Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

La danse, c’est pourtant ce qui l’a forgé,
façonné, ce qui l’a fait exister. Germain Louvet
n’était pas programmé pour devenir un agita-
teur en collant, il est le pur produit d’un système
fondé sur l’excellence, l’obéissance aux règles et
une sélection impitoyable. Un gamin passionné,
élevé dans un  hameau de 50  habitants en
Bourgogne au sein d’une famille de la classe
moyenne – un père cadre commercial dans le
phytosanitaire, une mère assistante sociale –,
monté au firmament au prix d’un travail
acharné. Des parents aimants et ouverts, mais
ni intellos ni artistes, qui font beaucoup de sport
– ski de fond, cyclisme, rando...
Dans les vidéos familiales, on voit Germain danser
dans son coin à l’âge ou d’autres empilent encore
des cubes de couleurs. À 4 ans, quand ses parents
lui demandent quelle activité il veut faire, il répond
« de la danse, comme mes copines de l’école ». Ça ne
pose de problème à personne dans la famille.
Comme quand il se déguise en fille. « Je n’étais pas
très genré, se souvient-il. Je ne me sentais pas
appartenir à un camp. J’aimais bien mettre des
robes chez moi et jouer aux Barbie, mes parents et
mes deux frères étaient très fluides avec ça. »
Il prend une fois par semaine un cours de modern
jazz dans la salle polyvalente de Givry (Saône-et-
Loire), une ancienne gare où un de frères pratique
le judo. À l’école, il essuie quelques railleries, on
l’appelle « Germaine », on lui dit : « Tu fais de la
danse, tu es une fille. » Il ne comprend pas de quoi
on lui parle. Son professeur repère en lui des dis-
positions particulières et encourage ses parents à
l’inscrire au conservatoire de Chalon-sur-Saône. Il
a 7 ans, découvre la danse classique, les positions,
la barre (« une langue comme une autre », assure-
t-il) et démarre une décennie de concours et
d’examens de passage. Il souffre sans trop de
peine : « Je ne me souviens pas d’une seule fois où
je suis allé danser à reculons, même les jours de
grand beau temps, même ceux de grand froid,
même à l’adolescence. La danse fait partie de mon
quotidien, je l’ai toujours vécue comme un acte
joyeux. » Sa mère, Pascale Louvet, se souvient :
« On s’est laissé porter par lui. On ne connaissait
rien à la danse, alors on a suivi. Germain était dans
le plaisir, il ne se plaignait jamais. Tant qu’il était
content, on était content. »
À 12 ans, il est admis à l’école de danse de l’Opéra
de Paris. Il a adoré se retrouver « H24 dans un
collectif avec uniquement des gens comme [lui] qui
aimaient la danse ». Il découvre le jeu, l’interpré-
tation et ce « pays imaginaire qu’est le spectacle.
Comprendre qu’on peut raconter des histoires,
monter sur scène, mettre des costumes a quelque
chose de magique ». L’exigence des professeurs et
la discipline ne l’effraient pas : « Je les vivais
comme le moyen d’assouvir ma passion. » Le sys-
tème des points, la compétition interne, les aban-
dons, la sélection sont plus difficiles à vivre. « En
cinquième, nous étions 34, en terminale, 12. Tous
les ans, c’était dur de dire au revoir à ceux qui
étaient virés. » À chaque fin d’année, tous les pen-
sionnaires sont priés de faire leurs bagages et de
quitter leurs chambres. La porte refermée, ils
attendent le verdict dans l’entrée. Seuls ceux qui


