Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

Libération Vendredi 6 Mars 2020 u 9


Athènes

LESBOS

Ankara

Istanbul

Sofia

MACÉDOINE
DU NORD

ROUMANIE

BULGARIE

TURQUIE

Mer
Noire

Mer
Egée
Mer
Méditerranée

ALBANIE

KOSOVO

MONTÉNÉGRO

SERBIE

GRÈCE

200 km SYRIE

Kastaniès

I


l leur a fallu sept heures de discussions,
mais le président russe, Vladimir Pou-
tine, et son homologue turc, Recep Tay-
yip Erdogan, sont parvenus, jeudi à Mos-
cou, à se donner un peu de temps et à
suspendre l’escalade militaire dans laquelle
ils étaient engagés. La rencontre des deux
présidents, annoncée la semaine dernière,

devait permettre de trouver «un nouvel
équilibre» dans leur relation. En fait, il s’agit
plutôt d’une entente a minima et circons-
tancielle que les deux chefs d’Etat ont fini
par annoncer jeudi soir.

Trois points. Rapidement lu par le minis-
tre russe des Affaires étrangères, Sergueï
Lavrov, le résultat de leurs discussions tient
en quelques lignes. Il s’agit d’un addendum
en trois points à l’accord de Sotchi signé en
septembre 2018. Premier point : mise en
œuvre d’un cessez-le-feu dans la province
d’Idlib. Il devait entrer en vigueur à minuit,
heure locale, dans la nuit de jeudi à ven-

dredi. Second point : création d’un corridor
de sécurité profond de six kilomètres le
long de l’autoroute M4, qui séparera les for-
ces armées turques et syriennes. Troisième
point : instauration de patrouilles militaires
communes russo-turques dans cette zone,
pour assurer le respect du cessez-le-feu et
de la zone de sécurité. Le tout est emballé
dans une déclaration de principes com-
muns : lutte contre le terrorisme, intégrité
territoriale de la Syrie, volonté affirmée
d’éviter les pertes civiles et de favoriser, à
terme, le retour des réfugiés syriens dans
leur pays d’origine.

Objectifs. Depuis le lancement de l’offen-
sive de l’armée syrienne sur la poche d’Id-
lib en décembre, celle-ci a fait plus
de 100 morts dans les rangs syriens, et une
trentaine dans ceux de l’armée turque,
amenant les deux pays au bord de la guerre
ouverte. Une situation d’autant plus dange-
reuse que la Russie a exprimé sa détermina-
tion à soutenir jusqu’au bout le régime de
Bachar al-Assad dans sa volonté de recon-
quérir l’intégralité de son territoire. Elle
n’avait cependant pas plus intérêt que la
Turquie à un conflit ouvert : Moscou n’a pas
les moyens militaires, et certainement pas
la volonté politique, d’infliger une réelle
défaite militaire à l’armée turque. Cela im-
pliquerait des bombardements directs, un
affrontement entre les deux pays, une issue
que la diplomatie russe qualifie depuis dé-
cembre de «pire des solutions».
Au cœur du problème, les objectifs diamé-
tralement opposés des deux pays : la Russie
souhaite une victoire militaire rapide du ré-
gime syrien pour mettre le plus vite possi-
ble un point final à son intervention en Sy-
rie. La Turquie, décidée à renverser Bachar
al-Assad au début du conflit, s’est rabattue
sur l’objectif de garder sous son contrôle la
zone frontalière syrienne. Malgré les rela-
tions relativement cordiales entre Poutine
et Erdogan, les frictions étaient, à terme, in-
évitables.
L’accord de Sotchi, signé en septem-
bre 2018, visait déjà à les réduire. Selon ses
termes, Ankara devait se charger de séparer
les islamistes de l’opposition modérée dans
la poche d’Idlib, et neutraliser les premiers.
En échange, Moscou se portait garant du
respect du cessez-le-feu par l’armée sy-
rienne. Mais les manquements des uns et
des autres minaient cet accord. L’escalade
semble désamorcée, donc, mais la contra-
diction fondamentale qui mine de l’inté-
rieur l’accord de Sotchi n’a pas disparu pour
autant. Le «nouvel équilibre» que Russes et
Turcs appelaient de leurs vœux n’a pas été
trouvé. Pour certains spécialistes de la ré-
gion, il pourrait, à terme, s’agir de
contreparties stratégiques accordées à la
Turquie en échange de la reconquête mili-
taire d’Idlib par la Syrie.
«Les Russes pourraient proposer à la Turquie
de revoir le protocole d’Adana de 1998, qui
avait été signé entre les Syriens et les Turcs
et qui octroyait à la Turquie un droit de re-
gard à hauteur de 5 kilomètres à l’intérieur
du territoire syrien pour assurer sa sécurité
[et lutter contre les militants du Parti des
travailleurs du Kurdistan, ndlr], suppose
Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Obser-
vatoire franco-russe. Ils ont notamment pro-
posé aux Turcs de disposer cette fois-ci d’une
zone de sécurité de 15 kilomètres. Les Turcs,
eux voudraient une zone de 30 kilomètres,
ce qui engloberait la ville d’Idlib.» Il faudra
que les diplomates russes et turcs inventent
vite une solution qui satisfasse les deux par-
ties. A défaut, le retour de l’escalade mili-
taire ne sera qu’une question de temps.
LUCIEN JACQUES
correspondant à Moscou

