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JEUDI 5 MARS 2020 culture| 25
Julie Deliquet
prend la tête
du Théâtre
GérardPhilipe
Au Centre dramatique national
de SaintDenis, la metteuse
en scène succède à Jean Bellorini
C’
est l’une des figures
de proue de la géné
ration de metteurs
en scène apparue
dans les années 2010 : à 40 ans
tout juste, Julie Deliquet a été
nommée, lundi 2 mars, par le
ministre de la culture, Franck
Riester, à la tête du Théâtre
GérardPhilipe (TGP), Centre
dramatique national de Saint
Denis (SeineSaintdenis). A la
tête de cette maison historique de
la décentralisation théâtrale à la
française, elle succède à Jean
Bellorini, parti depuis le 1er janvier
diriger le Théâtre national popu
laire (TNP) de Villeurbanne.
Cette nomination couronne un
beau parcours, celui d’une jeune
femme dotée d’un mélange de
douceur et de fermeté bien à elle,
qui a su en quelques années, avec
son collectif In vitro, renouveler
l’approche d’un théâtre populaire
à la française, toujours à réinven
ter. Les spectacles créés avec sa
compagnie, La Noce, d’après
Brecht, Derniers remords avant
l’oubli, de JeanLuc Lagarce, Nous
sommes seuls maintenant et
Catherine et Christian ( fin de par
tie), écrits avec la troupe, ont
tourné partout en France.
Puis Julie Deliquet a été sollici
tée par la ComédieFrançaise, où
elle a signé deux créations remar
quables, Vania, d’après Tchekhov,
en 2016, et Fanny et Alexandre,
d’après Bergman, en 2019. Avant
de revenir à la création collective
avec sa troupe, et de signer cette
saison Un conte de Noël, belle
adaptation théâtrale du film
d’Arnaud Desplechin, actuelle
ment en tournée en France.
Dimension sociale et territoriale
De spectacle en spectacle, Julie
Deliquet, ellemême fille de
parents soixantehuitards, et qui
a commencé le théâtre très jeune,
à Lunel (Hérault), a creusé ce
thème familial et générationnel –
notamment à travers celui de la
chute des utopies et de l’héritage
laissé par la génération de 1968 à
ses successeurs.
La nouvelle directrice du TGP
devrait prendre ses fonctions
rapidement, d’ici à la fin du mois,
à la tête d’une maison qu’elle
connaît « sous toutes ses coutu
res », pour y avoir été artiste asso
ciée à partir de 2014, avec son col
lectif In vitro. Son projet a été en
tièrement conçu pour ce terri
toire « passionnant et inspirant »
de la SeineSaintDenis où, avec
sa compagnie, elle a noué des
« liens forts notamment dans le
tissu social », au fil d’ateliers à
l’hôpital, en prison, en Ehpad ou
à la Maison des femmes. Cette di
mension sociale et territoriale
est au cœur de son projet, ainsi
que la question de la transmis
sion, et une attention particu
lière portée aux jeunes éloignés
des milieux de l’art et de la
culture et en décrochage scolaire.
Tout autant que le désir de faire
du théâtre une « ruche » basée
sur la réflexion et l’action collec
tives, qui soustendent son tra
vail. Sur le plan artistique, elle
fait le pari de mettre l’accent sur
les artistes femmes, et sur
l’émergence. « Il y a encore trop
de disparités au niveau de l’accès
à la production entre les créateurs
et les créatrices », soulignetelle.
Elle a donc choisi de s’entourer
de deux artistes associées. La
jeune metteuse en scène Lorraine
de Sagazan, remarquée pour ses
adaptations de textes d’Ibsen ou
de Tchekhov, notamment. Et
l’auteure et comédienne Leïla
Anis : « Elle est porteuse d’une cul
ture, d’origines différentes, très
présentes en SeineSaintDenis, et
d’une histoire de l’exil, aussi. Elle
connaît bien le territoire, elle y
habite, c’est très important pour
moi qu’elle nous accompagne »,
précise Julie Deliquet.
S’agissant de la programma
tion, la saison 20202021 ayant
été quasiment bouclée par son
prédécesseur, la patte de Julie
Deliquet se laissera voir surtout à
partir de la saison 20212022, mais
elle souhaite s’inscrire « dans la
continuité du travail mené par
Jean Bellorini, avec une program
mation reflétant la richesse du
théâtre d’aujourd’hui, et de l’art
populaire qu’on doit défendre à
SaintDenis ».
Ellemême ne signera pas de
création avant cette saison 2021
- La réflexion est en cours
avec son collectif In Vitro sur les
directions à prendre, en termes
de textes et de thèmes. Une seule
certitude : cette création aura
« une couleur plus sociale » que les
précédentes.
fabienne darge
A Saint
Denis,
au Théâtre
Gérard
Philipe,
en septembre
2015.