sont autorisés à poursuivre ont le droit de retourner avec leurs
valises dans le bâtiment de Nanterre. Cruel rituel qui lui laisse un
souvenir « violent ». Il découvre l’injustice des blessures, de ceux qui
grandissent trop ou pas assez, ou pas comme il faut, la « sélection
naturelle ». Il a de la chance, son corps « a poussé dans le bon sens ».
« C’est un danseur-né, dit de lui Hugo Marchand. Son corps est par-
fait pour la danse classique, une musculature longiligne, un petit
bassin, des épaules larges, des bras très longs, des lignes pures. »
À l’écouter, jusqu’à ses 16  ans, Germain Louvet « monte sans
panache » dans le ventre mou de l’élite. Les deux dernières années,
il finit premier. Entre-temps, il a « réglé des choses », a assumé son
homosexualité. « J’étais dans l’acceptation de qui j’étais, dans l’apai-
sement, tout s’est aligné. » Il attend néanmoins d’avoir 18 ans, l’âge
de son entrée au Ballet, pour annoncer ses préférences à ses parents :
« Je sortais avec des garçons depuis mes 15 ans, mais je n’arrivais pas
à le dire. J’avais honte, je me sentais sale, pourtant je savais que ça ne
ferait pas un drame chez moi. » « On est de la campagne tous les deux,
issus de familles bien cathos, ça a été compliqué pour lui de se confier,
je lui tendais des perches, il ne répondait pas, raconte sa mère. Quand
il l’a dit, il n’y a pas eu de gêne de notre côté. On adore nos enfants,
on les trouve super! »
En 2011, le jeune homme réussit le concours du Ballet, puis gravit
les échelons : il passe de quadrille à coryphée puis à sujet et pre-
mier danseur. L’ancien danseur étoile Hervé Moreau, qui le coache
régulièrement, l’a rencontré quand il a intégré la compagnie :
« C’est un talent brut que la nature a bien gâté. Il a un corps fait pour
ça, une tête bien remplie et un mental solide. On l’a repéré tout de
suite, il y a des évidences qui sautent aux yeux. » « On sentait qu’il
en avait sous le coffre, confirme Brigitte Lefèvre, directrice de la
danse à l’Opéra de Paris de 1995 à 2014. Il n’était pas uniquement
dans la pirouette et la performance, il s’intéressait à l’histoire de la
danse et au jeu. » Benjamin Millepied, qui lui a succédé, fait griller
les étapes au prodige en lui confiant son premier rôle d’étoile dans
Casse-Noisette avec Léonore Baulac. En décembre 2016, le direc-
teur de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner, annonce sur scène,
comme c’est la coutume, à l’issue d’une représentation du Lac des
cygnes, sa nomination d’étoile sur proposition de la nouvelle direc-
trice de la danse du Ballet, Aurélie Dupont. La consécration.

GERMAIN


Louvet a le même amoureux
depuis quatre ans, le mili-
tant d’extrême gauche Pablo
Pillaud, 30 ans, responsable
éditorial de la revue Regards. Il aimerait avoir des enfants, mais n’a
pas encore trouvé son chemin pour y parvenir, entre la GPA qui lui
pose des questions éthiques et l’adoption qui semble quasiment
impossible pour les couples gays. C’est son compagnon qui l’a ini-
tié à la politique. Chez les Louvet, ce n’était pas vraiment un sujet.
Ses parents, plutôt de gauche, sont devenus macronistes et, de son
propre aveu, « favorables à la réforme des retraites ». S’il reconnaît
avoir été sensibilisé au débat public par son compagnon, il s’agace
qu’on le soupçonne « d’être manipulé ». « Germain lit beaucoup, il
pense par lui-même, il réfléchit, il est en pleine construction »,
appuie, de son côté, Pablo Pillaud qui concède lui avoir apporté
un environnement amical et intellectuel, de Clémentine Autain à
Raquel Garrido de La France insoumise, en passant par les écri-
vains Édouard Louis et Didier Eribon.
Germain Louvet, qui ne cache pas être de gauche, n’a pas attendu
la réforme des retraites pour battre le pavé. « Marcher dans la rue
est une manière très douce de dire les choses, explique-t-il. C’est
agréable de se rendre compte qu’on est plusieurs à partager une
opinion ou une indignation. » Ses premières manifs, il les a faites
contre les opposants au mariage pour tous. Depuis, il s’est rendu
à la marche pour le climat, à celle des femmes et au controversé
rassemblement contre l’islamophobie. « Quand on manifeste, on
n’est pas forcément d’accord avec tous les organisateurs ou

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LE MAGAZINE

Louis Canadas pour M Le magazine du Monde
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