Le Monde - 03.03.2020

(Grace) #1
0123
MARDI 3 MARS 2020 france| 11

Fonds spéciaux :


révolution culturelle au


sein du renseignement


Pour éviter que la justice n’intervienne
dans les pratiques, un grand ménage
a été lancé depuis un an

C’

est une petite révo­
lution dont on ne
devait rien savoir.
Pourtant, elle con­
cerne les deniers publics et la po­
litique du renseignement en
France. A l’abri du secret­défense,
un grand ménage a été lancé, de­
puis un an, sur la gestion des
fonds spéciaux accordés aux ser­
vices secrets français pour finan­
cer leurs activités clandestines.
Le gouvernement veut mettre
fin aux libéralités découvertes
lors du contrôle d’une cagnotte
qui était d’une centaine de mil­
lions d’euros, en 2017, et qui
bénéficie, en premier lieu, à la di­
rection générale de la sécurité
extérieure (DGSE). Les autorités
ont, notamment, relevé le re­
cours délibéré à ces fonds pour
échapper aux règles gouvernant
les crédits généraux ; des défauts
de contrôle interne et la volonté
des services de dissimuler certai­
nes irrégularités.
Une rare trace de ce profond
changement est visible dans le
dernier rapport public de la délé­
gation parlementaire au rensei­
gnement, publié en avril 2019 et
portant sur l’exercice 2017­2018.
Mais elle est très ténue. Seuls les
initiés peuvent l’apercevoir à la
seule lecture. Le texte a, en effet,
été considérablement expurgé
par rapport au document origi­
nal, au nom du secret­défense.

Travail plus approfondi
En revanche, en coulisses, un duo
institutionnel s’est activé pour
sonner la fin d’une culture d’im­
punité en matière de fonds spé­
ciaux. Une alliance a réuni le coor­
donnateur national du rensei­
gnement et de la lutte contre le
terrorisme, Pierre de Bousquet de
Florian, et Loïc Kervran, député
(La République en marche) et pré­
sident, de 2017 à 2019, de la com­
mission de vérification des fonds
spéciaux (CVFS), composée de
quatre parlementaires et ratta­
chée, fin 2013, à la délégation par­
lementaire au renseignement.
L’acte fondateur de cette nou­
velle ère remonte sans doute à
l’envoi, en 2018, à la commission,
par le coordonnateur national du
renseignement et de la lutte
contre le terrorisme, pour la
première fois, d’un rapport de
synthèse exhaustif sur les crédits
consacrés au renseignement.
Pour l’exercice 2017, les crédits en
fonds normaux étaient de
2,5 milliards d’euros auxquels doi­
vent s’ajouter les fonds spéciaux.
Ce document d’une centaine de
pages a constitué la base à partir
de laquelle la CVFS a pu effectuer
un contrôle digne de ce nom.
Auparavant, la commission rece­
vait une synthèse étique ne men­
tionnant aucun détail sur la ges­
tion des fonds spéciaux. L’autre
nouveauté a tenu au président
de la commission. Par le passé, le
travail de vérification était sou­
vent effectué par un adminis­
trateur du Sénat ou de l’Assem­
blée. Cette fois­ci, M. Kervran a
contrôlé lui­même les pièces
comptables. Sa qualité d’ex­audi­
teur au sein d’un grand établisse­
ment financier a changé la
donne en matière de méthodo­
logie et d’efficacité.
Le résultat a été immédiat. Le ni­
veau de précision est tel sur les
pratiques des services par rapport
aux années précédentes que le
rapport de la CVFS a dû être classé
« secret­défense » et non plus
« confidentiel défense » comme
par le passé. Une décision qui dé­
bouche sur un paradoxe : la repré­
sentation nationale améliore son
contrôle sur l’action des services
du gouvernement mais on limite,

