LES CADAVRES ONT ÉTÉ RETROUVÉS EN BORD
DE ROUTE, abandonnés bien en évidence, près de Gällivare,
dans le comté du Norrbotten, au nord de la Suède, le
23 février. Plusieurs rennes avaient été dépecés, les morceaux
jetés dans des sacs-poubelle. Les blessures observées sur
l’un des cervidés et les traces ensanglantées qu’il a laissées
dans la neige laissent penser qu’il a souffert pendant des
heures avant de mourir.
D’une violence inouïe, ces actes de barbarie interviennent
après des semaines de menaces et d’insultes contre les Samis
sur les réseaux sociaux. Ce déferlement de haine intervient
après l’arrêt de la Cour suprême suédoise du 23 janvier der-
nier qui, pour la première fois, a reconnu le droit exclusif des
éleveurs d’administrer la chasse et la pêche sur les territoires
où pâturent leurs troupeaux. Ce droit leur avait été retiré par
l’État en 1993, « sans qu’on nous explique pourquoi », précise
Matti Blind Berg, président du Sameby – un groupement
d’éleveurs – de Girjas, entre Gällivare et Kiruna. « Pendant plus
de dix ans, nous avons essayé de négocier avec les parlemen-
taires pour revenir en arrière, en vain », confie-t-il.
En 2009, le sexagénaire et ses collègues, une centaine d’éle-
veurs possédant 12 0 00 rennes, décident de porter l’affaire
en justice. Outre l’importance de la chasse et de la pêche dans
la culture sami, les éleveurs mettent en avant la nécessité pour
eux de pouvoir réguler ces activités, de façon à en limiter l’im-
pact négatif sur leur troupeau, en période de vêlage ou de
LES NOUVEAUX DROITS DES SAMIS
LEUR VALENT DES ENNEMIS.
Texte Anne-Françoise HIVERT
reproduction, par exemple. Mais le cœur de la bataille
juridique est ailleurs : « La question essentielle est bien
évidemment celle du droit à la terre », résume Lars-Anders
Baer, militant et ancien président de l’Association des Samis
suédois. Sur le banc des accusés, l’État fait valoir son droit
de propriété. En face, les éleveurs opposent leur droit
immémorial d’usage des terres, basé sur leur présence dans
le nord de la Suède depuis des siècles.
Le 23 janvier, les cinq juges de la Cour suprême, à Stockholm,
ont confirmé le jugement du tribunal de première instance et
de la cour d’appel qui donnait raison aux éleveurs. « C’est une
décision unique, affirme l’avocate Inger-Ann Omma. Car pour
la première fois, la justice suédoise reconnaît que l’administration
de la pêche et de la chasse est un droit qui leur appartient pleine-
ment, alors que l’État, depuis au moins un siècle, n’a eu de cesse
de tenter de le limiter. » Les magistrats sont allés au-delà de
ce que les plaignants attendaient, en mentionnant dans leurs
motivations, la Convention 169 du Bureau international du travail
(BIT) sur les peuples indigènes. La Suède, qui a participé active-
ment à la rédaction de ce texte adopté en 1989, relatif notam-
ment au droit à la terre, ne l’a toujours pas ratifié, malgré les
demandes des Samis et la pression internationale.
Pour les éleveurs, la victoire est d’autant plus savoureuse qu’elle
intervient après de pénibles journées d’audience. À plusieurs
reprises, l’avocat de l’État a usé du terme péjoratif lapparna
(« Lapons ») rappelant les heures noires de la colonisation et
l’époque où les chercheurs de l’Institut de biologie raciale, fon-
dée en 1922 à Uppsala, venaient « étudier » les Samis, leur infli-
geant de multiples discriminations et humiliations. Or l’arrêt de
la Cour suprême pourrait faire jurisprudence. « Si l’État ne réagit
pas vite en annonçant des réformes, d’autres Sameby pour-
raient aller devant les tribunaux », estime Inger-Ann Omma.
Et pas seulement pour reprendre le contrôle de la gestion
des permis de pêche et de chasse. Mais également pour y faire
valoir leur droit immémorial d’usage de la terre dans les mul-
tiples bras de fer qui les opposent aux projets d’exploitation
des ressources naturelles dans la région.
Le nord de la Suède n’est pas seulement riche en minéraux,
exploités depuis plus d’un siècle par la compagnie LKAB,
contrôlée par l’État suédois. Il est aussi un terrain convoité par
l’industrie forestière et les producteurs d’électricité, qui ont
construit plus d’une dizaine de barrages sur la rivière Lule,
longue de 450 km, et voudraient désormais profiter de ses
paysages balayés par les vents pour y installer d’immenses
parcs éoliens. D’où la violence des réactions, à l’annonce du
jugement, et le déferlement d’insultes et de menaces, certains
commentaires appelant à s’en prendre aux rennes et à leurs
propriétaires. Rien qui n’étonne Niila Inga, éleveur à Kiruna et
ancien président du Sametinget, le Parlement sami : « To u t
petit déjà, dans la cour d’école, on me traitait de lappjävel –
“salaud de Lapon” – et ça ne s’est jamais arrêté depuis. »
Le jugement a aussi provoqué des tensions au sein de la com-
munauté sami, où certains n’acceptent pas qu’une petite
minorité puisse jouir de droits auxquels eux-mêmes n’ont pas
accès. Pour Lars-Anders Baer, « la responsabilité en incombe
à l’État, qui a décidé que seuls les éleveurs et propriétaires
de rennes pourraient appartenir à un Sameby, qui est l’unique
dépositaire du droit d’usage de la terre. »
« Cet arrêt de la Cour suprême est donc avant tout une consta-
tation de l’incapacité de l’État suédois à défendre sa population
autochtone », lâche Inger-Ann Omma. À Girjas, Matti Blind
Berg, pour sa part, veut voir le côté positif : les condamnations
fermes des menaces et insultes par la ministre de la culture et
le premier ministre. Et surtout, le mouvement de solidarité
inédit sur les réseaux sociaux derrière le hashtag backasápmi
- « soutenez les Samis ».
Un éleveur
de rennes sami
dans la province
de Västerbotten
en février 2014.
En janvier, la justice a accordé aux éleveurs
de rennes, et contre l’État suédois qui en
est propriétaire, le droit exclusif de régir la
chasse et la pêche sur leur terre ancestrale.
Depuis, les représailles se multiplient...
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LA SEMAINE
Rob Schoenbaum/Zuma/REA