Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1
0123
SAMEDI 7 MARS 2020 planète | 9

tokyo ­ correspondance

L


a Corée du Sud vit désor­
mais au rythme de ces no­
tifications qui défilent sur
les smartphones et dé­
taillent chaque cas de contamina­
tion et son parcours récent pour
alerter les personnes ayant pu être
à son contact. Trois ou quatre mes­
sages par jour à Séoul, bien davan­
tage à Taegu la ville qui regroupe
71 % des contaminations. « Nou­
veau cas confirmé. Un homme de
54 ans habitant du quartier de
Banpo, dans l’arrondissement
Seocho, s’est rendu le 26 février [au
grand magasin] Newcore Outlet ».
D’autres sont plus intrusifs, au ris­
que que des personnes ne soient
identifiées – comme celui concer­
nant une employée de 27 ans de
l’usine Samsung de Gumi (sud),
qui a rendu visite à son ami à
23 h 30 le 18 février, ou ceux révé­
lant des passages dans des love
motels, ces établissements où se
retrouvent les couples.
La mobilisation des autorités
sud­coréennes face au coronavi­
rus est entière, mais peine à faire
oublier un certain aveuglement

au début de la crise, qui aurait
contribué à sa gravité. Vendredi
6 mars, le Covid­19 avait affecté
6 284 personnes – 518 de plus que
la veille – et provoqué la mort de
42 d’entre elles. Ce bilan fait de la
Corée du Sud le deuxième pays le
plus infecté après la Chine.
Séoul a tiré les leçons de la crise
du syndrome respiratoire du
Moyen­Orient (MERS­CoV), qui
avait fait 39 morts dans le pays
en 2015. A l’époque, des patients
avaient circulé d’un hôpital à
l’autre, du fait d’un manque de
kits de test et d’informations, au
risque d’étendre la propagation.

« Drive-in »
Cette fois, la Corée du Sud parvient
à tester près de 10 000 personnes
par jour. La séquence génétique
du virus, partagée par la Chine
avec l’OMS le 12 janvier, a été trans­
mise par les autorités sud­coréen­
nes aux laboratoires pharmaceu­
tiques, et les procédures d’autori­
sation ont été accélérées. Plus de
140 000 tests ont ainsi été réalisés.
Les efforts se concentrent sur
les zones les plus affectées et sur
une secte appelée Eglise Shin­
cheonji (« nouveau monde ») de
Jésus, qui regroupe 60 % des cas
et dont les membres auraient
propagé le virus alors qu’elle
cherchait à développer ses liens
avec la ville chinoise de Wuhan,
épicentre de l’épidémie. Les por­
teurs sont ainsi identifiés plus
tôt, permettant un taux de léta­
lité plus faible qu’ailleurs – 0,6 %
en Corée du Sud, contre 3,4 % en
moyenne mondiale selon l’OMS.

Les individus ayant été en con­
tact avec des personnes s’étant
rendues à Taegu doivent subir
une première évaluation en appe­
lant un numéro vert pour voir un
généraliste ou entrer dans un hô­
pital – pour limiter les risques de
contamination. Une station de
test « drive­in » a même été instal­
lée à Goyang, dans la banlieue
nord­ouest de Séoul : le patient
peut réaliser le test à bord de son
véhicule, réduisant ainsi le con­
tact humain. Un service d’appro­
visionnement en masques a été
mis en place dans les bureaux de
poste. Des pulvérisateurs de solu­
tion hydroalcoolique ont été scot­
chés aux barres d’appui des bus.
Le gouvernement ne cesse d’in­
sister sur sa mobilisation. Mardi
3 mars, en conseil des ministres,
le président Moon Jae­in, portant
un masque chirurgical, a déclaré
la « guerre » au Covid­19 et exigé
que chaque branche du gouverne­
ment passe en « cellule de crise
vingt­quatre heures sur vingt­qua­
tre ». Il a affirmé que le nombre de
personnes infectées par jour avait
atteint son pic autour de Taegu –
du fait qu’une bonne partie de la
secte porteuse a été testée.
Mais les évaluations de
M. Moon suscitent de fortes ré­
serves, tant la réponse de la Mai­

son Bleue, la présidence sud­co­
réenne, dans les premières semai­
nes de l’épidémie, est aujourd’hui
critiquée. Le 13 février, devant les
patrons des grands conglomé­
rats, Moon Jae­in plaçait déjà la
priorité à la relance économique,
prédisant : « le Covid­19 sera passé
sous peu ». La Corée du Sud comp­
tait alors 28 cas, et aucun nouveau
depuis quatre jours.
Le lendemain, leur nombre ex­
plosait, et ses mots semblaient
d’autant plus maladroits que le
pays est en campagne électorale :
les législatives se tiendront le
15 avril et détermineront la marge
de manœuvre du président pour

les deux dernières années de son
mandat de cinq ans. La cote de po­
pularité du chef de l’Etat est tom­
bée de 50 % avant l’épidémie, à en­
tre 42 % et 44 % actuellement se­
lon les instituts de sondage –
après avoir dépassé les 80 %
en 2018 lorsqu’il apparaissait
comme le faiseur de paix entre le
dirigeant nord­coréen, Kim
Jong­un, et le président améri­
cain, Donald Trump.

