Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

0123
JEUDI 5 MARS 2020 idées| 31


Nous démissionnerons


de nos fonctions administratives


si ce projet n’est pas retiré


Un collectif de 800 universitaires et chercheurs estime que le projet de loi
de programmation pluriannuelle de la recherche n’aurait que des effets néfastes

N


ous, titulaires de l’enseignement
supérieur et de la recherche, tenons
à faire part de notre opposition ré­
solue au projet de loi de program­
mation pluriannuelle de la recherche
(LPPR) porté par la ministre de l’enseigne­
ment supérieur, de la recherche et de l’in­
novation, Frédérique Vidal.
Si ce projet venait à être adopté, il condui­
rait inévitablement à une dégradation ac­
crue des conditions d’enseignement et de
recherche, ainsi qu’à une amplification
inacceptable de la précarisation, pourtant
déjà si répandue dans ce service public. La
modulation des services (sans l’accord des
intéressés et sans plafond d’heures) décou­
plerait mécaniquement l’enseignement et
la recherche, au mépris de la démarche
même de construction et de transmission
des savoirs. La remise en cause du statut
d’enseignant­chercheur (système de « te­
nure track », « CDI de chantier » n’ayant de
CDI que le nom, etc.) précariserait encore
davantage les personnels, pour qui la pers­
pective d’obtenir un poste de titulaire
s’amenuise dramatiquement.
Nous nous sentons particulièrement
responsables vis­à­vis des doctorants et
docteurs sans poste qui se consacrent à des
études longues et exigeantes, prennent au
sérieux la qualité de la recherche et la di­

mension émancipatrice des savoirs. Elles et
ils participent au dynamisme de la recher­
che et assurent une part conséquente des
enseignements dispensés dans le supé­
rieur. En ce sens, elles et ils fournissent,
dans des conditions difficiles, un travail
(parfois) gratuit ou (souvent) mal rému­
néré, sans lequel l’université cesserait de
fonctionner. Nous refusons de nous rési­
gner à nous faire gestionnaires de la préca­
rité et demandons à votre gouvernement
de répondre à l’urgence de la situation en
créant des postes de titulaires.

Un esprit « darwinien »
Nous alertons également sur les dangers
que constitue le développement de la re­
cherche sur projets fléchés au détriment de
financements pérennes, seuls à même de
garantir l’autonomie de la recherche, d’ac­
compagner la recherche fondamentale et
de permettre des expérimentations indis­
pensables à l’émergence de savoirs nou­
veaux. Le pilotage centralisé de la recher­
che, que vous préconisez, est particulière­
ment dangereux et signe une mainmise du
politique sur le scientifique. La course aux
brevets et à la propriété intellectuelle ainsi
que le développement de financements sur
fonds privés sont antinomiques avec une
recherche au service de l’intérêt public et du

bien commun. Nous nous élevons contre
l’esprit inégalitaire et « darwinien » de la
LPPR, qui renforce la mise en concurrence
généralisée des établissements, des unités
de recherche, des disciplines et des person­
nels, alors même que nous savons à quel
point celle­ci est contre­productive, rédui­
sant le partage et la coopération et accrois­
sant considérablement les risques de
fraude ou de dérive éthique.
La réduction de la part des financements
pérennes est allée de pair avec une politi­
que d’évaluation purement administra­
tive. La recherche de financements dans
laquelle nous a précipités cette politique
scientifique déplorable affecte profondé­
ment les missions de recherche et d’ensei­
gnement, qui sont pourtant le cœur de
notre métier. Combien de temps perdu à
répondre aux appels à projet, à monter des
dossiers en s’adaptant aux critères de tel
ou tel organe de financement, et à évaluer
nous­mêmes la conformité des projets dé­
posés par nos collègues ou futurs collè­
gues à ces critères souvent arbitraires, qui
relèvent d’une logique externe à celle du
champ scientifique! Ces activités se font
au détriment du temps et de l’attention
que nous devrions consacrer à former et
encadrer nos étudiants, à mener et diffu­
ser nos recherches et à faire vivre la com­
munauté scientifique.
Nous sommes attachés à l’idéal de la
science ouverte et au principe de liberté
académique, inhérente à la fonction de
chercheur. C’est le sens même des mobili­
sations en cours dans l’enseignement su­
périeur et la recherche. De nombreuses
propositions ont déjà été faites, et conti­
nuent de l’être, pour inventer un autre mo­
dèle de gouvernance de la recherche. Nous
constatons que le ministère n’en tient
aucunement compte : l’absence d’écoute
vis­à­vis de nos revendications légitimes
est proprement sidérante.
L’état actuel de l’enseignement supérieur
et de la recherche rend impossible la pour­
suite de nos missions et activités ordinai­
res. Il est impensable de faire comme si de

