Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

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IDÉES


JEUDI 5 MARS 2020

0123


Alexandra de Hoop Scheffer En Syrie, la géopolitique « fluide »


Révélatrice de l’impuissance occidentale, la tragédie humanitaire d’Idlib montre les limites du rapprochement turco­russe, estime la politiste


L


a guerre en Syrie précipite
l’avènement d’une nou­
velle ère géopolitique, mar­
quée par la fluidité des
alliances sur fond d’une rééva­
luation des engagements militai­
res américains au Moyen­Orient.
Le renoncement partiel des
Etats­Unis à leur rôle de gen­
darme dans la région incite leurs
alliés traditionnels à s’autonomi­
ser et à muscler leurs politiques
étrangères, et leurs adversaires à
tester leurs « lignes rouges » sur
tous les fronts. En Syrie, le prési­
dent Obama puis le président
Trump, tous deux soucieux de
mettre fin à deux décennies de
« guerre contre le terrorisme »,
n’ont pas voulu voir les avanta­
ges diplomatiques d’un levier
militaire qu’ils ont sous­traité à
la Russie et à la Turquie, deve­
nues les gendarmes régionaux.
Ces deux puissances s’affrontent
sur le terrain dans leur ambition
de consolider leurs sphères d’in­
fluence respectives, obligeant les
Etats­Unis, les Européens et
l’OTAN à prendre position.
Washington voit dans la
récente escalade des tensions
turco­russes une occasion de
faire revenir Ankara dans le
giron otanien et de montrer les
limites de son rapprochement
avec Moscou. Mais ce retour­
nement d’alliance sera en réalité

difficile à opérer, car Ankara ne
souhaite pas choisir entre la
Russie et l’Occident, et suit une
trajectoire d’autonomisation
vis­à­vis des Etats­Unis depuis la
guerre en Irak de 2003. Les Etats­
Unis devront de plus en plus
composer avec des partenaires
aux allégeances multiples et
parfois contradictoires, et ac­
cepter les risques d’une
désoccidentalisation de la
gestion de crise que Washington
a lui­même encouragée.

Impasses syriennes et libyennes
La relation avec la Turquie met à
rude épreuve la cohésion politi­
que de l’Alliance atlantique et
constitue à long terme un défi
fondamental : après la fin de la
guerre froide, les Etats­Unis et la
Turquie se sont efforcés de défi­
nir des intérêts communs. Mais
le découplage s’est accentué
après la guerre en Irak de 2003,
puis avec le soutien américain
aux milices kurdes en Syrie, qui a
renforcé le sentiment, à Ankara,
que les Etats­Unis étaient une
force déstabilisatrice au Moyen­
Orient et qu’ils ne reconnais­
saient pas pleinement ses préoc­
cupations légitimes en matière
de sécurité, en particulier sur la
question des réfugiés et sur le ter­
rorisme. Ces désaccords ont
incité Ankara à réévaluer sa rela­

tion avec Washington, à réduire
sa dépendance et à diversifier ses
alliances, en se tournant vers la
Russie notamment. L’achat des
S­400 est moins lié à son désir de
s’aligner avec la Russie qu’à sa
volonté de démontrer sa capacité
à définir une politique étrangère
plus indépendante des Etats­
Unis, en se positionnant comme
une puissance équilibre.
Erdogan veut que « l’Amérique et
la Russie soient [ses] amies ».
Washington lui répond qu’il fau­
dra choisir. L’Amérique est « l’al­
liée du passé et de l’avenir de la
Turquie », a ainsi affirmé l’ambas­
sadrice des Etats­Unis auprès de
l’OTAN, Kay Bailey Hutchison,
tout en demandant à Ankara de
renoncer aux S­400 russes. Et

