Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1
artistes, grâce à la vente de dessins
préparatoires, de collages et de
maquettes ; il sera fabriqué en
Allemagne et respectueux de l’envi-
ronnement, le tissu utilisé pour l’em-
paquetage étant recyclable.
La veille du vote, qui se tient le
25  février  1994 à Bonn, Rita
Süssmuth n’est guère optimiste et
va jusqu’à parier une caisse de
champagne que le projet capotera.
« Selon ses calculs, le compte n’y était
pas », rapporte Christo qui passe
une nuit blanche. Lorsqu’il prend
place dans le balcon réservé aux
visiteurs du Bundestag, l’artiste est
« dévasté ». D’autant plus que
Jeanne-Claude, qui a dû s’envoler à
New York pour rencontrer des col-
lectionneurs, n’est pas à ses côtés.
Tout au long de ce débat inédit – ce
n’est pas tous les jours qu’un parle-
ment national discute d’art –, Helmut
Kohl ne pipe mot, mais tapote son
carton rouge en guise de consigne de
vote contre le projet, le carton bleu
étant celui des partisans. C’est à
Wolfgang Schaüble, président du
groupe CDU au Bundestag, qu’échoit
la tâche d’argumenter contre une
performance qui, expose-t-il, « risque
de polariser les Allemands plutôt que
les réunir ». Le député Heiner
Geissler, membre aussi de la CDU, y
voit au contraire l’occasion pour
l’ Allemagne d’offrir « un visage tolé-
rant et ouvert ».

APRÈS


soixante-dix
minutes de
palabres, quinze
longues minutes de décompte des
voix, le verdict tombe : le projet
l’emporte par 292 voix contre 223. À
peine l’état-major de Christo a-t-il le
temps de se réjouir qu’il doit se
mettre à pied d’œuvre. « Je n’ai
jamais autant travaillé de toute ma
vie que cette année-là », sourit
Roland Specker, qui négocia l’em-
prunt du couple auprès de la
Deutsche Bank. « Je n’ai même pas
pu voir à quoi ressemblait Berlin »,
abonde Wolfgang Volz, qui doit
gérer une équipe de 2 000  per-
sonnes, dont 90 alpinistes.
Première étape, la fabrication du
tissu, ainsi que les tests chromatiques
– l’argenté qui se marie si bien au ciel
métallique berlinois l’emporte sur le
blanc initialement envisagé. En
avril 1995, les premiers éléments de
la structure métallique sont envoyés
à Berlin. Le 16 juin, à 2 heures du
matin, sept camions chargés de tissu
quittent l’aéroport de Tempelhof, où

ils étaient stockés, et arrivent trois
heures plus tard au Reichstag. Le
montage démarre le 18  juin, vite
interrompu par un avis de tempête.
Les badauds affluent pour suivre le
ballet des alpinistes, applaudissant à
chaque pan de tissu déroulé.
La police, elle, est sur les dents. Le
19 juin, un déséquilibré décoche une
flèche de feu, mais la toile ignifugée
résiste. Par mesure de sécurité, on
adjoint des gardes du corps à Christo
et Jeanne-Claude, qui se voient
contraints de revêtir des gilets pare-
balles. En panique, le couple stocke
son sang à l’hôpital le plus proche,
pour disposer de réserves s’ils
venaient à être blessés. Craignant
que des petits malins taguent le tissu,
l’équipe stocke aussi cinquante litres
de peinture argentée et du solvant.
Qui finalement ne serviront jamais.
Kohl, qui voyait dans l’empaquetage
une « atteinte à la dignité » du monu-
ment, refuse de l’inaugurer.
Qu’importe! Le peuple, lui, est
conquis. « J’étais fier comme un père
devant le spectacle de fin d’année de
son enfant », se souvient Michael
Cullen, alors loin d’imaginer le suc-
cès à venir. De jour, couples et
familles s’y rassemblent, tandis que
la nuit est propice aux concerts,

strip-teases et plus si affinités. « Il y
avait un esprit Woodstock, avec une
différence majeure : on avait prévu
davantage de toilettes! », s’amuse
Wolfgang Volz. « On avait l’impres-
sion d’être en bord de mer, il y avait
quelque chose de léger dans l’air, ren-
chérit Michael Cullen. Les gens se
sentaient libres face à l’œuvre. Ils
n’avaient pas besoin d’être bien habil-
lés, de payer, de présenter une carte
d’identité, il n’y avait aucune barrière
de protection. C’était à personne et à
tout le monde. » L’architecte britan-
nique Norman Foster, qui, après les
deux semaines d’emballage, allait
commencer ses propres travaux, se
souvient aussi de « l’ambiance zen et
festive » : « Symboliquement, l’embal-
lage et le déballage ont eu un effet
cathartique, préparant les gens à la
renaissance du Reichstag », ajoute
l’architecte qui, par la suite, a acheté
des œuvres à Christo. Le Bundestag
s’installera dans l’édifice en 1999.
L’emballage du Reichstag cristallise
si bien le nouveau consensus natio-
nal que les politiques – même les
plus hostiles – réclament des pro-
longations au-delà du 7  juillet.
Christo et Jeanne-Claude refusent,
par crainte de voir leur œuvre trans-
formée en attraction touristique ou

en logo politique. D’ailleurs, au
même moment, un autre projet
occupe leur esprit, celui de Central
Park. « Quand vous attendez aussi
longtemps quelque chose comme le
Reichstag, et qu’enfin il voit le jour, à
la fin, vous ne pouvez plus le suppor-
ter », lâche Christo.
Un quart de siècle plus tard, que
reste-t-il de cet événement qui fit la
« une » des médias du monde entier?
« Pas grand-chose », soupire Roland
Specker, qui regrette « le manque
d’enthousiasme » de l’élite politique
berlinoise qu’il a essayé en vain de
mobiliser pour l’anniversaire. Tout
juste la Deutsche Bank organise-t-
elle à partir du 21 mars une exposi-
tion générale sur l’œuvre de Christo
et Jeanne-Claude – et non sur ce pro-
jet spécifique – au Palais Populaire, à
Berlin. « C’est comme ça, conclut
Roland Specker avec philosophie.
Les meilleurs moments dans la vie
sont éphémères. »

« CHRISTO ET JEANNE-CLAUDE, PARIS! »,
AU CENTRE POMPIDOU, À PARIS,
DU 18 MARS AU 15 JUIN.
CENTREPOMPIDOU.FR
« CHRISTO AND JEANNE-CLAUDE,
PROJECTS 1963–2020 »,
AU PALAIS POPULAIRE, À BERLIN,
DU 21 MARS AU 17 AOÛT.
DB-PALAISPOPULAIRE.DE

Marta Nascimento/REA


Aux abords du palais du Reichstag,
à Berlin, le 25 juin 1995.
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