rien n’était, en participant au fonctionne­
ment habituel de l’université et des insti­
tutions de recherche. C’est pourquoi, en
tant que membre des commissions d’éva­
luation du Haut Conseil de l’évaluation de
la recherche et de l’enseignement supé­
rieur, membres des conseils centraux
d’universités, directeurs d’écoles doctora­
les, directeurs de laboratoires, directeurs
d’unités de formation et de recherche
(UFR), responsables de mentions, de par­
cours ou de spécialités de licences et de
masters, présidents de jurys de diplôme,
membres de conseils d’UFR et de conseils
de laboratoire, responsables de commis­
sions pédagogiques, des relations interna­
tionales, des équivalences, des mineures
externes, des stages, membres de conseils
de perfectionnement..., nous décidons col­
lectivement de démissionner de nos fonc­
tions et mandats de responsabilités admi­
nistratives si nous n’obtenons pas le retrait
du projet de LPPR ou si la ministre opte
pour un passage en force à travers des ca­
valiers législatifs ou des décrets. Aucun
programme d’excellence ne pourra pros­
pérer sur les ruines de l’université.

Premiers signataires : Keivan Dja-
vadzadeh, responsable de la licence
« Information et communication » de
l’université Paris-VIII ; Françoise Pène,
professeure de mathématiques, chargée
de mission égalité femmes-hommes pour
l’université de Bretagne occidentale ;
Sabine Rommevaux-Tani, directrice
de recherche au CNRS, historienne des
sciences, directrice de l’UMR SPHERE ;
Julien Talpin, chargé de recherche
au CNRS, politiste, directeur adjoint
de l’UMR Ceraps ; Catherine Vigier,
codirectrice du département de langues
étrangères appliquées de l’université de
Rouen. Retrouvez la liste complète des
signataires sur Universiteouverte.org

La France a besoin d’une loi de


programmation pluriannuelle de la recherche


Huit présidents d’université estiment que la relance
de l’investissement dans la recherche en France est nécessaire,
car face à plusieurs pays d’Europe notre pays décroche

D


epuis vingt ans, selon l’Organisation
de coopération et de développement
économiques (OCDE), l’investissement
français en recherche et développe­
ment diminue par rapport à celui de la majo­
rité des pays développés. En Europe, l’écart se
creuse avec l’Allemagne, le Danemark, les Pays­
Bas. L’Espagne progresse. La France décroche.
L’annonce du président de la République
d’investir 3 % du PIB dans la recherche et
de lancer une loi de programmation plu­
riannuelle est donc de très bon augure. Cet
objectif date de vingt ans!
Pourtant, le climat de défiance vis­à­vis du
politique, l’inquiétude née de l’impact de la
réforme des retraites sur un secteur marqué
par « une rupture du contrat social », selon
les mots même de Frédérique Vidal, nour­
rissent un discours d’opposition à cette loi
avant même que ses propositions ne soient
rendues publiques.
Les critiques fusent de toutes parts. Le prési­
dent du Sénat s’interroge sur la nécessité
d’une telle loi alors même que l’absence de cet
investissement par les gouvernements qu’il
a soutenus ou auxquels il s’est opposé depuis
quinze ans est la cause du décrochage. Des col­
lègues s’inquiètent d’une remise en cause
potentielle du statut des personnels au
moment où les inspecteurs généraux des
finances ou la Cour des comptes considèrent
que la masse salariale des universités est suffi­
sante en ignorant le décalage des rémunéra­
tions et des régimes indemnitaires par rap­
port aux autres fonctionnaires.
Les crises que nous traversons, les boule­
versements de la société et de l’économie ap­
pellent des réponses nouvelles pour apporter
des solutions. Il n’y a pas de développement
économique durable sans innovation de rup­
ture qui naît d’une recherche fondamentale
vivante et libre. Les dizaines de milliers de
diplômés formés par la recherche dans nos
universités sont les forces vives qui accompa­
gneront ces transformations.