cela alors même que les autorités
turques demandent le déploie­
ment de missiles antiaériens
Patriot à la frontière turco­sy­
rienne. Même si la Turquie et la
Russie renforcent leur dépen­
dance mutuelle (TurkStream,
S­400, construction de la centrale
nucléaire d’Akkuyu), leurs aspira­
tions géopolitiques et leurs
visions stratégiques divergentes
font que la Turquie ne tombera
pas complètement dans l’orbite
russe, mais restera arrimée à
l’OTAN et aux Etats­Unis. Les
impasses rencontrées à Idlib et
en Libye face à la Russie ont incité
la Turquie à revenir vers les Etats­
Unis et l’OTAN, reconnaissant
ainsi sa dépendance structurelle
vis­à­vis de l’Alliance.
L’OTAN ne prendra pas le risque,
néanmoins, d’une confrontation
armée avec la Russie au sujet
d’Idlib, qu’elle considère comme
un conflit hors zone et hors du
champ d’application de l’article 5
de la charte de l’Atlantique.
L’usage des termes « déconflic­
tion » ou « désescalade » par tou­
tes les diplomaties occidentales
traduit une volonté très claire de
ne pas s’engager sur le plan
militaire. En revanche, la
demande du président Trump de
voir l’OTAN renforcer son rôle au
Moyen­Orient, notamment dans
la lutte contre le terrorisme,

devrait converger en partie avec la
demande d’Ankara de voir ses
alliés prendre en compte ses prio­
rités sécuritaires sur le flanc sud
de l’Alliance. A condition toutefois
de se mettre d’accord sur l’ennemi
à combattre.

Géopolitique « trumpisée »
C’est ici l’enjeu principal de la
réflexion prospective menée
aujourd’hui au sein de l’Alliance
sur sa finalité et sa stratégie : com­
ment parvenir à une cohérence
politique alors que les menaces
auxquelles l’OTAN fait face sont
de plus en plus complexes et
hybrides et qu’elles ne suscitent
donc pas le même degré d’impor­
tance et d’urgence parmi les Etats
membres de l’Alliance? Le diffé­
rend sur le plan de défense de la
Pologne et de la Baltique est un
parfait exemple. Les Etats d’Eu­
rope de l’Est considèrent la Russie
comme la plus grande menace,
tandis que la Turquie considère le
séparatisme kurde à sa frontière
sud et les questions migratoires
comme la première des priorités.
La France a, elle, récemment
signifié que la priorité de l’OTAN
devrait être le terrorisme.
Ces divergences dans la percep­
tion des menaces contribuent à
affaiblir les instances multilaté­
rales et à entraver la proposition
de solutions coordonnées aux

crises : le Conseil de sécurité de
l’ONU est paralysé par les veto
russe et chinois ; l’OTAN manque
de cohésion politique ; l’UE est
prise au piège du pacte de crise
migratoire signé avec la Turquie
en 2016, et qu’Ankara brandit
comme instrument de chantage
dès qu’il le peut. L’UE devrait
pouvoir s’impliquer en Syrie
sans avoir à céder au chantage
d’Erdogan, et définir les termes
d’un partage du fardeau de la
crise migratoire. La diplomatie
de crise postoccidentale, menée
par la Russie et la Turquie (ac­
cords de Sotchi et d’Astana),
montre ses limites aussi. La géo­
politique s’est « trumpisée » au
cours de ces trois dernières an­
nées, et le rôle de médiateur en­
dossé par la France ou l’Allema­
gne ne fonctionne pas. Les
alliances se font et se défont au
gré d’intérêts politiques et géo­
stratégiques ponctuels, à défaut
d’une stratégie cohérente pour le
Moyen­Orient.

