Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

Libération Vendredi 6 Mars 2020 u 5


A


l’entrée de l’université la Sapienza
de Rome, la plus grande d’Europe
avec plus de 110 000 étudiants italiens
et étrangers inscrits, le compteur n’a prati-
quement pas bougé depuis le matin : 722 pla-
ces de parking disponibles. «D’ordinaire, le
millier de places est rapidement pris d’assaut»,
constate le gardien sous le porche d’architec-
ture fasciste qui accueille les visiteurs. «D’or-
dinaire...» insiste-t-il avec un sourire forcé.

Heures fébriles. Mais en cette période de
Covid-19, l’Italie vit des heures fébriles et sin-
gulières. Avec plus de 3 850 cas de contamina-
tion et 148 morts en moins de quinze jours

(41 morts pour la seule journée de jeudi), le
gouvernement de Giuseppe Conte, qui a an-
noncé jeudi un plan de 7,5 milliards d’euros
pour lutter contre l’épidémie, multiplie les
mesures d’exception : mise en quarantaine de
onze villes et de 52 000 personnes, interdic-
tion de tous les grands rassemblements, fer-
meture de nombreux lieux publics et, depuis
mercredi soir, la suspension jusqu’au 15 mars
de tous les cours dans les écoles et les univer-
sités du pays. Une mesure radicale et inédite
également mise en vigueur au Japon
la semaine dernière, et en Iran jeudi.
«Je n’avais jamais vu la Sapienza aussi dé-
serte, si ce n’est en plein mois d’août, s’étonne
le professeur de mathématiques Massimo
Grassi. J’avais quelques cours cette semaine,
ils sont renvoyés à la fin du mois. Certains de
mes collègues ont commencé à tenir leurs le-
çons par Internet, mais déjà qu’il est difficile
de capter l’attention des étudiants dans les
amphis, alors je crains que sur les smartpho-
nes les cours ne durent pas plus de trois minu-
tes», juge-t-il, grinçant, avant d’ajouter : «Le

vingtaine de cas recensés, ndlr]. Les responsables
politiques ont pris cette décision uniquement
pour montrer à l’opinion publique qu’ils
agissent.»
Pour préparer sa thèse, Mirko Colucci a passé
la journée à la bibliothèque universitaire,
pratiquement seul, avec une appréhension :
que sa soutenance prévue le 28 mars soit
annulée : «Ce matin, nous avons reçu un mail
du recteur qui nous a assuré que les dates
étaient pour l’heure maintenues, mais avec
une précision : deux personnes au maximum
pourront assister à la soutenance de thèse,
c’est triste.»
Le professeur Massimo Grassi reprend la
parole : «Pour l’instant, la situation est géra-
ble, résume-t-il, [mais] des problèmes sérieux
pourraient se poser, notamment pour l’organi-
sation des examens de fin d’année, si l’annula-
tion des cours devait être prolongée après le
15 mars», une hypothèse que le gouverne-
ment italien n’a pas exclue.
ÉRIC JOZSEF
Correspondant à Rome

problème se pose aussi pour la recherche. Les
colloques sont annulés. Je devais partir pour
une réunion internationale au Mexique, mais
tout est renvoyé.»

«Mesure excessive». Dans les couloirs du
département de santé publique et des mala-
dies infectieuses, seuls quelques étudiants
venus régler des questions administratives
déambulent devant des salles de cours fer-
mées. «Nous comprenons la décision du gou-
vernement, peut-être même aurait-il dû pren-
dre la mesure plus tôt, estiment Riccardo et
Silvia, en sixième année de médecine. D’ici
au 15 mars, un délai qui correspond à peu près
au temps d’incubation, nous saurons si la ma-
ladie a été contenue. D’ici là, ce n’est pas dra-
matique. Si ce n’est que certains stages à l’hô-
pital sont suspendus.»
Etudiant en histoire de l’art, Mirko Colucci
estime, lui, que «la mesure est excessive. Blo-
quer le système éducatif, c’est bloquer tout le
pays. Or il n’y a pas de foyer épidémique dans
les écoles, ni même à Rome [seulement une

Italie : les étudiants décampent des campus


Depuis mercredi soir,
tous les cours des écoles
et universités ont été
suspendus. A la Sapienza
à Rome, élèves et professeurs
oscillent entre compréhension
et agacement.

