16 |france JEUDI 5 MARS 2020
0123
Une justice négociée pour mieux
lutter contre les pollueurs
Le projet de loi, voté mardi au Sénat, permettra aux procureurs de
négocier avec les entreprises une amende et la réparation du préjudice
L
es sénateurs ont adopté,
mardi 3 mars, à une large
majorité le projet de loi
sur le parquet européen et
la justice pénale spécialisée. Ce
texte, qui va désormais être exa
miné à l’Assemblée nationale,
comporte un volet important sur
la lutte contre les délits environne
mentaux. Il introduit notamment
une innovation avec la convention
judiciaire d’intérêt public, initiale
ment réservée à la lutte contre la
corruption et le blanchiment de
fraude fiscal. Cet outil de justice
négociée, créé en 2016 par la loi Sa
pin 2, permet aux procureurs de la
République de négocier avec les
entreprises une amende et des
mesures correctives contre l’aban
don des poursuites pénales.
Pour la ministre de la justice, Ni
cole Belloubet, très attachée à ce
volet, il s’agit de renforcer la ré
pression et l’efficacité de la justice.
« Le contentieux environnemental
représente seulement 1 % des con
damnations pénales et 0,5 % des
condamnations civiles. Ces chiffres
ne reflètent pas pour autant la réa
lité des atteintes qui sont portées
quotidiennement à l’environne
ment et à la biodiversité », atelle
justifié, lors des débats au Palais
du Luxembourg.
La réforme crée un nouvel éche
lon intermédiaire entre la justice
de proximité pour les infractions
locales et les pôles nationaux en
vironnement et santé publique
basés à Paris et à Marseille pour
les accidents industriels majeurs
tel l’incendie de Lubrizol à Rouen.
Trentesix juridictions spéciali
sées de première instance seront
créées, une par ressort de cour
d’appel, pour traiter les atteintes
graves à l’environnement, comme
les pollutions d’effluents ou des
sols, ou les infractions au régime
des installations classées qui dé
gradent l’environnement. Mais
certains s’interrogent sur une
telle redéfinition des compéten
ces si aucun moyen spécifique n’y
est consacré.
« Une procédure artisanale »
En revanche, l’irruption de la jus
tice négociée dans le champ des
infractions environnementales
est une petite révolution. Pour
Mme Belloubet, il s’agit d’apporter
une « réponse judiciaire plus ra
pide, ciblant la réparation du préju
dice occasionné et responsabilisant
les entreprises ». L’amende, qui
pourra aller jusqu’à 30 % du chiffre
d’affaires de l’entreprise, sera fixée
en fonction des avantages qu’elle a
tirés de l’infraction et de ses man
quements. Cette alternative aux
poursuites pourra également
comprendre un programme de
mise en conformité de ses prati
ques et procédures sous le con
trôle du ministère de l’environne
ment, et surtout la réparation
dans un délai de trois ans du préju
dice écologique causé.
Applicable aux seules entrepri
ses, personnes morales, et non à
leurs dirigeants ou salariés ayant
participé à la commission des
mêmes infractions, cette conven
tion judiciaire d’intérêt public
permet d’infliger des amendes
considérables à une entreprise
sans lui infliger de condamnation
pénale, synonyme d’un bannisse
ment des marchés publics en
France ou à l’étranger.
Ce type de transaction surtout
utilisé jusqu’ici par le Parquet na
tional financier (PNF) a franchi
une étape symbolique le 31 jan
vier avec les 2,08 milliards
d’euros d’amende infligés à Air
bus. Le tribunal judiciaire de Paris
a validé cette convention conclue
entre l’avionneur et JeanFran
çois Bohnert, le procureur natio
nal financier, pour solder la pro
cédure ouverte pour « corruption
d’agents publics à l’étranger, blan
chiment, abus de biens sociaux,
faux et usages de faux ».
Cette somme représente à elle
seule plus que la totalité des
amendes infligées depuis la pre
mière, en novembre 2017, pour
300 millions d’euros à la banque
HSBC Private Bank Suisse. Dix
conventions ont été conclues en
un peu plus de deux ans par le PNF
(six dossiers) et les parquets de
Nanterre (trois) et de Paris (un).
« C’est un outil parmi d’autres à
la main du procureur. Il prend en
particulier en compte la démarche
volontaire d’une entreprise qui se
rait venue révéler ellemême les
faits ou qui coopère pleinement à
l’enquête et souhaite tourner la
page », explique JeanFrançois
Bohnert. Il ne compte pas en faire
un moyen d’évacuer une part
croissante des près de 600 affai
res actuellement suivies par son
parquet. « Cela restera une procé
dure artisanale. »
Le facteur temps est important
alors que ce type d’enquête avec
des ramifications internationales
peut traîner cinq ou dix ans avant
d’être définitivement jugée par la
justice. Dans le cas d’Airbus, la pro
cédure a duré trois ans et demi.
