Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

32 |idées JEUDI 5 MARS 2020


0123


HISTOIRE D’UNE NOTION


C’


est le livre de l’amitié que je
voudrais écrire, ou plutôt le
livre de ce qui n’existe pas en­
core, d’un sentiment et d’un
mot qui ne sont même pas dans le diction­
naire et qu’il faut bien appeler, faute de
mieux, la “fraternité féminine”. » En 1975,
dans Ainsi soit­elle, l’écrivaine féministe
Benoîte Groult tente de remplir un vide, de
prêter ses mots à cet élan qui l’unit à ses
sœurs de lutte. Elle ne sait peut­être pas
encore que les militantes du Mouvement de
libération des femmes ont, elles aussi, res­
senti ce manque et que, inspirées par leurs
homologues américaines, elles ont forgé le
néologisme « sororité ». A la fraternité
répond désormais la sororité, comme
outre­Atlantique « brotherhood » s’est vu
opposer « sisterhood » – un terme popula­
risé par l’ouvrage de Robin Morgan, Sister­
hood Is Powerful, publié en 1970.

Dans le sillage de l’émotion suscitée par l’af­
faire Weinstein et des mouvements de libéra­
tion de la parole sur les violences faites aux
femmes qui s’en sont suivis, la sororité est
aujourd’hui sur le devant de la scène. Elle s’af­
fiche en toutes lettres sur les murs de nos vil­
les à l’instigation du collectif #noustoutes ;
elle occupe les écrans de cinéma, de La Reine
des neiges (2013) à Scandale (2020) ; elle se
décline en adjectifs sur la Toile, et on dit désor­
mais d’un comportement qu’il est « soror ».
L’histoire de cette notion est pourtant celle
d’un succès en pointillé. On lui reproche en
premier lieu d’être trop spécifique : la frater­
nité ne recouvre­t­elle pas déjà ces liens de
solidarité et d’amitié qui unissent les mem­
bres d’un groupe, d’une nation, de l’espèce
humaine tout entière? Lancée en 2017 sur
Europe 1, la formule de Raphaël Enthoven se
voulait assassine : « La sororité est à la frater­
nité ce qu’un club de supporteurs est à une na­
tion. » C’est qu’en France, la fraternité entre­
tient un lien historique avec les idéaux uni­

versalistes, au point de monopoliser ces der­
niers et de faire de la sororité un banal
communautarisme.
« On considère encore que la fraternité serait
toujours universelle alors que tout prouve le
contraire, signale Florence Rochefort, histo­
rienne des féminismes et chercheuse au
CNRS. C eux qui continuent à soutenir cela, et à
se demander pourquoi les femmes font scis­
sion, refusent de reconnaître l’exclusion à l’in­
térieur même des concepts d’universel et de
fraternité. » Elle rappelle que la révolution de
1848, qui marque l’adoption de la devise « Li­
berté, Egalité, Fraternité » par la IIe Républi­
que, est aussi la date d’instauration d’un suf­
frage universel masculin : elle signe ainsi la
constitution d’une communauté politique
masculine, dont les femmes sont exclues.

Miroir tendu
C’est précisément en réaction à cette injus­
tice que certaines « quarante­huitardes »
vont commencer à se désigner comme des
« sœurs », pour lutter ensemble et conquérir
leurs droits. « L’idée est de créer un collectif
politique de femmes contre leur oppression, et
de souligner une supercherie, un faux univer­
sel », explique Florence Rochefort. Construite
en regard de la fraternité pour résoudre sa
contradiction d’origine, celle de l’exclusion
des femmes de la République et de la citoyen­
neté, cette sororité avant la lettre est comme
un miroir tendu, qui révèle, en l’inversant,
l’asymétrie de ce qui nous est le plus familier.
Au risque de faire siens les travers du
modèle d’origine! « Le problème de la soro­
rité, comme de la fraternité, c’est que c’est une
fiction politique qui part du principe que tou­
tes les femmes sont semblables, comme ce

fameux citoyen qui a été pensé au moment de
la Révolution française : un sujet abstrait, sans
particularités, analyse Ilana Eloit, politiste et
historienne au Laboratoire d’études de genre
et de sexualité du CNRS. C’est une position
utile, puisque ça permet de construire un
mouvement, de dire “nous”. Mais ça peut être
dangereux, parce que ça invisibilise des diffé­
rences et cela reproduit des hiérarchies inter­
nes en faisant croire qu’elles n’existent pas. »
Dans les années 1970, celles qui cherchent à
faire reconnaître la spécificité de leur condi­
tion – les femmes noires ou les lesbiennes,
par exemple – sont accusées de trahir la soro­
rité et de menacer l’unité du mouvement des
femmes ; et, dans un juste retour, la sororité
se trouve critiquée pour son hypocrisie.
C’est qu’un lien politique construit sur le
modèle du lien familial est loin d’être une évi­
dence. « La sororité nous apprend aussi quel­
que chose du fonctionnement parfois exclusif
de la fraternité, analyse Bérengère Kolly, maî­
tresse de conférences à l’UPEC et auteure
d’une thèse consacrée à la sororité politique. Il
y a une rhétorique potentiellement nationa­
liste, xénophobe dans la fraternité, parce qu’elle
insinue que je ne suis frère qu’avec mes frères
biologiques, voire mes frères de race. » Dans la
société traditionnelle, les hommes restent
toute leur vie au sein d’un clan, et la racine du
mot « frère » décrit ainsi les liens à l’intérieur
de ce clan. Les femmes, elles, rejoignent le clan
de leur époux : ces « sœurs » créent un lien
vers l’extérieur. Aujourd’hui revenue en grâce,
la sororité pourrait tirer profit de cette symbo­
lique originelle d’ouverture, pour s’imposer
comme un contrepoint conceptuel à part en­
tière, et durable, de la fraternité.
marion dupont