dans le même temps, la diffusion
de son travail.
La commission de vérification
des fonds spéciaux ne réalise pas
un contrôle exhaustif, il faudrait
un an de travail pour vérifier les
fonds spéciaux de la seule DGSE.
Elle s’est néanmoins notamment
rendue, en 2018, quatre fois à la
DGSE et à trois reprises à la direc­
tion générale de la sécurité inté­
rieure (DGSI).
Ce travail beaucoup plus appro­
fondi de la CVFS, comme elle
l’écrit dans son rapport public,
en 2019, lui a permis d’avoir
« connaissance, lors les auditions
menées sur l’exercice budgétaire
2017, d’événements significatifs
ayant impacté les fonds spéciaux
sur des exercices antérieurs qui ne
lui avaient pas été transmis au
moment de son contrôle ». Selon
nos informations, il s’agirait
d’une utilisation frauduleuse de
fonds spéciaux à la DGSE lors
d’un montage financier dans le
cadre d’une opération clandes­
tine. Les faits ont été jugés assez
graves pour envisager une judi­
ciarisation avant de se raviser de
crainte de dévoiler des secrets
opérationnels. D’autres décou­
vertes ont donné lieu à des procé­
dures administratives à l’en­
contre des agents incriminés.
Le gouvernement veut désor­
mais que les services secrets
s’inscrivent dans « un dialogue de
gestion », une forme de contrôle a
priori. Terminé le mélange des
caisses : les fonds spéciaux ne
peuvent plus être utilisés à la
place des fonds normaux qui
obéissent à des règles comptables
certes plus contraignantes mais
qui n’empêchent pas pour autant
la mise en place de clauses de
confidentialité.

Fini les cagnottes secrètes
Par ailleurs, s’exonérant des rè­
gles imposées au reste de l’admi­
nistration, les services ont depuis
des années admis que ces fonds
spéciaux et normaux étaient
« fongibles », selon l’expression
d’un responsable du renseigne­
ment. Fini également les cagnot­
tes secrètes, appelées « trésorerie
immobilisée », faites du surplus
des années précédentes et dont
l’usage échappait totalement aux
regards extérieurs. Il a fallu deux
ans à la DGSE pour qu’elle assèche
ce matelas d’argent liquide.
Près d’un quart des dépenses to­
tales liées aux fonds spéciaux
sont consacrées à la rémunéra­
tion des sources humaines. Le
souci pour la commission de véri­
fication des fonds spéciaux ré­
side, enfin, dans le fait que la ges­
tion de ces contacts « relève essen­
tiellement du niveau opérationnel
et ne fait l’objet au niveau central
que d’un contrôle interne limité ».
La commission considère que le
renouvellement tous les trois ou
quatre ans des officiers traitants
« est un facteur important pour
empêcher le développement de
systèmes frauduleux ». Sollicités
par Le Monde sur ce qui ressemble
à la fin d’une époque, les princi­
paux services de renseignement
français sont restés muets.
jacques follorou

Incendie de la raffinerie de Berre :


un ex­journaliste face à la justice


Mathieu Boasso, 38 ans, évoque un « geste politique » destiné à alerter


sur la politique atlantiste de la France. Il a aussi braqué des distributeurs


marseille ­ correspondant

Q


ui pouvait bien se cacher
derrière l’incendie de la
raffinerie LyondellBasell
à Berre­l’Etang (Bouches­
du­Rhône)? La date était symboli­
que : le 14 juillet 2015, la cible – un
site classé Seveso seuil haut – très
préoccupante, quelques mois
après les attaques terroristes à Pa­
ris. Vers 3 heures du matin, deux
gigantesques bacs contenant des
dizaines de milliers de mètres cu­
bes de produits pétroliers s’embra­
sent à trois minutes d’intervalle.
L’un des foyers ne sera maîtrisé
qu’au bout de huit heures, après
avoir dégagé une épaisse fumée
noire, visible jusqu’à Marseille.
Sur les toits flottants des deux
cuves, seront retrouvés les restes
d’engins de mise à feu et, sur une
troisième, un système composé
de plusieurs kilos d’explosif qui
n’a pas fonctionné. Aucune reven­
dication n’a jamais suivi ce qui
aurait pu se transformer en une
catastrophe écologique majeure
et qui, selon le groupe industriel
américain lui a occasionné un pré­
judice de plusieurs millions
d’euros. Les enquêteurs sont long­
temps restés dans le brouillard.
Tout s’éclaire subitement près
d’un an plus tard lorsque, le
17 juin 2016, Mathieu Boasso, un
ancien journaliste devenu patron
d’une société de courtage en im­
primerie, est interpellé, quelques
heures après avoir été surpris en
train d’éventrer à l’explosif un dis­
tributeur automatique de billets
dans une agence bancaire d’Aix­
en­Provence (Bouches­du­Rhône).
Il y a raflé 36 700 euros.
Sans qu’on lui demande quoi
que ce soit, il révèle très vite être
l’auteur de l’attentat contre la raffi­
nerie de Berre et avoue un chape­
let d’infractions commises depuis
2012 : les vols à main armée de
150 kg d’explosifs en Isère puis de
détonateurs dans des carrières à
Birac (Charente) et à Signes (Var) et
l’attaque à l’explosif de cinq autres
distributeurs de billets. Il revendi­
que aussi l’énigmatique explosion
d’une usine de salaison à Tarare
(Rhône), sérieusement endom­
magée par 10 kg d’explosif, le
21 avril 2012, une autre date sym­
bolique, puisque jour de l’élection
présidentielle.