Alexandra de Hoop
Scheffer est directrice,
à Paris, du think tank transat-
lantique German Marshall
Fund of the United States

Dorothée Schmid


« Les réfugiés sont


une arme de dissuasion


pour Erdogan »


Isolé diplomatiquement et en difficulté avec son allié russe,
le président turc utilise une nouvelle fois la menace d’un afflux
de migrants comme moyen de pression sur les Européens, analyse
la directrice du programme Turquie­Moyen­Orient de l’IFRI

S


pécialiste du monde méditerra­
néen, Dorothée Schmid dirige le
programme Turquie contempo­
raine et Moyen­Orient de l’Insti­
tut français des relations internationa­
les. Elle a notamment écrit La Turquie en
100 questions (Tallandier, 2017). Elle
revient sur la crise humanitaire à Idlib,
où vivent quelque 3,5 millions de
personnes, dont 900 000 déplacés.
Aujourd’hui, Recep Tayyip Erdogan sur­
joue l’urgence d’un devoir d’assistance et
espère obtenir le déplacement des civils
vers les zones sous contrôle turc au nord
et au nord­est.


Qu’espère le président turc Recep
Tayyip Erdogan avec son chantage
aux migrants?
Depuis le début de la guerre syrienne la
question des réfugiés a été gérée par
Recep Tayyip Erdogan comme un atout
aussi bien politique qu’économique. Et
ce en premier lieu vis­à­vis de l’Union
européenne. Les autorités turques
avaient négocié, en 2016, avec Bruxelles
un pacte migratoire, s’engageant à lutter
contre les passages de migrants vers la
Grèce en échange notamment d’une
aide de 6 milliards d’euros. Recep Tayyip
Erdogan menace à nouveau l’Europe de
l’afflux « de millions » de réfugiés. Il y a
certes une part de gesticulation. Son
objectif n’en reste pas moins désormais
de se libérer de ce fardeau jugé de plus en
plus insoutenable par sa propre popula­
tion. Il veut donc impliquer les Euro­
péens dans la crise, mais il sait aussi qu’il
perdrait tout en mettant sa menace à
exécution, ouvrant une crise majeure
avec l’Union. Les réfugiés sont avant tout
une arme de dissuasion pour Recep
Tayyip Erdogan


Cette fuite en avant est elle le signe
d’un isolement croissant?
La Turquie veut montrer qu’elle n’a plus
besoin d’être accompagnée : elle s’est
autonomisée avec la crise syrienne, où
elle revendique de défendre d’abord ses
intérêts. Depuis 2011, Ankara demandait
l’instauration d’une zone de sécurité au


nord de la Syrie pour protéger sa
frontière, dont elle serait la garante dans
le cadre d’une opération internationale.
Paris avait soutenu un temps cette idée,
mais ni l’administration Obama ni les
autres Européens n’avaient suivi. La
question se pose aujourd’hui en des
termes différents. Grâce à son allié russe,
le régime de Damas a gagné la guerre et
veut reconquérir l’intégralité de la Syrie :
la présence turque en trois points du ter­
ritoire est mal vécue. L’affrontement avec
la Turquie, semblait inévitable et il est dé­

sormais ouvert. L’autre priorité d’Ankara
était d’empêcher la création d’une entité
kurde syrienne liée au PKK (Parti des tra­
vailleurs du Kurdistan), la guérilla kurde
de Turquie ; or les Kurdes syriens ont été,
sur le terrain, les alliés essentiels des Oc­
cidentaux dans la lutte contre Daech.
Après la tentative de coup d’Etat de 2016,
où les Occidentaux ont manifesté un
soutien très frileux à Erdogan, les Russes
sont devenus de facto un allié alternatif.
L’antagonisme avec l’Occident est con­
sommé. En revanche, comment peut être
digéré l’affrontement nouveau avec les
Russes? C’est toute la question. Ces tour­
nants successifs ne peuvent qu’inquiéter
l’opinion turque.

