Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

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JEUDI 5 MARS 2020 styles| 29


Paris c’est (bien) fini


Malgré l’annulation de deux défilés pour cause d’épidémie
de Covid­19, la semaine de la mode est allée à son terme. Avec
du Chanel décontracté et du Louis Vuitton éclectique en apothéose

L


undi 2 mars, une partie de
la presse américaine a
déjà fait ses valises, crai­
gnant qu’une aggravation de la
crise du coronavirus ne compli­
que son retour aux Etats­Unis. Il
faut dire que tous les voyants
sont au rouge : après l’annula­
tion d’une présentation Hugo
Boss et du cocktail du LVMH
Prize le 27 février, Agnès b. et
A.P.C viennent d’annoncer que
leurs défilés n’auraient pas lieu
l’après­midi même.
Ce matin­là, pourtant, Chitose
Abe présente la nouvelle collec­
tion de sa marque, Sacai. Comme
toujours, la créatrice japonaise
hybride les pièces entre elles
pour composer un vestiaire
équilibriste, conceptuel mais
portable. Une saison réussie,
avec un tailoring qui décoiffe. Les
dos de pantalon deviennent des
bas de robe ou de manteau, les
bombers se greffent aux jupes
plissées, les tops en soie s’incrus­
tent dans les vestes, les pulls
fusionnent avec les robes lon­
gues... Chitose Abe ne déstruc­
ture pas, elle restructure.
Le lendemain matin, Chanel
prend possession du Grand­Pa­
lais, comme à son habitude. Jus­
qu’au bout, des rumeurs ont cir­
culé concernant la possible an­
nulation des défilés de ce mardi,
dans l’hypothèse où l’épidémie
atteindrait un pic d’ici là. Mais les
3 200 invités sont présents, dans
un décor qui pour une fois ne re­
constitue pas un lieu en particu­
lier et assume ce qu’il est : un po­
dium de défilé. Les gradins
blancs aux bords noirs suivent
des lignes courbes ; le sol est pavé
de plaques de miroir recouvertes
de vernis mat. Virginie Viard dit
avoir voulu « un élan très simple,
très pur. Du romantisme mais
sans fioritures. Des sentiments
mais pas de froufrous. Du mouve­
ment, de l’air ». Cette simplicité se
retrouve dans la palette du défilé
essentiellement noire et blan­
che, à l’exception de quelques
touches de vert pâle et de rose.
La créatrice propose une garde­
robe peu contraignante, à base
d’amples manteaux, de panta­
lons jodhpurs à boutons que l’on
porte ouverts, laissant apparaî­

tre des bottes à revers conforta­
bles. Pour la première fois, les
tailleurs sont dotés de boutons­
pression, plus faciles à ouvrir. On
voit beaucoup de peau, grâce aux
corsages courts s’arrêtant au­
dessus du nombril ou aux fentes
vertigineuses des jupes. Sur la
chair, des bijoux opulents d’in­
fluence byzantine comme on en
trouve dans les archives de Coco
Chanel. L’attitude des manne­
quins s’accorde à la décontrac­
tion du vestiaire : peu ma­
quillées, les cheveux lâchés, elles
déambulent bras dessus bras
dessous, sans se presser.
« Virginie n’est pas Karl [Lager­
feld], elle habille les femmes avec
son œil de femme », assure Bruno
Pavlovsky. Le directeur des acti­
vités mode de Chanel semble
aussi satisfait du fait que « les ac­
cessoires restent dans leur rôle
d’accessoires ». Les sacs – qui re­
présentent une manne pour
Chanel – se font rares sur ce dé­
filé, ils ne volent pas la vedette au
prêt­à­porter. « Qui mieux que
Virginie peut savoir ce qui est bon
pour Chanel? », interroge Bruno
Pavlovsky. Evidemment, c’est
une question rhétorique.
Mardi après­midi, une fois n’est
pas coutume, l’ambiance est à la
fête au siège du Conseil écono­
mique, social et environnemen­
tal. Pour le défilé Miu Miu, des
néons roses éclairent faiblement
l’espace où débarquent des am­
bassadrices d’un glamour
étrange. Des mannequins aux
types physiques variés portent
de très belles robes en soie frois­
sée jaune tournesol ou des
tailleurs grèges ceinturés. Les
manteaux sont si longs qu’une
broche relève un pan pour éviter