« LE PROBLÈME 


DE  LA SORORITÉ, 


COMME DE LA 


FRATERNITÉ, C’EST 


QUE C’EST UNE 


FICTION POLITIQUE »
ILANA ELOIT
historienne au Laboratoire
d’études de genre et
de sexualité du CNRS

« SO RO R I T É »


Si le mot est apparu dans les années 1970, le concept qu’il recouvre,
historiquement, est plus large qu’une simple « fraternité au féminin ».
Il puise ses racines dans les mouvements de lutte des femmes
pour l’égalité des droits, notamment politiques, à partir du XIXe siècle

LA  PLACE
DES  FEMMES,  UNE 
DIFFICILE  CONQUÊTE 
DE  L’ESPACE  PUBLIC
de Michelle Perrot
et Jean Lebrun
éd. Textuel,
176 p., 39 euros

49.3 | par selçuk


LA LENTE ASCENSION DES FEMMES


LIVRE


P


rès de cinq décennies
après la révolution fémi­
niste des années 1970,
pourquoi les femmes peinent­el­
les encore à s’imposer aux postes
de pouvoir? Pourquoi, en politi­
que comme dans l’arène socié­
tale, leur parole est­elle toujours
plus rare et moins considérée que
celle des hommes? « Une femme
en public est toujours déplacée »,
écrivait Pythagore, philosophe et
mathématicien de la Grèce anti­
que. C’est dire si « leur place dans
l’espace public a toujours été pro­
blématique dans le monde occi­
dental », résume Michelle Perrot.
Dans cet ouvrage limpide et
synthétique, la professeure émé­
rite à l’université Paris­Diderot re­
trace la partition de la cité entre
les deux sexes et son évolution
depuis la fin XVIIIe siècle. Ces pa­
ges actualisent un entretien
mené avec le journaliste Jean Le­
brun, publié en 1997, ici enrichi
d’une iconographie revisitée.
Celle­ci permet de comprendre
notamment pourquoi épouses,
filles et mères ont si longtemps

inspiré le mépris. « Au XIXe siècle,
les psychologues des foules leur at­
tribuent les excès de la Révolution.
Massacreuses de septembre 1792,
pétroleuses de la Commune, capa­
bles de toutes les violences, elles
sont à leurs yeux les mégères et les
furies de toutes les insurrections,
écrit Michelle Perrot. S’il arrive une
catastrophe, cherchez la femme ».

Une loi pour pouvoir plaider
Après 1789, la démocratie se cons­
truit en opposant la sphère publi­
que, apanage des hommes, au do­
maine privé, où le deuxième sexe
est relégué. C’est pourquoi l’accès
à la parole publique fut si difficile,
« tant sur le plan professionnel que
politique », démontre l’ouvrage,
rappelant qu’il fallut une loi pour
que Jeanne Chauvin, la première
avocate au barreau de Paris
en 1900, soit autorisée à plaider.
La frontière entre les espaces
domestique et politique est néan­
moins poreuse. Au fil des siècles,
elle progresse ou recule au gré des
évolutions démographiques et
idéologiques, avec de subtiles dif­
férences entre l’Angleterre victo­
rienne et la France malthusienne.

« Levier d’indépendance », l’essor
du travail salarié des femmes du­
rant la révolution industrielle
contribue à leur lente intégration
dans la cité.
Aujourd’hui encore, leur appa­
rence « est l’objet d’un examen où
l’ironique et le vulgaire l’empor­
tent », constate l’auteure, citant
l’exemple de la secrétaire d’Etat
Marlène Schiappa, dont la cheve­
lure et les ongles sont « davan­
tage commentés que les sujets de
fond qu’elle entend traiter » sur les
réseaux sociaux.
Notant que le mouvement #Me­
Too marque un « nouveau palier »
dans la libération de la parole,
l’historienne souligne que les
lieux de la politique – salons au
XIXe siècle, partis jusqu’aux an­
nées 2000 – ont évolué au profit
des jeunes et des femmes. A
l’exemple des ZAD ou des manifes­
tations des « gilets jaunes » : « Dans
la sociabilité des ronds­points,
autour d’un casse­croûte dont sou­
vent elles s’occupent, les femmes
sont plus à l’aise, elles qui, dans les
grèves des années 1900­1904, gé­
raient les cuisines collectives. »
marie charrel