Accusation d’« incompétence »
Les critiques viennent bien évi­
demment de l’opposition con­
servatrice, qui taxe le président
progressiste d’« incompétence ».
Elles proviennent aussi de la
communauté des médecins.
L’Association médicale de Corée
(KMA) avait suggéré dès le
26 janvier de restreindre les arri­
vées de voyageurs en prove­
nance de Chine, comme l’ont fait
Singapour ou le Vietnam. « Nous
avons demandé à de nombreuses
reprises de bloquer les personnes
venant de Chine, mais le gouver­
nement ne voulait pas en enten­
dre parler, explique le Dr Choi Jae­
wook, professeur de médecine
préventive à l’Université de Co­
rée et président du comité d’ana­
lyse scientifique de l’Association
des médecins de Corée. La raison,

tout le monde le sait, est politique,
elle est diplomatique ».
La Chine est le premier parte­
naire commercial de la Corée du
Sud et Séoul attend une visite du
président Xi Jinping. Envisagée
au premier semestre, elle serait la
première depuis l’entrée en fonc­
tion de M. Moon et depuis la crise
diplomatique consécutive au dé­
ploiement en 2017 d’un système
américain d’interception de mis­
siles, le Thaad, sur le sol sud­co­
réen. L’opinion, elle, constate que
plusieurs provinces chinoises
n’ont pas hésité à restreindre, fin
février, l’arrivée de Sud­Coréens.
Les soutiens du gouvernement
font valoir que pour un pays
aussi ouvert aux échanges avec le
reste du monde, il est illusoire de
penser pouvoir se claquemurer.
Mieux vaut, dès lors, identifier
les cas le plus tôt possible et ap­
porter la réponse médicale la
plus adaptée – même si une qua­
rantaine est imposée aux voya­
geurs ayant visité la province chi­
noise du Hubei au cours des deux
dernières semaines. Mais en
pleine campagne, et alors que le
nombre de malades continue de
grimper, l’argumentaire officiel
peine à se faire entendre.
philippe mesmer
et harold thibault (à paris)

Désinfection dans une station du métro de Séoul, mercredi 4 mars. LEE JIN-MAN/AP

« LE COVID­19 SERA PASSÉ 


SOUS PEU », AFFIRMAIT LE 


PRÉSIDENT MOON JAE­IN, 


LE 13 FÉVRIER. LE 


LENDEMAIN, LE NOMBRE 


DE CAS EXPLOSAIT


En Corée du


Sud, un système


de tests à


grande échelle


Le gouvernement veut faire oublier


sa gestion erratique en début de crise


Séoul

Taejeon
Gumi

Goyang

Mer du Japon
Mer de l’Est

Mer Jaune

100 km

Taegu

CORÉE
DU SUD

CORÉE
DU NORD

Pourquoi le taux de létalité varie selon les régions du monde


L’éventualité d’une virulence modifiée du SARS­CoV­2, évoquée par une publication chinoise, n’est à ce jour pas confirmée


L


e Covid­19 « est une maladie
sérieuse. Il n’est pas mortel
pour la plupart des gens,
mais il peut tuer ». C’est le constat
qu’a énoncé devant la presse, jeudi
5 mars, le directeur général de l’Or­
ganisation mondiale de la santé,
Tedros Adhanom Ghebreyesus.
Deux jours auparavant et dans le
même cadre, il avait indiqué :
« Globalement, environ 3,4 % des
cas de Covid­19 signalés sont décé­
dés. En comparaison, la grippe sai­
sonnière tue généralement moins
de 1 % des personnes infectées. »
Alors que la barre des
100 000 cas se rapproche rapide­
ment et que le nombre cumulé de
décès avoisine les 3 400 dans le
monde, une autre statistique est
à souligner : sur les plus de
57 000 personnes ayant été infec­
tées, pour lesquelles on connaît
l’issue de la maladie, environ 6 %
sont décédées, les 94 % autres pa­
tients ayant guéri.
Le Covid­19 ne semble pas avoir
la même gravité et la même léta­
lité partout où existent des foyers

et des chaînes de transmission.
C’est ce que l’on observe en Chine,
mais aussi hors de ce pays. Les
données recensées à la date du
6 mars par le site de l’université
américaine Johns­Hopkins per­
mettent de calculer la proportion
des personnes infectées qui décè­
dent. Ce taux de létalité varie forte­
ment. En Chine, le Hubei, la pro­
vince où est située la ville de Wu­
han, berceau de l’épidémie et qui
totalise plus de 67 000 cas confir­
més, affiche un taux de létalité de
4,3 %, quand les provinces tou­
chées plus tard sont loin d’avoir un
tel niveau : 1,7 % pour le Henan,
0,5 % pour le Guandong, 0,4 %
pour le Hunan et même 0,08 %
pour le Zhejiang.
Hors de Chine, l’Italie, pays le
plus touché en Europe avec
3 858 cas, le taux de létalité s’élève à
3,8 %, six fois plus que la Corée du
Sud (0,6 %, avec plus de 6 200 cas),
et davantage qu’en France (1,6 %
avec 7 décès) ou le Japon (1,7 %, avec
6 décès). Quatrième pays le plus
touché après la Chine, la Corée du