qu’ils ne traînent par terre. Des
décolletés vertigineux et des
tops en voile transparent brodé
de brillants assurent une dé­
gaine sexy, atténuée par un dé­
tail inattendu : des chaussures
dont le bout est garni de clous
métalliques ou un nœud sage...
La femme Miu Miu séduit autant
qu’elle décontenance.
Le dernier défilé de la Fashion
Week a lieu dans la Cour carrée
du Louvre, où Louis Vuitton a
construit une structure éphé­
mère. La mise en scène semble
minimaliste jusqu’à ce qu’une
musique de péplum composée
par Woodkid et Bryce Dessner
(du groupe The National) se
mette en route et qu’un rideau
tombe, dévoilant un mur entier
composé de deux cents figurants
répartis sur six rangées de gra­
dins. Tous sont vêtus de costu­
mes historiques du XVe siècle à
1950, choisis par Milena Cano­
nero, costumière de Stanley Ku­
brick, notamment pour Orange
mécanique et Shining.
« La notion du temps est primor­
diale dans la mode. Je voulais que
des époques puissent en regarder
une autre, la nôtre. (...) Nous
sommes tous ensemble devant
une collection qui elle­même ra­
conte un clash stylistique, vivant,
vivace », explique Nicolas Ghes­
quière par communiqué de
presse. Le créateur s’en donne à
cœur joie dans l’opposition des
styles : on peut voir associés une
combinaison futuriste et une
jupe à crinolines, un blouson de
l’espace avec une blouse en soie,
une veste en cuir marron à col en
fourrure orange seventies au­
dessus d’un fute brillant zippé...
Tout est possible.
« Cette collection, c’est l’anti­to­
tal look, elle fait appel à la person­
nalité de chacun (...), c’est du tu­
ning vestimentaire », affirme Ni­
colas Ghesquière. Parce qu’en
mode tout semble avoir déjà été
fait – comme en attestent les ac­
cusations de copie qui tombent
comme la foudre sur les réseaux
sociaux –, le rôle d’un designer
en 2020, c’est aussi d’assembler
de manière originale des formes
déjà connues.
t. as. et e. v. b.

CHEZ CHANEL, 


VIRGINIE VIARD 


DIT AVOIR VOULU 


« UN ÉLAN TRÈS SIMPLE, 


TRÈS PUR. 


DU ROMANTISME MAIS 


SANS FIORITURES »


porté par la top model Bella Hadid en
ouverture du show.
Inspiré par la botanique, Giambattista
Valli fait jaillir ses mannequins d’un mur
entièrement tapissé de fleurs, sous la
verrière du Musée des arts décoratifs. Ses
silhouettes (couture et romantiques,
comme à l’accoutumée) sont ponctuées
de détails floraux à la limite de la chinoi­
serie, tels qu’un motif de pivoine rose im­
primé sur de la soie ou des broderies de
rameaux dorés. A part ça, le créateur
reste dans un registre très européen : ro­
bes du soir drapées, tailleurs en tweed,
ensembles en denim...
Lui qui est connu pour porter en perma­
nence un inénarrable collier de perles dé­
tourne ce grand classique en un acces­
soire multirang qui fait le tour du cou
avant de s’enrouler autour du corps
comme la bandoulière d’un sac porté en
travers. Bien vus aussi, les mocassins
masculins qui viennent déniaiser les ro­
bes de débutantes rose dragée.
Quelques heures plus tard, des piaille­
ments d’oiseaux résonnent dans le Car­
reau du Temple. Ceux qui ont la chance
d’en profiter ne sont pas très nombreux,
le défilé étant de taille modeste pour une
grande marque comme Alexander Mc­
Queen, pépite du groupe Kering. Un show
petit, mais costaud, où le prêt­à­porter
flirte toujours avec la couture. Cette sai­
son, la Britannique Sarah Burton est allée
chercher l’inspiration au Pays de Galles,

dans « son héritage artistique et poétique,
son folklore et son âme artisanale ». Il n’est
pas question d’être littéral, tout n’est
qu’allusion, référence et hommage.
On croise des costumes noirs où s’insè­
rent des bandes prince­de­galles (en laine
recyclée d’anciennes collections) qui
tracent des lignes géométriques intrigan­
tes. Le rouge vif (comme le dragon ver­
millon du drapeau gallois) s’invite dans
les cheveux des mannequins, sur des dra­
pés de cuir souple, des robes en guipure
façon « love spoons », ces cuillères en bois
taillées en forme de cœur ou de colombes
que l’on offre à l’être aimé au Pays de
Galles. Une collection à la douceur assu­
mée, comme l’explique Sarah Burton :
« C’est une lettre d’amour aux femmes et
aux familles, collègues et amis », pour qui
les vêtements doivent offrir « une forme
de protection, de sécurité et de confort ». A
l’instar de ces couvertures à carreaux dra­
pées autour du corps ou de ces robes en
taffetas de soie aux volumes insensés dé­
corés de cœurs.
Moins couvrant, mais encore plus im­
pressionnant, parmi les derniers passa­
ges, on croise une sculpturale robe de
tulle ivoire dont les broderies
arachnéennes représentent, entre autres,
moutons et saumons. Rendre poétique ce
bestiaire magique est bien la preuve d’un
indéniable talent.
théodora aspart
et elvire von bardeleben

Louis Vuitton. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

Lacoste. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP Miu Miu. MIU MIU Stella McCartney. STELLA MCCARTNEY
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