Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

10 |planète JEUDI 5 MARS 2020


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La Fed à la manœuvre pour doper l’économie


la Réserve fédérale américaine a baissé ses taux, prenant par surprise les marchés et les autres banques centrales


new york ­ correspondant

L


a Réserve fédérale améri­
caine (Fed, banque cen­
trale) a pris tout le monde
de court, mardi 3 mars,
en baissant à chaud ses taux d’in­
térêt d’un demi­point.
C’est la première fois depuis la
grande crise financière de 2008
qu’elle intervient sans prévenir,
et avec un mouvement d’une telle
ampleur. La Fed, présidée par
Jerome Powell, entend ainsi faire
sa part du travail, alors que l’éco­
nomie mondiale est menacée par
l’épidémie due au coronavirus.
Ses taux directeurs évolueront
désormais dans une fourchette
comprise entre 1 % et 1,25 %, loin
des 2,25 % à 2,5 % atteints en dé­
cembre 2018.
Et pourtant, elle n’a satisfait
personne. Ni les marchés, qui
sont repartis à la baisse, après
avoir fortement rebondi lundi
2 mars : l’indice Dow Jones a fini la
journée de mardi en baisse de
près de 3 % (– 2,94 %), tandis que
les taux d’intérêt à dix ans s’effon­
draient de leur côté en séance jus­
qu’à 0,919 %. Ni Donald Trump,
qui a, comme souvent, trouvé que
c’était trop peu (« plus de baisse! »,
a exigé le président des Etats­Unis
sur Twitter). Et ni les partenaires
mondiaux des Etats­Unis, qui ont
été laissés en plan par le cavalier
seul de la Fed, quelques heures
après une réunion des ministres
des finances du G7, qui laissait es­
pérer une coordination mondiale.
Dans leur communiqué, les
grands argentiers de la planète
se disaient prêts à « utiliser tous
les instruments appropriés » pour
atténuer l’incidence économique
de l’épidémie de Covid­19, et en
particulier à prendre des mesures
« budgétaires ».
L’affaire suscite de nombreuses
interrogations. Sur le fond, la
banque centrale américaine se
devait d’intervenir. C’est la thèse
notamment de Patrick Artus,
économiste en chef chez Natixis.
Les taux d’intérêt à dix ans
étaient tombés à un plus bas his­
torique de 1,031 %, bien supérieur
au loyer de l’argent à court terme.
« La courbe des taux était beau­

coup trop inversée », estime­t­il.
Cette situation était une incita­
tion à ne pas prêter aux entrepri­
ses qui risquent de se trouver en
panne de financement.

« La solution viendra des autres »
L’arme monétaire est peu utile
lorsque les usines n’ont plus
d’ouvriers et que les consomma­
teurs sont calfeutrés, mais elle
peut aider, conjuguée avec l’arme
budgétaire, les ménages et les en­
treprises à passer les fins de mois.
L’ennui, c’est que la mesure a ag­
gravé le mal, les taux à dix ans pas­
sant sous la barre de 1 %, mardi.
La Fed comptait sur un effet
psychologique pour montrer aux
opérateurs qu’elle ne laisserait
pas l’économie souffrir sans agir.
C’est raté, pour l’instant. La ban­
que centrale a été poussée à réagir
par la chute des marchés bour­
siers (la plus sévère baisse hebdo­

madaire à Wall Street depuis la
crise de 2008) : il fallait empêcher
la crise sur le terrain d’être ampli­
fiée par une panique financière.
C’est là que survient une autre
question. Etait­ce le bon moment,
alors que Donald Trump multi­
plie les déclarations exigeant une
baisse des taux? La Fed peut don­
ner le sentiment d’être inféodée
aux exigences politiques d’une
administration qui a fait du ni­
veau de Wall Street l’étalon de son
succès économique. Ce reproche
est fréquent, et a notamment été
formulé à l’hiver 2019, lorsque la
banque centrale a mis fin à sa
politique de resserrement du cré­
dit, tandis que les Tweet critiques
du locataire de la Maison Blanche
se multipliaient.
Avec le recul, l’analyse est plus
mitigée : sur le fond, la Fed avait
surestimé la pression inflation­
niste et fixé ses taux à un niveau

trop élevé, estiment de nom­
breux économistes. Le président
américain n’avait pas complète­
ment tort, même s’il avait le dé­
faut de proclamer bruyamment
ses convictions. Mardi, le secré­
taire au Trésor de Donald Trump,
Steven Mnuchin, a salué une déci­
sion dont il a assuré qu’elle était
« non politique ».
Une autre interprétation est
possible : en frappant fort et vite,
la Fed se débarrasse du bébé. La
banque centrale allait devoir,
quoi qu’il arrive, baisser ses taux,
sous la pression des marchés.
Autant le faire tout de suite pour
que le projecteur se braque désor­
mais sur les responsables politi­
ques, à qui revient la tâche de maî­
triser l’épidémie et de prendre les
mesures budgétaires nécessaires.
« Nous savons qu’une baisse des
taux ne peut pas réduire le taux de
contagion, ne peut pas réparer un

processus d’approvisionnement.
Nous ne croyons pas avoir toutes
les réponses, mais nous pensons
que notre action peut doper de
manière significative l’économie »,
a estimé le président de la Fed,
avant de préciser : « La solution à
ce défi viendra des autres. » Le
grand argentier visait les profes­
sionnels de la santé, le gouverne­
ment et le Congrès.