JOEL SAGET/AFP
Joseph Losey entre film noir
et quête métaphysique
Fuyant le maccarthysme, le cinéaste américain signe avec « Temps
sans pitié » (1957) son grand retour aux affaires cinématographiques
CINÉMA
E
n ouverture de Temps sans
pitié, d’une violence à la
Fuller, un très sale type tue
par intempérance une jeune
femme. Débarrassé de l’intrigue
classique du polar qui nourrissait
la pièce de théâtre dont il s’inspire
(Someone Waiting [1954], d’Emlyn
Williams), Joseph Losey peut, plus
à son aise, faire de ce beau film
noir une intense quête métaphysi
que. Suite à ce crime, le fiancé de la
jeune femme, Alec Graham, qu’on
retrouve hagard et amnésique, est
incarcéré et condamné à la peine
de mort. David, son père, roman
cier alcoolique qui a gâché sa rela
tion avec son fils et qui sort d’une
cure de désintoxication, débarque
alors à Londres pour tenter d’arra
cher Alec des griffes de la mort.
Il s’ensuit de cette exposition
menée à la hussarde tout à la fois
une course contre la montre (le
père doit réunir en vingtquatre
heures les preuves de l’innocence
de son fils), une épreuve rédemp
tionnelle (parviendratil à ne pas
sombrer de nouveau dans son
vice ?) et le dénouement pathéti
que d’une tragédie filiale (la rela
tion entachée d’abandon et de res
sentiment entre le père et son fils).
David, affaibli et isolé par son
problème d’alcool (partagé tant
par son interprète, Michael
Redgrave, que par Joseph Losey),
exposé au mépris moralisateur de
la société environnante et à l’hos
tilité de son fils, n’entreprend pas
moins de se lancer, sans moyens,
dans une enquête menée auprès
des proches de l’affaire.
Cette enquête contribue à éclai
rer des pans du passé – on apprend
ainsi que la victime avait rompu
avec Alec le soir de l’assassinat –,
mais expose plus essentiellement
David Graham à l’expérience pa
thétique de la cruauté de ses sem
blables. La sœur de la victime, dan
seuse légère et bloc de haine pure.
L’ancien condisciple devenu
journaliste réputé, qu’il prie d’in
tervenir pour retarder le délai fatal
et qui l’accable de sa morgue et de
son indifférence. Robert Stanford,
le père du meilleur ami d’Alec,
l’homme entraperçu au début du
film, un selfmademan à moitié
psychopathe au domicile duquel a
été retrouvé le cadavre, et qui lui
impose sa présence passablement
pénible au cours de l’enquête.
Passion sacrificielle
Ce chemin de croix – où le men
songe le dispute au cynisme – met
en valeur les deux figures princi
pales du film et leurs interprètes
respectifs. Du côté de la passion sa
crificielle, Michael Redgrave dans
le rôle de David Graham se révèle
bouleversant, incarnant un per
sonnage masculin empreint à la
fois d’une grande fragilité et d’un
héroïsme qui impose le respect.
Du côté de la figure débridée du
mal, l’acteur australien Leo Mc
Kern fait montre d’un sidérant
abattage dans la peau de Stanford,
haussant la mythomanie débridée
du nanti à un niveau baroque.
Un tel tableau ferait craindre les
grandes orgues compassionnel
les. Il n’en est rien, et c’est toute la
vertu de ce film que d’atteindre à
de tels sommets émotionnels par
des voies aussi sèches et tendues.
On y retrouve par ailleurs ce qui
fait la qualité des meilleurs Losey
- Le Rôdeur (1951), The Servant
(1963), Accident (1967), Monsieur
Klein (1976) –, à savoir le pessi
misme philosophique, la noirceur
morale, l’attention portée aux mé
canismes froids de l’injustice et à
l’invention de faux coupables. En
quoi Temps sans pitié fait écho à la
situation personnelle de Losey, ci
néaste chassé par la campagne fé
roce du maccarthysme qui pour
suit les militants et sympathisants
communistes à Hollywood, les
contraint à la délation, en brisant
leur carrière au besoin.
Convoqué en 1952 par la redou
table commission, Losey, alors en
Italie, choisit d’emblée l’exil. Il en
ressort une période de vaches
maigres, durant laquelle il signe
sous pseudonyme des films en
Europe. Temps sans pitié, premier
film tourné en Angleterre sous
son véritable nom, marque une
heureuse rupture. Son bon ac
cueil en France est soutenu par les
« macmahoniens » – un groupe
de cinéphiles rassemblés autour
de la salle parisienne de l’avenue
MacMahon et de la revue Pré
sence du cinéma. S’ouvre pour
Losey, après la brisure hollywoo
dienne, une période inégale mais
où ses grands films semblent riva
liser avec l’esprit de Franz Kafka.
jacques mandelbaum
Film britannique
de Joseph Losey (1957).
Avec Michael Redgrave,
Leo McKern, Ann Todd (1 h 29).
La vertu
de ce film est
d’atteindre à de
tels sommets
émotionnels par
des voies sèches
et tendues