Lors de son procès qui devait
s’ouvrir lundi 2 mars devant la
cour d’assises des Bouches­du­
Rhône, à Aix­en­Provence, Ma­
thieu Boasso, 38 ans, devrait qua­
lifier de « geste politique » les
deux attentats commis contre
l’usine de charcuterie et la raffi­
nerie, même s’il avait, à l’époque,
fait le choix de ne pas les revendi­
quer. « C’est plus difficile de reven­
diquer que de passer à l’acte. L’écho
aura lieu au moment de mon
procès », avait­il confié, en fé­
vrier 2018, à la juge d’instruction.

Franchise déroutante
Par ces deux attentats, l’accusé en­
tendait, dit­il, dénoncer la politi­
que atlantiste de la France dont la
diplomatie aurait dû, à son goût,
se tourner davantage vers la Rus­
sie. « Je ne veux pas que nous sui­
vions aveuglément les Etats­Unis
qui n’ont que l’idée d’avoir la main­
mise sur le Proche­Orient, a­t­il dit.
Si nous continuons à suivre la poli­
tique belliqueuse américaine, nous
allons tout droit à un conflit mon­
dial d’envergure nucléaire. »
Dans ses interrogatoires aux al­
lures de manifeste, il décerne les
bons points à Jean­Pierre Chevè­
nement et surtout à Jacques Chi­
rac et à Dominique de Villepin
pour leur refus, en 2003, d’emboî­
ter le pas des Américains en Irak,
« la France faisant preuve pour la
dernière fois de souveraineté », es­
time­t­il. Et de conclure : « Ce que
je souhaite, c’est que notre pays
mette en avant son esprit, sa cul­
ture et ses idées, plutôt que la cul­
ture américaine. » Mathieu Boasso
était devenu journaliste après
avoir décroché un diplôme à Nice,
afin de « peser positivement sur la
société », a­t­il expliqué aux en­
quêteurs. En 2001, il a entamé sa
carrière en présentant la matinale
sur Nostalgie, à Rouen. Il a ensuite
lancé une revue, Confluent, autour
des deux rives de la Méditerranée.
Mais il a peu exercé ce métier.
Envisageant une reconversion
dans le terrassement jamais
concrétisée, Mathieu Boasso
avait obtenu en 2010 son certifi­
cat de préposé au tir. « Je n’ai pas
passé ce diplôme pour attaquer les
DAB [distributeurs automatiques
de billets], mais c’est vrai que je me
suis dit : tiens, un petit DAB par an
et je vis tranquillement », confiera­
t­il avec une franchise dérou­
tante, allant jusqu’à proposer
d’accompagner les gendarmes à
sa « planque » à Signes dans le Var
où il stockait encore 80 kg d’ex­
plosifs et des détonateurs.
L’accusé est exempt de maladie
mentale, ont tranché les experts
psychiatres, estimant que les in­
fractions commises évoquent
« un désir de reconnaissance so­
ciale, professionnelle, identitaire
en rapport avec des troubles de la

personnalité, des traits de narcis­
sisme et des conduites antisociales
structurées ».
Elevé dans les villages de l’arriè­
re­pays niçois, il avait découvert,
à 19 ans, l’existence de son père,
un Tunisien vernisseur au tam­
pon à Paris, à l’occasion de la jour­
née d’appel de la préparation à la
défense, en lisant son acte de
naissance. Il était allé frapper à sa
porte. Pour un cousin, ce sont ces
retrouvailles avec son père qui
l’ont fait embrasser la religion
musulmane. Certains le décri­
vent même comme salafiste, fré­
quentant des mosquées qui ont
été fermées dans le contexte de
l’état d’urgence. Il reconnaît « une
pratique rigoriste de l’islam ».