En revanche, le cas des person
nes physiques n’est pas scellé par
un tel accord. Si aucun des respon
sables du groupe ou des antennes
chargées de verser les commis
sions pour la vente d’avions n’est
nommément cité dans la conven
tion rendue publique sur le site de
l’Agence française anticorruption,
ils peuvent se reconnaître. Les in
vestigations du PNF se poursui
vent sur la responsabilité des uns
et des autres avant de pouvoir en
gager des poursuites.
Selon Eric Dezeuze, avocat qui
est intervenu dans la négociation
de trois conventions judiciaires
(HSBC, Google et Bank of China),
plusieurs parquets de province
songent déjà à recourir à ce nouvel
instrument. « La convention judi
ciaire d’intérêt public est le prolon
gement d’une évolution culturelle
de la justice. Le plaidercoupable,
avec la comparution sur reconnais
sance de culpabilité, avait déjà ga
gné le droit des affaires. Mais ce
nouvel outil a permis à la France de
montrer, notamment aux Etats
Unis, qu’elle était en mesure de
sanctionner sévèrement les attein
tes à la probité », expliquetil.
En entrant dans le champ des dé
lits environnementaux, la con
vention judiciaire d’intérêt public
pourra, potentiellement, porter
sur un nombre d’affaires beau
coup plus important.
jeanbaptiste jacquin
Il s’agit
d’apporter
une « réponse
judiciaire plus
rapide », selon
Nicole Belloubet,
garde des sceaux
Une enquête préliminaire ouverte après
une menace terroriste à FleuryMérogis
Le Parquet national antiterroriste a pris au sérieux un appel à attaquer les personnels
pénitentiaires de la maison d’arrêt, diffusé le 18 février sur Internet
L
a menace est prise très au
sérieux par les services de
renseignement, la justice
antiterroriste et l’administration
pénitentiaire. Un appel à une ac
tion terroriste en détention à
l’égard du personnel pénitentiaire
a été diffusé le 18 février sur Inter
net avec un logiciel de messagerie.
Selon une source judiciaire, le
parquet national antiterroriste,
rapidement alerté, a ouvert une
enquête préliminaire pour « pro
vocation à la commission d’actes
de terrorisme et apologie du terro
risme par le biais d’un service de
communication au public en li
gne ». Vu la nature de la menace,
le parquet a saisi de cette enquête
un grand nombre de services : la
direction générale de la sécurité
intérieure (DGSI), la sousdirec
tion antiterroriste (SDAT) et la
sousdirection de lutte contre la
cybercriminalité (SDLC) de la po
lice judiciaire, ainsi que la police
judiciaire (PJ) de Versailles.
Le Service national du rensei
gnement pénitentiaire a immé
diatement renforcé sa sur
veillance des détenus terroristes
ou de droits communs radicalisés
identifiés comme susceptibles de
passer à l’acte. « Aucun signe pré
paratoire ni agitation particulière
suite à la diffusion de ce message
n’a été décelé pour le moment en
détention », rassure une source
pénitentiaire.
La menace intrigue parce qu’elle
était précise. « Appel pour les frè
res Muwahidin [monothéistes],
les supporteurs et les soldats de
l’Etat islamique [EI] incarcérés en
France, spécialement à FleuryMé
rogis [Essonne] », ainsi débutait le
message demandant notam
ment d’attaquer les surveillants
et la directrice de l’établissement
à l’aide d’armes artisanales.
Ce texte, qui recommande de re
cruter des combattants pour l’EI
parmi les anciens dealeurs de
drogue et les braqueurs, consacre
un paragraphe spécifique à
l’aumônier musulman de Fleury
Mérogis. Dans une phraséologie
mêlant discours de haine et apo
logie du martyr, l’auteur ano
nyme accuse cet imam « d’avoir
vendu sa religion pour plaire
aux mécréants de la France ».
Cet aumônier a participé à des
missions de l’administration pé
nitentiaire sur la prise en charge
de la radicalisation violente. Il a
également participé en tant que
référent cultuel à plusieurs
dispositifs de prise en charge en
milieu ouvert (hors de prison) de
personnes prévenues ou con
damnées dans des affaires liées
au terrorisme islamiste. Des
mesures de protection ont été
prises par le ministère de l’inté
rieur à l’égard des personnes di
rectement visées, la directrice et
l’aumônier.