M


ercredi, l’Italie décrétait
la fermeture de tous les
établissements scolaires
et universités jusqu’au 15 mars (lire
ci-dessous). L’Iran lui a emboîté le
pas. A ce jour, 13 pays ont fermé
toutes leurs écoles à cause du co-
ronavirus. Une mesure qui touche
près de 300 millions d’élèves selon
l’Unesco. Peut-on s’attendre en
France à une mesure aussi radi-
cale? Eléments de réponse.

Qui peut décider de fermer
les écoles?
Interrogé sur BFM TV, jeudi,
Jean-Michel Blanquer écarte
l’hypothèse de fermeture généra-
lisée : «Nous en serions capables,
mais ce n’est pas du tout prévu.»
Pour l’instant, la stratégie adop-
tée est de tenir fermés les établis-
sements scolaires dans les zones
qui comptent le plus de malades
déclarés (les fameux clusters)
pour ralentir la propagation de
l’épidémie. Une «bonne centaine»
d’écoles, collèges et lycées sont à
l’arrêt dans l’Oise (35 000 élèves
concernés) et le Morbihan
(9 000). En Haute-Savoie, c’est
encore en vacances scolaires. En
dehors de ces clusters, deux éco-
les sont fermées : à Louvres
(Val-d’Oise) et à Sartilly (Man-
che). La décision relève de la
compétence du préfet. Si la me-
sure venait à être généralisée à
l’échelle nationale, l’ordre serait
donné par le Premier ministre.

La fermeture généralisée
est-elle efficace?
La question avait été posée en 2012
au Haut conseil de la santé publi-
que (HCSP). Pour formuler son
avis, il s’était appuyé sur les don-
nées de la littérature scientifique
de la grippe A de 2009 et des virus
grippaux. L’avis est très mesuré :
«D’après quelques expériences ob-
servées et les modèles mathémati-
ques, la fermeture des établisse-
ments scolaires pourrait avoir un
impact sanitaire s’ils sont fermés à
temps et assez longtemps.» Et de
poursuivre : «La décision de ferme-
ture d’établissements scolaires et
autres lieux publics est une déci-
sion difficile», nécessitant «d’être
précédée d’une analyse bénéfice-
risque». Dans la balance, notam-

ment : l’impact économique d’une
telle mesure. Qui dit écoles fer-
mées dit absentéisme élevé des
parents au travail.

Y a-t-il un plan B pour «as -
surer la continuité péda -
gogique»?
«Nous sommes préparés depuis
plusieurs semaines» à l’éventualité
de cours à distance, répond en
boucle Jean-Michel Blanquer. La
question s’est en effet posée pour
les élèves français vivant en
Chine. «C’est donc très opération-
nel depuis ce moment-là. Nous
avons élargi le système, [...] qui
permet, de la grande section de
maternelle jusqu’à la terminale,
d’avoir les cours et même les de-
voirs à faire, avec une assistance

aux devoirs qui est faite à dis-
tance», a indiqué le ministre. Le
Centre national d’enseignement
à distance propose ainsi environ
trois ou quatre heures d’activités
chaque jour aux élèves. Le minis-
tère met aussi en avant le disposi-
tif «Ma classe à la maison» un pro-
fesseur qui dialogue de chez lui
avec ses élèves, connectés depuis
leur domicile sur une même plate-
forme avec un téléphone ou un or-
dinateur. En réalité, pour les élè-
ves déjà coincés chez eux, comme
dans l’Oise par exemple, les pro-
fesseurs de collège et lycée com-
muniquent surtout comme ils ont
déjà l’habitude de le faire, via les
espaces numériques de travail
(ENT).
MARIE PIQUEMAL

Contre l’épidémie, l’heure de l’école


buissonnière n’a pas encore sonné


Déjà mise en place en
Italie, la fermeture des
établissements scolaires
est pour l’instant écartée
par le gouvernement.

Devant le collège La Fontaine de Crépy-en-Valois (Oise), lundi. PHOTO DENIS ALLARD
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