Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

26 |culture JEUDI 5 MARS 2020


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Farrell et McNamara, Prix Pritzker 2020


Les deux architectes irlandaises font bondir le nombre de femmes distinguées par le jury


Y


vonne Farrell et Shelley
McNamara sont les
lauréates du prix
Pritzker 2020. Asso­
ciées depuis 1978 au sein de leur
agence Grafton, ces deux Irlan­
daises font bondir le nombre de
femmes lauréates de ce prix créé
par la fondation Hyatt en 1979,
qu’on qualifie communément de
Nobel de l’architecture. Jusqu’à
présent, elles n’étaient que trois,
sur quarante­six lauréats. Zaha
Hadid, la première à avoir
décroché la timbale, restait la
seule à ne pas l’avoir partagée
avec un homme.
Respectivement distinguées
en 2010 et 2017, la Japonaise
Kazuyo Sejima et la Catalane
Carme Pigem le furent en effet en
tant que cocréatrices, avec Ryue
Nishizawa pour la première, avec
Rafael Aranda et Ramon Vilalta
pour la seconde, des agences
SANAA et RCR Arquitectes. Si leur
sort reste préférable à celui de
Denise Scott­Brown, jugée indi­
gne, en 1991, d’être honorée en
même temps que son mari et
associé Robert Venturi, il n’en
reste pas moins ambigu. Le refus
de réparer l’affront fait à cette
pionnière et brillante théori­
cienne du postmodernisme té­
moigne de la puissance inenta­
mée des hommes dans le milieu
et du rôle joué par la fondation
Hyatt dans ce système.
La distinction d’Yvonne Farrell
(69 ans) et de Shelly McNamara
(68 ans), on la doit sans aucun
doute à la composition du jury
qui, fait exceptionnel, comptait

cette année autant d’hommes que
de femmes. Martha Thorne, la di­
rectrice du prix, et le juge Stephen
Breyer, qui préside les jurys de­
puis 2011, siégeaient ainsi aux cô­
tés de l’historien de l’art améri­
cain Barry Bergdoll, des deux lau­
réats du Pritzker que sont le Chi­
nois Wang Shu et la Japonaise
Kazuyo Sejima, de l’architecte es­
pagnole Benedetta Tagliabue, de
la doyenne de l’école d’architec­
ture de Yale, Deborah Berke, et du
diplomate brésilien André
Aranha Corrêa do Lago, actuelle­
ment ambassadeur au Japon, qui
s’adonne à ses heures perdues à la
critique d’architecture.
Aux antipodes du mythe de
l’architecte démiurge, égotiste,
affranchi des conventions qui
s’appliquent au commun des
mortels, « les Grafton », comme
on les appelle parfois, n’ont
jamais joué ni la carte de l’ego ni
celle de la volonté de puissance et
de la médiatisation à outrance. En
nommant leur agence d’après la
rue où elles l’ont installée en 1978,
à Dublin, elles ont d’emblée
affirmé leur foi dans l’ancrage

local, la communauté, le collectif,
et s’y sont tenues.
C’est à Dublin qu’elles ont com­
mencé. C’est là, avec des bâti­
ments comme l’Institut d’urba­
nisme d’Irlande (2002) ou les bu­
reaux du ministère des finances
(2009) qu’elles ont forgé cet art de
tailleuses de pierres qui les carac­
térise, qu’on peut rattacher à
Louis Kahn autant qu’au bruta­
lisme. En prise avec le contexte,
avec la culture, avec ce qu’elles
appellent « l’esprit des lieux »,
elles sculptent des espaces com­
plexes dans des blocs de matière
brute, creusent des brèches pour
faire entrer la lumière du jour.
Si l’essentiel de leur œuvre se si­
tue en Irlande, elles ont aussi
construit ailleurs. A Milan, pour
l’université Luigi Bocconi (2008).
A Lima, où le campus de l’univer­
sité UTEC leur a valu, en 2016, le
prestigieux prix RIBA du meilleur

bâtiment du monde. En France,
où elles viennent de livrer le bâti­
ment de sciences économiques
de l’université Toulouse­I­Capi­
tole, et l’Institut des mines­Télé­
com de Saclay.