Soupçon de radicalisme
En garde à vue, il avait lâché : « J’ai
fait péter une usine de cochons à
Tarare, c’est un choix idéologique
lié à ma religion », pour revenir
sur cette explication : « Ça aurait
pu être une usine de pâtes. Un gen­
darme faisait les questions et les
réponses. Il me prenait pour un
grand terroriste parce que chez
moi j’avais L’Attentat, le livre de
Yasmina Khadra. » Ses avocats,
Mes Camille Friedrich et Jean­Bap­
tiste de Gubernatis, vont combat­
tre ce soupçon de radicalisme :
« Chez lui, on trouve de la littéra­
ture coranique, mais il lit aussi
Rousseau, des ethnologues. Certes,
il y a une revendication politique,
mais elle n’est pas terroriste. »
Dans ses très longues déposi­

tions, Mathieu Boasso avait pris
soin de détailler ses « critères »,
tant pour les distributeurs de
billets que pour les attentats : des
lieux isolés, afin d’éviter de faire
des victimes. En 2014, il avait ef­
fectué des repérages pour une ac­
tion destinée à alerter sur la ten­
sion entre la Russie et l’Ukraine
après l’annexion de la Crimée et
avait abandonné le projet d’agir à
la raffinerie Total à la Mède, « car
c’était trop proche du village ».
Il joue parfois avec le feu ;
comme le 14 avril 2012, à Mions
(Rhône), où il « tape un DAB » à
côté d’une gendarmerie dont il a
pris soin auparavant de ver­
rouiller le portail avec un antivol.
Et lorsqu’il braque avec son arme
d’alarme les ouvriers des carrières
pour dérober des détonateurs,
« personne n’a pu se plaindre d’une
quelconque violence », affirme­t­il.
Le lendemain de l’explosion de
l’usine de salaison, il avait tenté
de joindre les rédactions à Lyon.
Le seul journaliste auquel il avait
réussi à parler lui avait « presque ri
au nez » en lui lâchant : « Ah, le pe­
tit truc qu’il y a eu à Tarare. » Lors­
que le juge d’instruction lui de­
mande en quoi l’attentat d’une
usine dans le Rhône pouvait in­
terpeller le président de la Répu­
blique, il a cette réponse : « Lors­
que les femmes en Angleterre ont
voulu obtenir le droit de vote, elles
ont endommagé des vitrines et el­
les l’ont eu un demi­siècle avant les
Françaises. »
Journaliste, Mathieu Boasso af­
firme l’être un peu resté. Comme
lorsqu’il raconte être resté une
heure et demie sur les toits des
cuves de la raffinerie, concentré, à
amorcer ses engins : « J’ai l’habi­
tude de travailler à flux tendu.
Quand je prenais l’antenne, il ne
fallait pas que je me mette à stres­
ser une minute avant. » Le verdict
est attendu le 13 mars.
luc leroux

L’accusé
est exempt de
maladie mentale,
ont tranché
les experts
psychiatres

Près d’un quart
des dépenses
totales liées aux
fonds spéciaux
sont consacrées à
la rémunération
des sources
humaines

F A I T S D I V E R S
Un homme blessé par
balle après avoir agressé
une femme au couteau
Un homme soupçonné de
tentative de viol et d’agres­
sion au couteau contre une
femme à L’Haÿ­les­Roses (Val­
de­Marne) a été blessé par
balle, dimanche 1er mars, lors
de son interpellation par la
police. L’homme a tenté de
prendre la fuite après avoir
blessé sa victime supposée à
la main d’un coup de couteau.
Les policiers ont d’abord tenté
de le maîtriser en utilisant un
pistolet à impulsion électri­
que, en vain. Hospitalisé, il a
ensuite été placé en garde à
vue pour « tentative de viol »
et « tentative d’homicide sur

personne dépositaire de l’auto­
rité publique ». – (AFP.)

Un quinquagénaire
meurt dans une
avalanche en Haute-
Savoie
Un homme de 54 ans a perdu
la vie, enseveli sous une ava­
lanche, dimanche 1er mars, au­
dessus de la station de Vallor­
cine et du village du Buet
(Haute­Savoie). La victime, ac­
compagnateur en moyenne
montagne, « a été retrouvée
en arrêt cardio­respiratoire
lors d’une reconnaissance sous
avalanche dans un domaine
hors piste et n’a pu être réani­
mée », a précisé le peloton de
gendarmerie de haute monta­
gne de Chamonix. – (AFP.)

Il revendique
l’explosion d’une
usine de salaison
sérieusement
endommagée par
10 kg d’explosif,
en 2012

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LE CEPAC SILO

3MARS2020 O 21 MARSEILLE

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