L’administration Trump fait
une partie du travail, alors que le
nombre de cas de coronavirus
déclarés aux Etats­Unis a franchi
la barre des 60 − sans compter les
rapatriés malades de Chine et des
croisières en Asie : selon le Wall
Street Journal, un fonds d’urgence
fédéral pourrait prendre en
charge les soins des 28 millions
d’Américains non assurés.
Ce problème est majeur. Le coût
prohibitif de la santé − un patient
finalement testé négatif au coro­
navirus est ressorti d’un hôpital
en Floride avec une facture
supérieure à 3 000 dollars
(2 685 euros) − est un incitatif
puissant à ne pas respecter les
règles de prévention médicale.
L’affaire est décisive politique­
ment pour Donald Trump, qui a
donné ostensiblement l’équiva­
lent de son salaire trimestriel (soit
100 000 dollars) à la lutte contre le
coronavirus.
Quoi qu’il arrive, la journée de
mardi affaiblit les Européens : la
Banque centrale européenne
(BCE), présidée par Christine La­
garde, a été la dernière à réagir,
lundi, tandis que le G7 n’a pas
permis une coordination.
La BCE, qui se réunit le 12 mars,
dispose d’une marge de
manœuvre minime avec des taux
négatifs de 0,5 point. La Fed lui im­
pose de facto d’agir, mais une
baisse supplémentaire ne ferait
qu’aggraver les difficultés des ban­
ques et des compagnies d’assu­
rances européennes, appauvries
chaque jour par les taux négatifs.
Les observateurs tablent
avantage sur une reprise des opé­
rations non conventionnelles,
comme le rachat de dettes d’en­
treprises non financières. Encore
faudra­t­il convaincre les ban­
quiers centraux de pays mem­
bres comme l’Allemagne et les
Pays­Bas, opposés depuis des
mois à la politique jugée laxiste
de la BCE. Surtout, rien ne dit que
les gouvernements prendront le
relais budgétaire : l’Italie a an­
noncé un stimulus de 0,2 % de
son produit intérieur brut, tandis
que l’Allemagne ne veut pas
lâcher la bride.
arnaud leparmentier

La Chine, quasi paralysée, flirte avec la récession


Les indicateurs mesurant l’activité tant manufacturière que dans les services se sont effondrés à des niveaux inédits


shanghaï ­ correspondance

L


a paralysie de l’économie
chinoise est telle qu’elle se
voit depuis l’espace :
d’après des chercheurs de la NASA
et de l’Agence spatiale euro­
péenne, certains polluants qui
voilent habituellement le ciel
chinois ont quasiment disparu
depuis que le pays est à l’arrêt
pour lutter contre le Covid­19.
Une donnée qui montre à quel
point l’activité a souffert après le
Nouvel An lunaire. Alors que les
entreprises reprennent progressi­
vement le travail, l’inquiétude
grandit sur la possibilité d’une ré­
cession au premier trimestre.
Le produit intérieur brut (PIB)
pourrait reculer de 2,5 % par rap­
port aux trois mois précédents,
d’après la banque d’investisse­
ment japonaise Nomura. Soit une
progression d’à peine 2 % par rap­
port au premier trimestre 2019. Il
faut dire que les indices mesurant
l’activité sont en berne : l’indice
PMI de l’activité manufacturière

pour février, publié samedi 29 fé­
vrier, par le Bureau national des
statistiques, a chuté à 35,7 points,
soit trois de moins que lors de la
crise financière de 2008. La ten­
dance à l’effondrement est la
même du côté des services. L’in­
dice des directeurs d’achat (PMI)
dans ce secteur, calculé par le ca­
binet IHS Markit et publié, mer­
credi 4 mars, par le groupe de mé­
dias Caixin, s’est établi à 26,5, le
mois dernier, contre 51,8 en jan­
vier. Il s’agit du plus bas niveau ja­
mais enregistré. Des indices PMI
inférieurs à 50 indiquent une con­
traction de l’activité.
Quelques jours avant la publica­
tion de ces statistiques, Zhang
Anyuan, un économiste chinois
réputé, qui avait travaillé à la
Commission nationale pour le
développement et la réforme,
chargée de la planification de
l’économie chinoise, avait lancé
l’alerte. « Si en janvier et en mars le
pays parvient à atteindre 6 % de
croissance, mais qu’en février l’éco­
nomie se contracte de 12 %, alors la