Construire et transmettre
Ce goût pour les établissements
d’enseignement reflète une
conviction qu’elles partagent, se­
lon laquelle l’acte de construire
irait de pair avec celui de trans­
mettre – elles ont toutes deux en­
seigné, de fait, dans les universi­
tés les plus prestigieuses du
monde, de Yale à Harvard en pas­
sant par l’Ecole polytechnique fé­
dérale de Lausanne (EPFL). En leur
confiant le commissariat de son
édition 2018, la Biennale de Ve­
nise leur a offert l’occasion de fu­
sionner ces deux aspects de leur
pratique. Autour de la notion de
« freespace », d’espace libre et gé­

Installées
à Dublin, elles
ont affirmé
leur foi dans
l’ancrage local,
la communauté,
le collectif

FEMMES D’EXCEPTION


S


i je veux être une artiste, je
dois être digne de Paris »,
confiait Freda Josephine
McDonald, future José­
phine Baker (1906­1975). Première
interprète métisse de music­hall à
avoir charmé la capitale, l’Améri­
caine originaire de Saint Louis fut
tout autant une héroïne de guerre
qu’une fervente antiraciste, inlas­
sable militante des droits civiques.
Le neuvième volume de la col­
lection du Monde « Femme d’ex­
ception » dresse son portrait. Et
livre des épisodes personnels et
publics d’une femme hors
norme, qui n’a cessé de combat­
tre les paradoxes et les préjugés
des sociétés occidentales.
Née dans la misère, dans le
Missouri, elle s’est hissée, par son
talent et son travail, au rang de
star internationale, sans jamais
se départir de l’altruisme qui l’a
construite. Vedette de la Revue
nègre à 19 ans, simplement vêtue
d’une ceinture de bananes,
en 1925, Joséphine Baker séduit
par ses espiègleries et donne par
sa gestuelle, aussi virtuose que
désordonnée, un pouvoir comi­
que au ragtime et au jazz.
Aussi, pour lancer les Folies­Ber­
gère, en 1926, devient­elle la tête
d’affiche du spectacle La Folie du
jour, offrant une satire de la vi­
sion moderne et colonialiste du
« bon sauvage ». En Amérique,

elle fera front au Ku Klux Klan et
aux humiliations qu’engendre la
discrimination. En Europe, elle
pressent, dès les années 1930, la
montée des populismes et du fas­
cisme qu’annonce Mein Kampf,
d’Adolf Hitler. Sa lutte pour la li­
berté prend sens dans le contre­
espionnage. Recrutée par le
deuxième bureau, elle s’impro­
vise agent français de renseigne­
ment, ce qui lui vaudra, au lende­
main de la guerre, la médaille de
la Résistance.

Vie menée tambour battant
Dès le milieu des années 1950,
elle lutte contre l’antisémitisme
et s’implique en faveur des droits
civiques des Afro­Américains,
aux côtés de Martin Luther King,
allant jusqu’à déchirer son
passeport américain devant les
journalistes. Sur le plan person­
nel, elle reste tout aussi libre.
Quatre maris et nombre de con­
quêtes amoureuses, dont la
romancière Colette et l’architecte
Le Corbusier, rythmeront une vie
menée tambour battant. Ses ha­
vres de paix, le Beau­Chêne, im­
mense bâtisse acquise à 22 ans
au Vésinet, en région parisienne,
puis le château des Milandes,
qu’elle imagine comme un haut
lieu touristique, seront le décor
de son rêve et de son plus intime
combat : une famille multiethni­
que de douze enfants.
Car « les vies » de Joséphine Baker