Qu’est­ce que le rapprochement
avec la Russie a apporté?
Cela a permis à la Turquie de tester sa
valeur propre en tant qu’allié pilier du
flanc sud­est de l’OTAN. En rappelant
haut et fort son rôle géopolitique, Recep
Tayyip Erdogan a fait monter les enchè­
res aussi bien avec l’Union européenne
qu’avec les Etats­Unis. Etre associé aux
côtés de l’Iran dans le processus lancé
par Moscou, à Astana en 2017, était une
réelle valorisation, puisque ce fut le seul

cadre efficace sur le terrain. Cela a permis
aux Turcs d’avoir leur mot à dire sur l’in­
génierie militaire et politique de la crise
syrienne. La Turquie devait se rappro­
cher de la Russie pour ne pas être margi­
nalisée. A cela s’ajoutait la volonté de
l’homme fort d’Ankara de se venger des
Occidentaux qui ne l’avaient pas
soutenu en juillet 2016 lors de la tenta­
tive de coup d’Etat militaire. Mais la
Turquie a été piégée par les Russes. Les
accords d’Astana prévoyaient quatre
zones de cessez­le­feu. Trois ont été déjà
reconquises par le régime de Damas avec
l’aide des Russes. La quatrième, celle
d’Idlib, qui était devenue le réservoir de
la rébellion, est en train de l’être.

Recep Tayyip Erdogan va­t­il revenir
vers ses alliés traditionnels?
Alors que l’antagonisme croît avec les
Russes, les anciennes alliances sont
rassurantes, d’où la tentation de les
renouer. Mais c’est difficile. Avec l’Union
européenne, la relation est détestable, et
difficilement réparable à cause de la
question des réfugiés, mais aussi en rai­
son du contentieux sur Chypre. Avec
l’OTAN, c’est un peu différent. L’Alliance
a exprimé sa solidarité avec Ankara mais

pas au point de s’engager à ses côtés en
Syrie. Pourtant la Turquie a démontré
avec la crise syrienne sa valeur comme
membre de l’Alliance : elle a combattu
en trois opérations, avec une efficacité
croissante. La « deuxième armée de
l’OTAN » en termes d’effectifs est deve­
nue la seule armée active au combat de
l’Alliance dans la région. Sans ce relais,
l’Occident serait démuni. Les Kurdes,
alliés face à Daech, perdent de leur va­
leur une fois ce combat gagné. Ils ne
peuvent servir de pivot de stabilisation,
puisqu’ils sont par définition même un
facteur de décomposition de l’ordre éta­
tique existant. Mais l’OTAN est très affai­
bli. Trump est le premier problème de
l’organisation, et le seul à pouvoir déci­
der d’une « réintégration » symbolique
de la Turquie.

Ce fiasco syrien aura­t­il
des conséquences politiques?
Ce n’est pas forcément vécu par les
Turcs comme un fiasco. Recep Tayyip
Erdogan, qui est un pragmatique, a eu
une gestion évolutive de ce dossier. Au
début en 2011, il incitait Bachar Al­Assad
à négocier avec les manifestants deman­
dant la démocratie. Puis, face à l’escalade
sanglante du régime, il a soutenu la ré­
bellion misant sur la chute du régime. A
partir de l’été 2016, Ankara a mené des
opérations militaires en territoire syrien,
avec l’accord des Russes, pour créer de
zones tampons. Les sondages montrent
que la majorité soutient les objectifs de
la politique syrienne d’Erdogan : il a
réussi à donner un sentiment de fragilité
aux Turcs, qui pensent se défendre en
adoptant une attitude agressive en Syrie.
Cela a à peu près fonctionné jusqu’à pré­
sent, mais il y a une obligation de résul­
tat. Les supplétifs ne sont plus en pre­
mière ligne comme dans les opérations
précédentes, et la mort au combat d’un
plus grand nombre de soldats turcs peut
retourner l’opinion. Dans ces conditions
d’urgence, chasser les réfugiés est pour le
président turc une option facile afin de
montrer qu’il garde la main.
propos recueillis par marc semo

« SE LIBÉRER


DU FARDEAU


DES MIGRANTS,


JUGÉ DE PLUS EN PLUS


INSOUTENABLE


PAR LA


POPULATION TURQUE »


« LA RELATION


AVEC LA TURQUIE


MET À RUDE


ÉPREUVE


LA COHÉSION


DE L’ALLIANCE


ATLANTIQUE »

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