Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

4 |international SAMEDI 7 MARS 2020


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Elizabeth Warren renonce à la course à l’investiture


La sénatrice du Massachusetts ne s’est pour le moment pas rangée derrière Bernie Sanders


washington ­ correspondant

E


lizabeth Warren ne sera
pas en 2020 la première
femme élue présidente
des Etats­Unis. La séna­
trice du Massachusetts, après une
série de résultats très décevants,
y compris dans son propre Etat, a
décidé de renoncer, jeudi 5 mars,
à la course à l’investiture démo­
crate. Le plafond de verre, contre
lequel Hillary Clinton s’était
heurtée en 2016, va tenir encore
une élection présidentielle.
Il en a coûté à la sénatrice de
reconnaître qu’elle ne serait pas
capable de tenir cet engagement.
« L’une des choses les plus dif­
ficiles dans tout cela est ce qu’il va
advenir de tous ces “promis,
juré” » – ces promesses faites,
auriculaires liés, avec ses plus
jeunes supportrices, a­t­elle dit,
très émue. « Toutes ces petites
filles vont devoir attendre encore
quatre ans, ça va être dur », a
ajouté Elizabeth Warren.
Après des débuts difficiles liés
à une controverse sur ses ori­
gines en partie amérindiennes, la
campagne d’Elizabeth Warren
avait trouvé sa vitesse de croisière
grâce à un programme charpenté
qu’elle avait réussi à traduire en
courts slogans. « J’ai un plan pour
ça », pouvait­elle répondre pour
chaque dossier. Elle plaidait en fa­
veur de « grands changements
structurels », dont sa taxe sur les
grosses fortunes qui prévoyait de
prélever deux cents sur chaque
dollar au­delà de 50 millions de
dollars (45 millions d’euros), afin
de financer de généreux pro­
grammes sociaux.

Ephémère favorite
Au début du mois d’octobre 2019,
sa progression dans les inten­
tions de vote, étayée par une vé­
ritable capacité à collecter les
dons de campagne, en avait fait
une éphémère favorite, d’autant
que son rival à gauche, Bernie
Sanders, était affaibli par une at­
taque cardiaque. Les tergiversa­
tions de la sénatrice à propos du
financement d’un programme
de protection santé universelle

ont cependant terni sa crédibi­
lité, ce dont a tiré profit le séna­
teur du Vermont.
L’ambition d’Elizabeth Warren
était de tirer le plus possible à
gauche les démocrates, sans aller
jusqu’à se présenter comme une
« démocrate socialiste », l’éti­
quette revendiquée par Bernie
Sanders. La sénatrice a cependant
été prise en étau entre la rési­
lience de ce dernier et l’improba­
ble come­back de l’ancien vice­
président, Joe Biden, qui défend
des positions plus modérées.
Elle s’est maintenue après une
première alerte dans le New
Hampshire, le 10 février, espé­
rant devenir une candidate de
compromis pour le cas où aucun
candidat n’obtiendrait la majo­
rité des délégués nécessaires
pour être désigné. Après avoir re­
chigné, elle a attaqué Bernie
Sanders dans les derniers jours
de sa campagne. C’est « un séna­
teur qui a de bonnes idées mais
dont les trente années d’expé­
rience montrent qu’il réclame
constamment des choses qu’il ne
parvient pas à obtenir, et qui s’op­
pose toujours à des choses qu’il
ne parvient pas à arrêter », a­t­
elle assuré lors d’un meeting à
Houston, au Texas.
En vain. Ses revers à répétition
lors du Super Tuesday, le 3 mars,
ont précipité l’inéluctable. Jeudi,
la sénatrice a refusé d’apporter
immédiatement son soutien à
Bernie Sanders, ou à Joe Biden,
jugeant qu’elle devait auparavant
« reprendre son souffle et réflé­
chir un peu » à la question. Les
louanges tressées immédiate­
ment par le sénateur n’ont pas eu
l’effet escompté.
Cette temporisation a constitué
une mauvaise nouvelle supplé­
mentaire pour l’élu du Vermont
qui n’a pas pu creuser l’écart qu’il
imaginait lors du Super Tuesday.
Alors que son rival accumule au
contraire les ralliements, le ren­
fort d’Elizabeth Warren démenti­
rait l’idée de son isolement.
En théorie, Bernie Sanders
garde toutes ses chances pour
devenir le candidat opposé à
Donald Trump en novembre. En

effet, 62 % du total des délégués
restent à attribuer alors que son
retard sur Joe Biden n’est pas
pour l’instant insurmontable.
Son électorat s’est cependant ré­
duit par rapport à sa première
candidature à l’investiture pré­
sidentielle, en 2016, alors qu’il
n’est pas plus capable qu’il y a

quatre ans de séduire les Afro­
Américains qui soutiennent à
une écrasante majorité son rival.
En Caroline du Nord, M. San­
ders l’avait par exemple emporté
largement en 2016 chez les
électeurs non diplômés (57 %)
comme chez les indépendants
(58 %). Mardi, dans une course à
quatre candidats, Joe Biden a fait
jeu égal avec lui auprès des non­
diplômés et réduit l’écart chez les
indépendants (29 %, contre 34 %
pour Bernie Sanders).