Echo limité
Si la prison de Fleury est directe
ment évoquée dans la menace,
l’ensemble des maisons d’arrêt
d’IledeFrance a été mis en alerte
et des messages de vigilance par
ticulière ont été diffusés au per
sonnel pénitentiaire. Pour assu
rer « la sécurité périmétrique » des
prisons, et prévenir une attaque
venant de l’extérieur, il a été dé
cidé de recourir, selon nos infor
mations, aux patrouilles de l’ar
mée de l’opération Sentinelle
dans le cadre du plan Vigipirate.
L’enquête a sembletil montré
jusqu’ici que ce message d’appel
à commettre un attentat a reçu
un écho limité. Les services
auraient mesuré que moins de
quatrevingtdix personnes
étaient connectées au moment
de sa diffusion, aton appris de
bonne source. Il aurait égale
ment été peu relayé. « Le rensei
gnement pénitentiaire est désor
mais bien outillé pour mesurer la
résonance que ce type de message
peut avoir en détention et identi
fier ceux qui sont susceptibles de
passer à l’acte », expliqueton à la
direction de l’administration pé
nitentiaire.
Mais l’inquiétude prend un re
lief particulier à l’approche du
5 mars. A la même date il y a un an
survenait au sein de la prison hy
persécurisée de CondésurSar
the (Orne) une attaque terroriste.
Michaël Chiolo, qui effectuait une
peine de trente ans, avait tenté
avec sa compagne venue en visite
de tuer deux surveillants au
moyen d’un couteau en cérami
que. Certains dans la pénitenti
aire redoutent que la date anni
versaire serve de prétexte à une
nouvelle action en détention.
j.b. j.
Pierre Botton au cruel
miroir de l’audience
L’exhomme d’affaires a craqué, mardi, face aux
preuves accablantes de détournement de fonds
P
ierre Botton parle, parle, et
ses mots glissent sur les vi
sages imperméables du
tribunal. Il les a perdus, il le sent, il
s’accroche, il se noie. Il est le jon
gleur qui rate ses balles, le came
lot que personne n’écoute. La ré
demption de l’ancien condamné
pour abus de biens sociaux, abus
de confiance et fraude fiscale en
héraut de la cause pénitentiaire et
de la lutte contre la récidive bute,
mardi 3 mars, au tribunal correc
tionnel de Paris, sur des écritures
bancaires, des transferts de fonds,
des maquillages comptables.
Ils disent une âpre réalité : 60 %
des ressources que son associa
tion Ensemble contre la récidive
tirait des donations de ses géné
reux mécènes ont échoué sur les
comptes de sa société, Au cœur
des prisons, laquelle a réglé, en
trois ans, 618 985 euros de dépen
ses personnelles.
Les destinations des fonds sont
accablantes. On y trouve des
versements de pensions alimen
taires pour ses anciennes compa
gnes et ses filles. La prise en
charge de l’entretien de la piscine,
des factures de gaz, d’électricité
ou d’assurance, d’une villa de
Cannes (AlpesMaritimes), Helen
Roc, propriété d’une société civile
immobilière dont les parts sont
réparties entre les filles de Pierre
Botton et dont son exépouse,
AnneValérie Noir, assure la gé
rance. Montant : 108 542 euros.
« Je cherchais des opérations et des
mécènes dans le Sud », assure
Pierre Botton.
« Voyages personnels »
La même société Au cœur des pri
sons acquitte la moitié du loyer de
son logement parisien et règle les
frais d’aménagement d’une cui
sine. Montant : 90 000 euros. C’est
elle encore qui, au titre des « in
demnités kilométriques » liées à
l’activité de Pierre Botton, finance
les séjours qu’il fait avec sa compa
gne, ses filles ou sa mère à Lon
dres, Amsterdam, Dubaï, les Sey
chelles ou en Thaïlande. Montant :
105 000 euros. « Je reconnais que
ce sont des voyages personnels,
mais jamais, jamais, je n’aurais
pensé qu’ils étaient pris en charge
par ma société! Pour les choses
comptables, Monsieur le président,
je n’ai pas les compétences, je suis
désolé. » Il se défausse sur son as
sistante et son comptable : « Je
m’en remettais à leur autorité. »
La liste continue. Achats « d’ob
jets récréatifs pour adultes »,
comme dit pudiquement l’en
quête, auprès de l’enseigne De
monia, de vêtements de marque,
de maroquinerie, de lingerie.
Montant : 170 000 euros.
« C’est un artiste qui parle devant
vous. Je faisais des photos d’art. Je
m’inspire de Manara, vous voyez...
— L’auteur de BD érotiques?
— Oui, je vois que vous le con
naissez, Monsieur le président.
J’avais rencontré le bras droit de
François Pinault pour Christie’s, le
groupe Lagardère souhaitait faire
un livre avec mes photos, j’ai trois
galeries qui sont susceptibles de
m’exposer... Mais j’ai dû m’arrêter,
ce n’était pas compatible avec mon
activité sur les prisons. Pourtant,
j’y crois, j’exprime tout ce qu’il y a
en moi...