croissance sera de 0 % sur trois
mois. Mais, étant donné le pour­
centage d’entreprises qui ont repris
le travail, la consommation d’éner­
gie, le trafic de passagers, celui de
conteneurs et d’autres indices, l’ac­
tivité, en février, pourrait faire bien
pire que la baisse estimée de 12 % »,
a­t­il écrit sur le site du China
Chief Economists Forum, un
think tank proche du gouverne­
ment. Des prévisions bien plus
sombres que celles de ses collè­
gues travaillant dans des institu­
tions officielles, qui tablent en­
core sur une croissance de 5 % au
premier trimestre.

L’incertitude domine
A ce stade, l’incertitude domine,
car le taux de reprise du travail est
encore flou en mars, après un
mois de février quasiment à l’ar­
rêt. Officiellement, la plupart des
provinces ont redémarré le 10 fé­
vrier. Mais, dans les faits, le retour
à l’activité a été très progressif de­
puis cette date. Il faut d’abord ob­
tenir l’autorisation après l’inspec­

tion des autorités locales, celles­ci
vérifiant que chaque usine a mis
en place des mesures de protec­
tion suffisantes : désinfection à
l’entrée des locaux, prise de tem­
pérature, distribution de mas­
ques deux fois par jour... Les en­
treprises doivent aussi attendre
que leurs salariés revenus des
provinces aient effectué quatorze
jours de quarantaine avant de
pouvoir reprendre le travail.
Après une année 2019 marquée
par le plus faible taux de crois­
sance depuis 1990, à 6,1 %, le
rythme attendu au premier tri­
mestre va affecter les objectifs
annuels de la Chine. Le cabinet
britannique Oxford Economics
prévoit une augmentation de
4,8 % du PIB pour 2020. Et encore,
en supposant une forte reprise de
l’activité dans les mois à venir. « Je
ne veux pas sous­estimer l’écono­
mie chinoise et les autorités, expli­
que Louis Kuijs, responsable Asie
chez Oxford Economics. Il y a
beaucoup d’élasticité : je pense
qu’une fois que les ouvriers seront

revenus au travail et que la pro­
duction pourra reprendre norma­
lement, ils feront beaucoup
d’heures supplémentaires pour
rattraper le temps perdu. Je cons­
tate aussi que le gouvernement
fait beaucoup d’efforts dans cette
direction. »

Plusieurs mesures prises
Pour inverser la tendance, la
Chine a déjà annoncé plusieurs
mesures : réduction des prélève­
ments sociaux, baisse des taux
d’intérêts, stimulus par l’investis­
sement public et tolérance pour
les entreprises en difficulté. Les
PME peuvent ainsi retarder le
paiement d’échéances sur leurs
prêts jusqu’à la fin du deuxième
trimestre, a annoncé, dimanche
1 er février, le régulateur de la ban­
que et de l’assurance.
Dans le Hubei (centre­est), le
cœur de l’épidémie, toujours à
l’arrêt, la mesure s’applique aussi
aux grandes entreprises. Mais la
marge de manœuvre de la Chine
en matière de relance n’est plus

Le président
de la Fed,
Jerome Powell,
à Washington,
mardi 3 mars.
ERIC BARADAT/AFP

LA BAISSE DES TAUX 


N’A SATISFAIT NI LES 


MARCHÉS, REPARTIS 


À LA BAISSE, 


NI DONALD TRUMP, 


NI LES PARTENAIRES 


DES ÉTATS­UNIS


celle de 2008, quand le pays avait
injecté plus de 500 milliards
d’euros dans l’économie.
« La Chine est dans une situa­
tion différente : la dette a énormé­
ment augmenté, il y a aussi des
craintes sur une bulle immobi­
lière. Nous pensons donc que le
gouvernement sera plus mesuré.
En 2009, le stimulus a eu des
conséquences négatives et le gou­
vernement en a pris conscience »,
explique Wang Tao, économiste
en chef pour l’Asie chez UBS, si­
tuée à Hongkong.
Surtout, la diffusion du virus à
l’étranger pourrait remettre en
cause les perspectives de reprise
pour le pays. « Jusqu’ici, on se de­
mandait comment le ralentisse­
ment de la Chine allait affecter le
reste du monde, met en garde
Louis Kuijs. Maintenant, on se de­
mande comment l’épidémie dans
les autres pays et son incidence sur
la demande ou sur les chaînes
d’approvisionnement peuvent pé­
naliser la Chine... »
simon leplâtre

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