  • danseuse, actrice, chanteuse,
    meneuse de revue, espionne, mi­
    litante, mère... – traduisent une
    idée fixe, à l’instar d’une utopie
    qui occupa sa vie entière.
    Femme d’exception, elle voulut
    réinventer un monde où les res­
    semblances seraient plus impor­
    tantes que les différences, où l’être
    humain cultiverait sa dimension
    universelle. Ce projet prendra
    finalement corps dans l’héritage
    intellectuel et humaniste qu’elle a
    légué à ses enfants.
    christophe averty


JOSÉPHINE BAKER,


UNE ARTISTE ENGAGÉE


JOSÉPHINE  BAKER
Collection « Femmes
d’exception »,
« Le Monde »
volume 9,
9,99 €. En kiosque à
partir du 4 mars.

néreux, leur exposition célébrait
les puissances émancipatrices de
l’architecture et sa capacité à ré­
concilier l’homme avec son envi­
ronnement.
Depuis, ces bâtisseuses de l’om­
bre sont sous le feu des projec­
teurs. En octobre 2019, elles sont
devenues les quatrième et cin­
quième femmes à recevoir la mé­
daille d’or RIBA, une distinction
créée il y a 171 ans. Mais ni ce prix
ni le Pritzker n’ont perturbé leur
force tranquille. En recevant la
distinction suprême, elles ont
souligné le privilège de pouvoir
exercer le métier d’architecte, et
remercié le jury pour l’honneur
qui leur était fait. Elles ont ajouté
qu’il couronnait aussi « l’ambition
et la vision de leurs clients qui, en
les mandatant, leur ont permis de
réaliser [leurs] bâtiments ». On a
connu plus mégalomane.
isabelle regnier

C I N É M A
Les sorties en France de
deux films reportées en
raison du Coronavirus
Les sorties en France de Miss,
de Ruben Alvès, et Rocks, de
Sarah Gavron, ont été repous­
sées par leurs producteurs en
raison de l’épidémie de coro­
navirus qui a entraîné la fer­
meture par arrêté préfectoral
de 145 salles de cinéma de
l’Oise et du Morbihan. « Au vu
du contexte actuel, Warner
Bros France, en accord avec les
producteurs du film, a décidé
de décaler la sortie de Miss au
23 septembre. Nous préférons
reporter la sortie pour lui don­
ner toutes les chances de ren­
contrer son public », indique le
producteur. La sortie initiale
était programmée le 11 mars.
Pour les mêmes raisons, le
film Rocks est décalé au
17 juin, au lieu du 15 avril.


  • (AFP.)


É D I T I O N
Un ouvrage rare d’Isaac
Newton découvert à la
bibliothèque d’Ajaccio
Un ouvrage très rare d’Isaac
Newton imprimé en 1686,
Philosophiae naturalis princi­
pia mathematica (Principes
mathématiques de la philoso­
phie naturelle), a été décou­
vert au sein de la bibliothèque
patrimoniale d’Ajaccio.
« En faisant des recherches, je
me suis rendue compte que
c’est un ouvrage que l’on s’ar­
rache. Il y a 400 exemplaires
en anglais et 80 en latin. L’édi­
tion en latin s’est vendue à
3,7 millions de dollars lors
d’une vente organisée par
Christie’s, et c’est bien cette édi­
tion », a affirmé Vannina Schi­
rinsky­Schikhmatoff, chargée
de mission conservation et
restauration. – (AFP.)

Shelley McNamara et Yvonne Farrell (à droite), à Venise en mai 2018 FILIPPO MONTEFORTE/AFP

Erwin Wurm


Photographs


04.03.2020


07.06.2020


MEP· Ville de Paris
5/7 rue de Fourcy 75004 Paris

Mercredi et vendredi,11h‒20h
Jeudi, 11h‒22h
Le week-end, 10h‒20h

Erwin Wurm,

Outdoor sculpture (Appenzell)

, 1998 © Erwin

Wurm • Création graphique: Joanna Starck
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