Sud et l’Italie, l’Iran a un taux de lé­
talité de 3 %.
Comment expliquer ces dispari­
tés? La première des choses est
d’interpréter avec précaution les
calculs sur le taux de létalité. Ils
sont tributaires de la qualité et de
la fiabilité des données. Même
sans que cela soit délibéré, elles
sont parfois loin d’être exhausti­
ves, surtout en début d’épidémie,
où l’on comptabilise surtout les
cas les plus sérieux, ce qui fait su­
restimer la gravité. Mais les cam­
pagnes de tests intensives, comme
c’est le cas en Corée du Sud, identi­
fient des cas bénins d’infection qui
vont « diluer » les cas graves et di­
minuer le taux de létalité.
Le taux de létalité n’est pas une
donnée constante. « Dans toute
épidémie, il existe une tendance à
surévaluer le taux de létalité dans
un premier temps, puis, au fur et à
mesure que l’on détecte plus large­
ment les personnes infectées et que
la prise en charge des formes sévè­
res s’améliore, ce taux baisse. Lors
de l’épidémie d’Ebola en Afrique de

l’Ouest, nous partions d’un taux de
létalité à 70 % ; il est par la suite des­
cendu à 40 % », explique le Pr Jean­
François Delfraissy, président du
conseil scientifique du réseau
REACTing de l’Inserm, destiné à
préparer et coordonner la recher­
che pour faire face aux crises sani­
taires liées aux maladies infectieu­
ses émergentes.

Le facteur temps
L’éventualité d’une virulence mo­
difiée du SARS­CoV­2, évoquée par
une publication chinoise, n’est pas
confirmée par les virologues fran­
çais que Le Monde a sollicités : ils
n’ont pas constaté à ce jour de mu­
tations significatives dans les sé­
quences génétiques disponibles
du nouveau coronavirus.
Au­delà des incertitudes sur la
manière dont le taux de létalité
peut être surestimé ou sous­es­
timé, les écarts entre les provinces
chinoises illustrent l’équation fon­
damentale des épidémies, dont les
deux variables sont, d’une part, les
capacités du système de soins à

faire face et, d’autre part, le facteur
temps. Parce que l’épidémie a
flambé à Wuhan, avec une crois­
sance exponentielle, alors que les
médecins ne savaient pas à quel
virus ils avaient affaire et com­
ment traiter cette maladie, que la
logistique de réanimation n’était
pas déployée à la hauteur de l’af­
flux de cas graves, l’infection a fait
beaucoup de dégâts. Engorgés, les
hôpitaux n’ont plus réussi à
compter les cas, ce qui tend à aug­
menter le taux de létalité. Le déca­
lage dans le temps a permis aux
autres provinces et aux autres
pays de mieux se préparer.
Un système de santé fragile sera
vite incapable de sauver des mala­
des sévèrement atteints. Les pays
possédant un système de santé ro­
buste et organisé ne sont pas à
l’abri pour autant. « Tous les hôpi­
taux, les nôtres compris, sont cali­
brés pour un certain niveau d’acti­
vité. En cas d’afflux massif et brutal
de patients en détresse respiratoire
aiguë, même si les équipes sont
compétentes et disposent du maté­

riel nécessaire, elles peuvent vite
être prises de court. Surtout si en
plus les infections se multiplient
chez les soignants, comme on le
voit en Lombardie [Italie] en ce mo­
ment », décrit le Pr Charles­Hugo
Marquette, chef du service de
pneumologie du CHU de Nice.
Une fois passés les premiers
temps de l’épidémie, « l’enjeu es­
sentiel est donc de préparer le sys­
tème de santé à faire face à une épi­
démie qui va durer, à prendre des
mesures permettant d’éviter un af­
flux brutal d’un grand nombre de
cas sérieux ou graves qui pour­
raient submerger les capacités de
prise en charge », estime le Pr Del­
fraissy. L’interrogation ne porte
pas tant sur le nombre de lits de
réanimation disponibles, que sur
la capacité à maintenir pendant
des semaines une mobilisation
qui risquerait de compromettre la
prise en charge des autres patholo­
gies. D’autant qu’il faudra tout
faire pour éviter la propagation de
l’infection parmi les soignants.
paul benkimoun

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