Le Monde - 03.03.2020

(Grace) #1

24 |


styles


MARDI 3 MARS 2020

0123


l’esprit des lieux


L’Unesco pour Loewe et ses silhouettes


volumineuses, la Garde républicaine pour


le vestiaire aux lignes épurées d’Hermès,


la Cité du cinéma pour le show Balenciaga,


mêlant tenues monacales et tailleurs sexy...


le spectacle continue à la Paris Fashion Week


MODE


A

la Paris Fashion Week, la fin de se­
maine a été marquée par les défi­
lés de marques d’envergure, qui
se donnent les moyens de leurs
ambitions en prenant possession de lieux
symboliques de la capitale.
Vendredi 28 février au matin, Loewe convie
dans le 7e arrondissement au siège de
l’Unesco, le bâtiment emblématique des an­
nées 1950, dans un espace bas de plafond.
Tant mieux, car on se concentre ainsi sur le
superbe parquet peint en damier noir et
blanc rythmé d’une touche or, qui s’avère un
bon avant­goût de la collection très aboutie.
« Ça fait plusieurs saisons que j’ai envie de
jouer avec les volumes, explique Jonathan An­
derson. La dernière fois, je m’étais concentré
sur les hanches. Là, j’ai exagéré les manches,
élevé les encolures, juxtaposé des tissus qui
n’ont rien à voir. J’ai eu envie de proposer un
vestiaire qui en jette. » Cette robe en jacquard
de soie émeraude brodée de lurex où s’insère
un plastron en coton noir est une réussite ;
tout comme celle où l’étoffe converge vers un
aplat de porcelaine (du céramiste japonais
Takuro Kuwata) qui s’étale comme une flaque
solide au milieu du ventre.
Il y a aussi ces robes aux imprimés lumi­
neux dont les manches semblent gonflées
d’air, et ces manteaux d’officier aux
proportions parfaites. Jonathan Anderson,
qui se disait « vulnérable à l’idée de tester des
choses dont [il] ne savai[t] pas si elles allaient
[l]’emmener là où [il] voulai[t] aller » peut être
rassuré.
Le soir, le gratin mondain se presse sous la
tente noire Celine montée sous le dôme
doré des Invalides. Comme toutes les gran­
des marques, Celine invite des actrices (Isa­
belle Huppert, Mélanie Laurent...), mais
aussi des musiciens dont les noms évoquent
les deux dernières décennies de pop indé­
pendante, de Phoenix à Clara Luciani. C’est
la marque de fabrique d’Hedi Slimane, qui a
toujours lié étroitement mode et musique.
Cette saison, il revient à la Française Sofia
Bolt de composer la bande­son. Pour ha­

biller le podium, une immense installation
lumineuse et clignotante reproduit le logo
double C de Celine.
En termes de style, Hedi Slimane reste fi­
dèle à ses valeurs : la collection est unisexe, la
cabine mixte, les silhouettes lisibles et dési­
rables, oscillant entre les codes bourgeois
(jupes­culottes, blouses à lavallière...) et ceux
du rock (blouson cuir, pantalon slim, botti­
nes). Ce vestiaire du quotidien est émaillé de
quelques pièces couture extraordinaires à
l’instar d’une robe brodée d’or et incrustée
de pierres. Une manière de rappeler que
Hedi Slimane est aussi à l’aise dans l’extrême
sophistication.
Le lendemain, Hermès, fidèle à son héri­
tage équestre, a donné rendez­vous à la
Garde républicaine, où on est accueilli par
une forêt de barres d’obstacles hérissées sur
la moquette immaculée. Leurs couleurs
blanche, bleue, rouge et jaune préfigurent les
premières silhouettes du show. « Le cœur
d’Hermès, ce sont les camel, ces bruns boisés.
Cette fois­ci, je voulais y inclure une palette
qui fait référence aux tableaux d’Ellsworth
Kelly », explique Nadège Vanhee­Cybulski,
qui s’est aussi inspirée de l’œuvre de Jacob
Lawrence, artiste afro­américain qui a beau­
coup peint les gens d’Harlem en associaient
les couleurs primaires au brun. Ici, les carrés
de soie se transforment en robes monochro­
mes émeraude ou saphir ; en chaloupant, les
plis multicolores d’une jupe deviennent un
tableau en mouvement.
L’autre marque de fabrique d’Hermès, c’est
la virtuosité technique que l’on retrouve
dans des robes plissées en cuir où sont inter­
calées des bandes de maille pour que le tissu
soit plus léger. La créatrice n’a pas oublié
quelques goodies au fort potentiel commer­
cial, comme ces pulls où le col roulé est percé
par deux encoches permettant de faire pas­
ser son carré et le nouer plus facilement. « Je
cherche le purisme, la ligne parfaite dans les
formes », affirme Nadège Vanhee­Cybulski.
Cette saison, elle l’a trouvée.
Dimanche 1er mars, il règne une ambiance
de fin du monde à la Cité du cinéma de Saint­
Denis où se tient le show Balenciaga. Demna