Stagnation frustrante
Lorsque la participation a été en
forte hausse, notamment en Vir­
ginie, en Caroline du Nord, au
Texas ou au Massachusetts, elle a
joué au profit des modérés,
comme dans le New Hampshire
le 10 février. Un désaveu pour le

sénateur qui vante inlassable­
ment sa capacité supposée à ra­
mener vers les urnes, par la har­
diesse de ses propositions, un
électorat qui s’en détourne, no­
tamment les jeunes.
La frustration créée par cette
stagnation a poussé l’un des sou­
tiens de Bernie Sanders, Ilhan
Omar, élue du Minnesota, à re­
gretter publiquement l’obstina­
tion d’Elizabeth Warren au soir
d’un Super Tuesday en demi­
teinte. « Imaginez si les progressis­
tes s’étaient rassemblées comme
les modérés l’ont fait [avec le re­
trait des candidats Pete Butti­
gieg et d’Amy Klobuchar]. Qui
aurait gagné? »
Le sénateur a pris la mesure de
la situation en décidant d’annu­
ler sa participation à un meeting
prévu vendredi dans le Missis­

sippi, qui votera le 10 mars avec
cinq autres Etats. Ce faisant, il a
semblé reconnaître que son re­
tard dans l’électorat afro­améri­
cain, proportionnellement très
élevé dans le sud du pays, est in­
surmontable, ce qui est de mau­
vais augure pour lui en Géorgie
ou en Louisiane.
Le sénateur du Vermont pré­
fère se concentrer sur le Michi­
gan, qui se prononcera le même
jour que le Mississippi et où
125 délégués sont en jeu. Cet Etat
de la Rust Belt – la « ceinture de
rouille » –, où il l’avait emporté
de justesse en 2016 face à Hillary
Clinton, est désormais crucial
pour lui. Une défaite attesterait
de la puissance de la coalition qui
soutient désormais l’ancien vice­
président Joe Biden.
gilles paris

Lula : « Le remède contre Bolsonaro est davantage de démocratie »


Quatre mois après sa libération, l’ancien président brésilien a reconnu, lors d’un entretien au « Monde » à Paris, « des erreurs »


ENTRETIEN


I


l n’a pas changé, ou si peu.
Avec son costume sombre,
son regard fixe et sa voix rau­
que, Luiz Inacio Lula da Silva porte
toujours haut sa faconde. L’ancien
chef d’Etat brésilien (2003­2011) a
quitté, après 580 jours d’incarcéra­
tion pour corruption, sa cellule de
Curitiba en novembre 2019 avec la
même intention de peser sur la
scène politique de son pays.
A 74 ans, le chef de file de la gau­
che brésilienne se dit confiant au
sujet des six procédures judiciai­
res encore en cours contre lui. Il
est de retour, « serein », comme il
le répète, et veut le faire savoir.
Après un premier voyage à
l’étranger consacré à une visite au
pape, à Rome, il a quitté Paris
jeudi 5 mars, après avoir passé
quatre jours à rencontrer hom­
mes et femmes politiques de tous
bords, intellectuels, de nombreux
soutiens ainsi que plusieurs mé­
dias, dont Le Monde.

Le président Jair Bolsonaro a
appelé à manifester le 15 mars
contre son propre Parlement.
Le Brésil traverse­t­il une crise
institutionnelle?
Le Brésil vit un moment diffi­
cile. La démocratie court un vrai
danger. Je pense que Bolsonaro

rêve de mettre en place un régime
autoritaire. C’est la raison pour la­
quelle il provoque ainsi le Con­
grès national. Il sait qu’au Brésil,
le fait de s’en prendre à lui est bon
aux yeux de l’opinion publique. Il
crée des tensions et cherche à pro­
voquer l’embarras de la Cour su­
prême. Je rappelle qu’il a formé
un gouvernement soutenu par
des miliciens. Jamais l’exécutif
n’a ainsi été infiltré par ces grou­
pes violents d’anciens policiers et
militaires dans notre histoire.
Tout cela est très dangereux.

Quels sont les remèdes?
Le remède contre Bolsonaro est
davantage de démocratie. Il sera
candidat à nouveau à la prési­
dentielle de 2022. On doit l’en
empêcher. On peut essayer de
construire une alliance politique
comme nous l’avons fait il y a des
années avant de gagner les élec­
tions [avec des formations de
gauche].