C


omme lors de chacune des épi­
démies de grippe, les com­
mentateurs de l’épidémie de
Covid­19 font référence, avec inquié­
tude, à l’épidémie de grippe espa­
gnole, qui, en 1918­1919, tua plus de
cinquante millions de personnes dans
le monde. Longtemps négligée par les
médecins et par les historiens, elle
n’est étudiée en détail que depuis une
trentaine d’années. Reconstituer l’épi­
démie n’est pas chose aisée, car si le vi­
rus responsable a été récemment
identifié sur des cadavres congelés
dans le permafrost, il n’est pas possi­
ble de trouver la date précise de la mu­
tation qui est à son origine.
Partie de Boston en septembre 1918,
l’épidémie fait le tour de la planète en
quatre mois et s’achève en décembre,
avant une brève résurgence à l’été


  1. Sa morbidité (la proportion de la
    population infectée) est exception­
    nelle, dépassant couramment 20 % de
    la population, avec des records à 80 %.
    Elle n’affecte pas comme souvent les
    enfants en bas âge et les vieillards
    principalement, mais aussi les jeunes
    adultes de 25 à 35 ans. Sa létalité (la
    proportion de décès parmi les mala­
    des) ayant la même distribution par
    groupe d’âge, la mortalité spécifique
    due à la maladie dépasse souvent 3 %
    dans les groupes les plus touchés.
    S’ils avaient été connus du public, de
    tels taux auraient pu créer la panique
    et perturber les dernières campagnes
    militaires de la Grande Guerre. Mais le
    nombre de morts est systématique­
    ment masqué par la censure (sauf en
    Espagne, neutre, d’où le nom attribué
    au mal qui n’en est pourtant nulle­
    ment originaire). On devine l’effet mo­
    ral ambigu qu’aurait produit l’an­
    nonce que les tant attendues troupes
    américaines répandaient une maladie
    qui a fait en France 400 000 morts ci­
    viles et affaibli le front de 100 000 sol­
    dats alliés dans les deux derniers mois
    de la guerre. Le transfert de l’épidémie
    vers le reste du monde à partir de l’Eu­
    rope pouvait aussi affecter dans les co­
    lonies la réputation des Européens


censés y apporter une médecine mo­
derne. Pas ou mal recensés à l’époque,
les morts sont estimés à six millions
en Inde comme en Chine, et nul ne
sait combien d’Africains en sont décé­
dés. On sait seulement que la surmor­
talité est d’autant plus élevée que la
population est pauvre...
La censure accroît l’incertitude sur
les origines de la maladie et interdit la
circulation des connaissances comme
des expériences thérapeutiques. La
grippe est d’abord attribuée à un ba­
cille identifié en 1892 par le savant al­
lemand Pfeiffer. Les chercheurs de
l’Institut Pasteur Charles Nicolle,
Charles Lebailly et René Dujarric de la
Rivière proposent l’hypothèse virale
dès 1918, mais l’isolement du virus
tarde jusqu’aux années 1930.

Pauvreté, première cause de mort
L’incertitude sur le traitement est
aussi grande. Les médecins em­
ploient tous les remèdes à leur por­
tée, des bains froids ou des laxatifs
aux aspirine, quinine, iodine et vac­
cins efficaces contre d’autres mala­
dies. Des mesures de santé publiques
sont prises en désordre : fumigation,
désinfection, fermeture de lieux pu­
blics, distribution de savon, ramas­
sage d’ordures.
Toutes ces mesures sont considé­
rées comme efficaces au niveau indi­
viduel, dès lors que la plupart des ma­
lades se remettent. L’armée, notam­
ment, qui se targue d’avoir vaincu la
typhoïde, la dysenterie et le typhus,
ne veut pas que ces succès soient ter­
nis par cette nouvelle maladie, dont
elle pense venir à bout à coups de dé­
sinfectant, de nourriture et d’eau
saine, voire de couvertures!
Au lendemain de la guerre, les res­
ponsables politiques prennent cons­
cience du désastre et, sans trop ébrui­
ter son étendue, cherchent à créer,
avec l’Organisation d’hygiène de la So­
ciété des nations (ancêtre de l’Organi­
sation mondiale de la santé), le
moyen de surveillance, d’information
et de coordination internationale qui
avait fait cruellement défaut.
Puissent les responsables politiques
se souvenir de ces leçons : la pauvreté
est la première cause de mort des victi­
mes des pandémies ; l’observation or­
ganisée, l’information libre et la coor­
dination des interventions publiques
sont leurs premières protections.

Pierre­Cyrille Hautcœur
est directeur d’études à l’EHESS

CHRONIQUE|PAR PIERRE­CYRILLE HAUTCŒUR


La grippe espagnole,


un secret trop bien gardé


LA CENSURE ACCROÎT 


L’INCERTITUDE SUR


LES ORIGINES DE LA MALADIE 


ET INTERDIT LA CIRCULATION 


DES CONNAISSANCES

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