— Il y a aussi une facture de
traitement de cellules graisseuses
par le froid », poursuit sobrement
le président Benjamin Blanchet.
Silence.
« Pardon Monsieur le président,
j’étais dans mes tableaux... »
Pierre Botton se reprend, il veut
convaincre encore, il se jette, il
crie presque. « Je vois bien que
pour vous, tout ça, c’est pas légal.
Mais n’oubliez pas tout ce qui a été
fait! Les parloirs Internet, les im
primantes en prison, les terrains
de sport, mes livres contre la réci
dive, deux cents surveillants qui
montent les marches à Cannes, qui
assistent à des matchs de foot
à Lyon, la Palme d’or contre la réci
dive... Monsieur le président, on a
fait tout ça! Et on s’est battu! J’ai
renversé des montagnes! Alors
quand vous êtes en train de réussir
tout ça, la comptabilité, pfff! »
Le procureur Julien Goldszlagier
s’agace. « Monsieur Botton, vous
avez été condamné pour abus de
biens sociaux. J’ai cru comprendre
que vous en aviez tiré un certain
nombre de conséquences. Qui ré
pond devant la loi de la comptabi
lité de sa société?
— Ben, moi.
— Ben oui. »
De l’enquête du parquet, le pré
sident du tribunal exhume la
déposition de son plus généreux
donateur, PierreAlain Blum, un
richissime homme d’affaires do
micilié en Suisse auquel Pierre
Botton était lié depuis plus de
vingt ans. M. Blum s’était associé
à l’une des sociétés de Pierre Bot
ton et alimentait son compte cou
rant. Il aurait découvert « avec dé
sarroi » la destination de son aide
financière, évaluée à 3 millions de
francs suisses (2,8 millions
d’euros). « J’ai voulu soutenir une
cause, celle des prisons, je n’ai ja
mais voulu financer des dépenses
personnelles. Quand je pense à
tous les patrons du CAC40 que je
suis allé voir avec lui et qui vont dé
couvrir ça! J’ai compris que Pierre
Botton est un grand manipula
teur, un baratineur! »
« Des observations sur cette dé
claration? », demande le prési
dent. Pierre Botton s’accroche à la
barre. Tout son corps tremble. Il
s’effondre en larmes. Au cruel mi
roir de l’audience apparaît un
homme brisé d’avoir trahi une
cause et une amitié.
pascale robertdiard
J U S T I C E
Les époux Balkany
condamnés en appel
La cour d’appel de Paris a con
damné mercredi 4 mars Pa
trick Balkany, 71 ans, à quatre
ans d’emprisonnement dont
un avec sursis pour fraude fis
cale. Son épouse, Isabelle,
72 ans, a été condamnée à
trois ans d’emprisonnement,
également pour fraude fiscale.
Aucun mandat de dépôt n’a
été requis à l’audience. La cour
a condamné les époux à dix
ans d’inégibilité avec exécu
tion provisoire. A l’issue du ju
gement de première instance,
le 13 septembre 2019, M. Balk
any avait été placé en déten
tion à la prison de la Santé. Il a
été remis en liberté le 12 fé
vrier pour raison de santé.
Pavlenski de nouveau mis
en examen et soumis à
des soins psychiatriques
L’artiste russe Piotr Pa
vlenski a été mis en examen
mardi pour « violences ag
gravées » le soir du Nouvel
An et placé sous contrôle ju
diciaire avec obligation de
soins psychiatriques, une
mesure qui s’ajoute à une
expertise psychiatrique de
mandée dans l’affaire Gri
veaux. Les violences se sont
produites lors du réveillon
où il avait été invité par
l’avocat antiMacron Juan
Branco. M. Pavlenski est ac
cusé d’avoir blessé deux per
sonnes au couteau et frappé
une femme. Une informa
tion judiciaire a été ouverte
le 18 février. – (AFP.)
3,
milliards d’euros pour le Trésor public
Les dix conventions judiciaires d’intérêt public conclues à ce jour totali-
sent 3,03 milliards d’euros d’amendes en vingt-sept mois, selon une
étude menée par l’avocat Jean-Pierre Grandjean pour le Club des juris-
tes. Des sommes recouvrées par le Trésor public en quelques jours.
Cinq dossiers sont nés de la collaboration entre le fisc et la justice, et six
portent sur la corruption d’agents publics. Dans la moitié de ces procé-
dures, l’accord prévoit un programme de mise en conformité des pro-
cédures internes de l’entreprise. L’Agence française anticorruption, qui
contrôle ces programmes, facture ce travail à l’entreprise concernée.