonieuse. » C’est avec « tranquil
lité » que JeanPaul Agon évoque sa succes
sion à la tête de L’Oréal, numéro un mondial
des cosmétiques, dont le chiffre d’affaires
global flirte désormais avec les 30 milliards
d’euros. Elle interviendra l’an prochain.
« Les statuts de l’entreprise précisent que,
pour le directeur général, tout doit être réglé
avant d’atteindre ses 65 ans, précise le PDG.
Or, je fêterai cet anniversaire le 6 juillet 2021.
Par conséquent, la passation des pouvoirs se
fera vraisemblablement entre l’assemblée
générale annuelle, au printemps, et l’été. »
C’est au comité de nomination du groupe
que revient de sélectionner des candidats
et d’en proposer un au conseil d’adminis
tration. « La priorité va à une candidature in
terne », prévient d’emblée JeanPaul Agon,
balayant, dans la foulée, l’idée que tout se
rait déjà réglé. Pourtant, Nicolas Hieroni
mus, devenu numéro deux du groupe
en 2017, au poste nouvellement créé de di
recteur général adjoint chargé des divi
sions, fait figure de favori.
« Le comité de nomination verra plusieurs
candidats », insiste le PDG. Et pour un
groupe où la parité est une priorité, voir
une femme prendre la direction générale
n’est pas exclu. « Je ne sais pas si ce sera le
cas cette fois, mais c’est une évidence dans le
futur. Plus des deux tiers des salariés de
L’Oréal sont des femmes, elles représentent
aujourd’hui la moitié des dirigeants et com
posent près du tiers de son comité exécutif. »
Découplage des fonctions de PDG
Pas de guerre de succession, donc, dans un
groupe qui a connu seulement cinq prési
dents en cent dix ans d’existence. A la tête
de l’entreprise fondée, en 1909, par Eugène
Schueller (18811957), qu’il a dirigée près
d’un demisiècle, se sont succédé François
Dalle (19182005), aux manettes pendant
vingtsept ans, Charles Zviak (19221989),
durant quatre ans, Lindsay OwenJones
pendant dixhuit ans et JeanPaul Agon,
depuis quatorze ans.
« C’est assez unique », reconnaît ce dernier,
qui a accompli ses quarante et un ans de car
rière dans la société. A l’en croire, cela tient
« aux principes de méritocratie et de coopta
tion », qui président au sein de cette entre
prise, figure du CAC 40. Le dossier est prêt.
Dans la perspective de cette échéance,
M. Agon annonce envisager un découplage
des fonctions de PDG, en nommant un
président du conseil d’administration et
un directeur général. « Lindsay OwenJo
nes, à qui je succédais, a assuré la prési
dence pendant cinq ans, pour me permet
tre de me concentrer sur la direction géné
rale », raconte celui qui occupe le poste de
PDG depuis 2011.
« Il m’a accompagné et cela m’a été extrê
mement utile. » Aujourd’hui, la séparation
des pouvoirs serait d’autant plus justifiée
« qu’en quinze ans les fonctions de gouver
nance sont devenues beaucoup plus impor
tantes, et donc chronophages ». Ce serait
au président de les traiter, pour laisser la
conduite opérationnelle au directeur gé
néral. « Beaucoup d’entreprises ont adopté
cette dissociation des fonctions, et c’est un
gage de stabilité. » A condition, bien sûr,
que le duo s’accorde.
d. g. et ju. ga.
Une succession dans l’« harmonie » prévue d’ici à l’été 2021
« En Chine, l’activité de L’Oréal n’est pas du tout à zéro »
Pour JeanPaul Agon, PDG du groupe, malgré le Covid19, les ventes continuent à progresser grâce au Net
MARISOLTOURAINE
ancienne ministredes Solidarités et de la Santé
répond aux questions deDominique Laresche
(TV5MONDE)etPaul Benkimoun(LeMonde).
Diffusion sur TV5MONDE et sur Internationales.fr
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