Entente forcée entre


Erdogan et Poutine


Les leaders turc et russe
annoncent un cessez-le-feu
à Idlib en Syrie, la création
d’un corridor de sécurité
et des patrouilles communes.

cès mardi en faisant venir les trois plus im-
portants leaders de l’UE sur les rives de
l’Evros : Ursula von der Leyen, présidente de
la Commission européenne, Charles Michel,
président du Conseil européen, et David Ma-
ria Sassoli, à la tête du Parlement européen.
Tous ont affirmé leur soutien indéfectible à
la Grèce et promis de lui apporter 700 mil-
lions d’euros, dont 350 immédiatement, pour
appuyer ses efforts face à cette guerre par
migrants interposés.


«Des armes politiques»
A Kastaniès, village frontalier depuis long-
temps délaissé avec ses magasins abandon-
nés et ses façades décrépites, cette solidarité
financière pourrait sembler miraculeuse.
Mais il s’agit surtout de favoriser l’envoi de
matériel (avion, patrouilleurs, hélicoptères...)
et de gardes-frontières supplémentaires. Une
réponse strictement militaire qui inquiète
certains. En visite à Kastaniès jeudi, le prési-
dent de la Fédération internationale de la
Croix-Rouge, Francesco Rocca, a jugé «inac-
ceptable»
l’utilisation des migrants comme
«des armes politiques» et a appelé l’UE à res-
pecter elle aussi «la dignité» humaine.
Lorsqu’il est allé à la frontière, lui n’en a
aperçu que «quelques centaines». Et surtout,
ajoute-t-il, «j’ai vu des femmes, des enfants
derrière la barrière. Vous n’avez pas besoin de
bouclier pour vous protéger des enfants et des
femmes»
. Une pique directe à Ursula von der
Leyen, qui avait utilisé le mot de «bouclier»
pour vanter l’action musclée de la Grèce. «Un
mot»,
renchérit le président de la Croix
Rouge, «qui nourrit les réactions xénophobes»
en Europe. Jeudi, on apprenait que six mi-
grants auraient été blessés par balle en
tentant de franchir la frontière. Qui a tiré?
Combien de fois ce genre d’ «incidents» se ré-
péteront-ils? Personne ne sait. La commu -
nication est plus que jamais une arme de
guerre.•


Des migrants transportent un blessé, mercredi. PHOTO HUSEYIN ALDEMIR. REUTERS

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