Si le danger est tel, comme
vous le dites, pourquoi ne pas
ratisser plus large et élargir
votre coalition aujourd’hui?
Au Brésil, chaque fois que l’on
évoque une alliance large avec
d’autres formations, celle­ci se
fait au détriment des travailleurs.
C’est systématique! Et je ne le

souhaite pas. Vous savez, tout se
termine par le choix de la popula­
tion. C’est elle qui décide. La classe
politique est le résultat du degré
de la conscience politique de la
société le jour de l’élection. C’est
cela que ce Congrès ne comprend
pas. Les gens votent selon un can­
didat, selon une personne, selon
leur haine ou leur colère... Et
nous, au dernier scrutin, nous
n’avons pas réussi à faire penser
autrement les électeurs.
Prenez Emmanuel Macron. Il
n’est pas le type idéal mais il a ga­
gné l’élection. Il s’est présenté
comme « moderne », comme le
candidat de la nouveauté et de
l’innovation. Mais la nouveauté
n’existe pas! La seule nouveauté
qui vaille est de prendre soin du
peuple. Le reste n’est que de la
gestion quotidienne.

L’ex­présidente Dilma Rousseff
a dit que « la démocratie
au Brésil passe par l’élection
de Lula à la présidence ».
Qu’en pensez­vous?
Non! Le remède pour la démo­
cratie brésilienne est que le peu­
ple accède aux responsabilités de
l’Etat pour prendre soin du pays.
Lula n’est qu’une dent de l’engre­
nage. J’ai conscience de mon im­
portance politique, mais je me­
sure aussi l’ensemble des problè­

mes de la société et la contin­
gence des forces politiques. Je
crois en la démocratie qui trou­
vera toujours des solutions pour
résoudre les problèmes du pays.

Vous avez déclaré que vous,
le Parti des travailleurs (PT) et
vous­même, deviez « assumer
vos responsabilités ». Est­ce
que vous y associez une dose
d’autocritique?
Je n’ai aucun problème avec ça.
Le souci est que la question de
l’autocritique n’a été adressée au
Brésil qu’au PT. Personne n’a ja­
mais posé cette question, par
exemple, à [l’ancien président] Fer­
nando Henrique Cardoso. Bien sûr
que le PT a fait des erreurs! Bien
sûr qu’il s’est trompé et qu’il a
échoué à faire des choses! C’est
pour cette raison que je voulais re­
venir en 2018, pour faire ces cho­
ses que je n’avais pas accomplies,
par manque d’expérience ou parce
qu’il fallait faire des choix.
Par exemple, la réforme de la ré­
glementation des organes de com­
munication. Je ne voulais pas met­
tre en place un système comme
celui en vigueur à Cuba mais plu­
tôt comme en France ou en Alle­
magne, où il existe une liberté de
la presse, une certaine régulation
et la reconnaissance d’un droit de
réponse. Au Brésil, il existe une

censure, une censure de classe. Et
ceux qui détiennent les journaux
sont ceux qui veulent gouverner le
pays. Tout le problème est là.

Quid d’une réforme politique?
On ne fera pas de réforme politi­
que au Brésil avec un tel Congrès.
Quel parti est capable de faire un
compromis sur ce thème? Pas un
seul! Ils ne veulent pas de ré­
forme politique. Tarso Genro, qui
était mon ministre de la justice, a
essayé de faire adopter plusieurs
modifications, mais rien n’est
passé. Parce que les élus se repais­
sent dans les institutions en
place. Les partis ne veulent pas
d’accord et ne changeront pas.
Oui, nous n’avons pas pu faire
tout ce que nous voulions faire.
Comme mettre davantage de gens
à l’université ou encore plus de
gens dans les écoles profession­

nelles. Cela dit, ceux qui souhai­
tent nous voir faire notre autocri­
tique refusent d’évoquer ce que
nous avons fait de bon. Prenez
ceci : quand il y a eu la crise de
2008, près de 100 millions de per­
sonnes ont perdu leur travail dans
le monde développé. Nous, au
Brésil, nous avons créé 20 mil­
lions d’emplois.
Comparons avec les démocrates
nord­américains, qui ont aussi
perdu les élections contre un na­
tionaliste populiste comme
Trump. Ils n’ont pas fait leur auto­
critique. Ils essaient même au con­
traire de ressembler de plus en
plus aux républicains! Ce qui n’est
pas le cas du PT. D’accord, Trump
est fou, il n’a pas de cervelle. Mais
quelle est la différence profonde
d’un point de vue économique en­
tre Joe Biden et lui? Je suis triste
que Bernie Sanders n’ait pas réussi
à gagner davantage lors du Super
Tuesday. C’était mon favori et cela
s’annonce difficile pour lui...
Je me suis toujours posé la
même question : pourquoi avoir
créé le PT? Je l’ai fait parce que je
voulais construire un instrument
politique pour donner de la visi­
bilité et de la voix à ceux qui n’en
ont pas. Aujourd’hui, force est de
constater qu’il n’a pas réussi.
propos recueillis par
nicolas bourcier

« La nouveauté
n’existe pas!
La seule
nouveauté
qui vaille est
de prendre soin
du peuple »

Elizabeth
Warren,
à Cambridge
(Massachusetts),
le 5 mars.
STEVEN SENNE/AP

La sénatrice avait
trouvé sa vitesse
de croisière grâce
à un programme
charpenté, qu’elle
avait réussi
à traduire
en courts slogans
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