Gvasalia a rassemblé les invités dans un stu­
dio où le plafond d’écrans diffuse les images
d’un ciel menaçant, où le podium et les pre­
miers rangs (vides heureusement) sont enva­
his d’un liquide brillant, où un bruit assour­
dissant fait trembler les sièges. « L’idée était
de recréer la sensation biblique de la marche
sur l’eau, sauf qu’ici, c’était plutôt la marche
sur le pétrole. Une métaphore du monde qui
semble se noyer dans ces problèmes postin­
dustriels », explique Demna Gvasalia.
Immergés jusqu’à la cheville, les manne­
quins hommes et femmes semblent insensi­
bles au désagrément provoqué par un pied
mouillé ou par le poids d’une traîne trem­
pée. Le vestiaire est varié, il propose aussi
bien des tenues monacales aux carrures exa­
gérées que des robes de magistrat envelop­
pantes, des tailleurs ajustés sexy qui mou­
lent la poitrine et serrent la taille, d’opulen­
tes capes rouge vernies, des manteaux aux
épaules pointues, des combinaisons de mo­
tard, des robes de gala où les gants sont inté­
grés à la manche... « Notre façon de vivre varie
tellement que nous avons besoin d’un ves­
tiaire complet », affirme Demna Gvasalia. Le
spectacle d’un défilé aussi riche et abouti ef­
face le sentiment de malaise provoqué par la
mise en scène dont le créateur précise qu’elle
était certes « postapocalyptique, mais aussi
pleine d’espoir grâce aux images vidéo de la
Terre et de sa beauté, et la bande­son tribale à
la fin du défilé ».
L’après­midi, alors que la boîte noire Celine
est en train d’être démontée, la foule afflue
vers l’autre tente dressée aux pieds des Inva­
lides, celle de Valentino. L’ambiance y est
très différente, les spots éclairent vivement
la moquette ivoire, et le « Traffic Quintet »
fondé par la violoniste Dominique Lemon­
nier a pris place sur une estrade au fond de la
salle. L’orchestre de chambre enrichit la ban­
de­son composée de chansons de la pop star
Billie Eilish, militante politique connue pour

piétiner les stéréotypes de la féminité, qui re­
fuse que son corps soit sexualisé. En cela, elle
représente l’esprit de la collection imaginée
par Pierpaolo Piccioli : « Je voulais faire le por­
trait du moment pivot que nous vivons où les
nouvelles générations sont plus libres, se mo­
quent de l’âge, de la race et du genre. »
Pour ce faire, il propose des pièces habituel­
lement associées au vestiaire masculin – tel
le costume gris – empreintes de délicatesse.
Le motif chevron, assez austère, se pare de
broderies brillantes. Un pantalon baggy noir
est porté avec un bustier et des gants longs.
« Je ne crois pas aux manifestes, mais la mode
peut délivrer un message à travers une esthé­
tique », affirme Pierpaolo Piccioli. La sienne,
en tout cas, est d’une indéniable élégance.
Pour clore le week­end, Givenchy a convié
ses invités à l’hippodrome de Longchamp,
dans un espace en béton baigné de rouge.
Un aménagement un peu rudimentaire qui
fait référence à la Nouvelle Vague française,
dont les tournages avaient lieu avec les
moyens du bord, dans des appartements ou
dans la rue. Ce courant cinématographique
ainsi que le travail d’artistes des années
1960 telles Helena Almeida et Ketty La
Rocca ont nourri Clare Waight Keller pour
cette collection qu’elle a voulue très nette,
graphique et épurée.
C’est évident avec cette première sil­
houette noire qui repose sur la forme trian­
gulaire de la jupe fendue et evasée, ou avec
cette robe en maille grise portée avec des
gants longs du soir. Ça l’est moins quand les
imprimés géométriques de couleurs et
tailles différentes dialoguent sur des drapés
compliqués. Chez Clare Waight Keller, les
looks les plus épurés sont les plus convain­
cants. Si en termes de décor, les défilés
voient toujours plus grand, côté style,
l’adage anglais « less is more » s’avère sou­
vent très vrai.
elvire von bardeleben

« LA DERNIÈRE FOIS,


JE M’ÉTAIS 


CONCENTRÉ SUR


LES HANCHES,


LÀ J’AI EXAGÉRÉ


LES MANCHES »
JONATHAN ANDERSON
directeur artistique de Loewe

PARIS | PRÊT-À-PORTER
AUTOMNE-HIVER 2020-2021

Hermès. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

Celine. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP
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