L’objectif des 3 % du PIB, c’est investir plu­
sieurs milliards du budget de l’Etat pour que
la part publique atteigne 1 %, et accroître en
parallèle la part de la recherche privée jusqu’à
2 %. Il est nécessaire que le crédit d’impôt
recherche (CIR), soit plus de 6 milliards
d’euros par an, ne représente pas une forme
déguisée de subvention publique aux entre­
prises privées, mais contribue, comme dans
les autres pays, à investir dans la recherche
partenariale avec les institutions publiques.
Cet investissement passe par la recapita­
lisation du budget pérenne des établisse­
ments qui n’ont plus aujourd’hui de marge de
manœuvre, en différenciant le volet forma­
tion et le volet recherche sur la base d’indi­
cateurs d’activité. Nous sommes conscients
que cet effort de la nation ne peut être un
blanc­seing et doit passer par une évaluation
renouvelée de ce qu’en font les établissements
d’enseignement supérieur et de recherche.

La mise en place de contrats d’objectifs et
de moyens est une des façons de s’en assurer.
Il passe aussi par une recapitalisation
de l’Agence nationale de la recherche (ANR)
qui permette un taux de succès de 30 % à des
appels non thématisés et qui assure des finan­
cements suffisants pour la durée d’un contrat
(cinq ans), contrats accompagnés de frais d’en­
vironnement de l’ordre de 50 % permettant à
l’unité de recherche, aux établissements
porteurs – en premier lieu l’hébergeur – de fi­
nancer les coûts induits et de pouvoir con­
duire une véritable politique scientifique.

Endiguer la crise des vocations
Il est enfin indispensable de corriger la
« rupture du contrat social » en revalorisant
très significativement les carrières. Les pre­
mières annonces de la ministre – notamment
le rattrapage du salaire d’entrée à deux smic
dès 2021 – vont dans le bon sens et doivent
être suivies de mesures d’une autre ampleur
pour rendre le secteur attractif et endiguer
la crise des vocations.
Assurer par les contrats de projet le finan­
cement de doctorants, post­doctorants,
techniciens ou ingénieurs sur la durée d’un
contrat de recherche est une avancée par rap­
port à la situation de précarité actuelle pour
les personnes concernées comme pour
l’équipe qui les accueille.
Au­delà du débat sur les postes de « profes­
seur junior », il est pour nous essentiel de pou­
voir libérer la force créatrice des dizaines de
milliers d’enseignants­chercheurs en leur don­
nant les moyens d’organiser plus librement et
de façon pluriannuelle l’accomplissement de
leurs missions de service public. Il ne s’agit ni
de remettre en cause le statut, ni les 192 heures
équivalents d’enseignement dirigé. Le temps

que la très grande majorité d’entre eux consa­
cre à la recherche, à l’accompagnement des étu­
diants, au transfert, au dialogue avec la société
dépasse très largement le temps réglementaire
parce que leur métier est leur passion.
Faisons­leur confiance, faisons confiance
aux universités pour expérimenter d’autres
formes d’organisation pluriannuelle du temps
de travail avec des équipes de collègues volon­
taires, dans le cadre du statut et d’un contrat
avec l’Etat, tout en garantissant aux autres l’or­
ganisation actuelle. C’est bien la constitution
de collectifs de travail de recherche ou de for­
mation, associant enseignants­chercheurs et
chercheurs, sur des engagements plurian­
nuels évalués a posteriori que nous visons.
Faisons confiance aux établissements,
comme ailleurs dans le monde ou comme
pour les organismes de recherche, pour
recruter et promouvoir leurs personnels dans
le cadre statutaire et sans remettre en cause
l’existence du CNU. Ce n’est que dotée à la hau­
teur des enjeux et des engagements pris par
le président de la République que cette loi
sera un outil de mobilisation au service du
redressement économique, social et culturel
du pays et de l’Europe.

Eric Berton, président d’Aix-Marseille
université ; Jeanick Brisswalter, président
de l’université Côte d’Azur ; Jean Chambaz,
président de Sorbonne Université ; Christine
Clerici, présidente de l’université de Paris ;
Michel Deneken, président de l’université
de Strasbourg ; Alain Fuchs, président de
l’université Paris sciences et lettres ; Yassine
Lakhnech, président de l’université
de Grenoble-Alpes ; Manuel Tunon de Lara,
président de l’université de Bordeaux

CE N’EST QUE DOTÉE


À LA HAUTEUR


DES ENJEUX ET


DES ENGAGEMENTS PRIS


PAR LE PRÉSIDENT


DE LA RÉPUBLIQUE QUE


CETTE LOI SERA UN


OUTIL DE MOBILISATION


LE DÉVELOPPEMENT


DE FINANCEMENTS


SUR FONDS PRIVÉS


EST ANTINOMIQUE


AVEC UNE


RECHERCHE AU


SERVICE DE


L’INTÉRÊT PUBLIC

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