Le Monde - 03.03.2020

(Grace) #1
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MARDI 3 MARS 2020 styles| 25

Le plaisir, un indémodable


Robes sculptures sur fond d’Emile et Images chez Balmain, sacs à main façon boîte à gâteaux chez Lanvin...
Certains créateurs de la Paris Fashion Week ont aussi décidé de s’amuser

S


erait­ce la conséquence du catastro­
phisme ambiant? Au vu des der­
niers défilés parisiens, on croirait
que les créateurs se sont passé le mot : fi­
chu pour fichu, autant en profiter pour
s’amuser, s’affirmer... Bref, se faire plaisir
de manière totalement décomplexée.
Pour sa troisième collection féminine,
Bruno Sialelli semble enfin à l’aise avec
l’idée d’embrasser le chic hérité de
Jeanne Lanvin sans compenser par une
sophistication extrême. Entre les murs
de tapisseries colorées de la Manufacture
des Gobelins, les silhouettes évoquent le
glamour hollywoodien (cheveux cran­
tés, robes à traîne, gants longs, fermoirs
dorés et fourrure), avec une dose de mi­
gnonnerie distillée dans un manteau
blanc à boutons ronds de Pierrot ou une
robe de patineuse. Ajoutez à cela quel­
ques trouvailles astucieuses, comme ces
sacs à main en forme de boîte à gâteaux,
et revoilà Lanvin bien en orbite après plu­
sieurs années d’instabilité.
Chez Isabel Marant, tout est très... Ma­
rant. Cette ligne d’épaules exagérée façon
années 1980, ces robes mini, ces pulls et
manteaux fermement ceinturés, ces dé­
tails brodés à la limite de la tapisserie, qui
sentent bon le retour de voyage. A quel­
ques exceptions près, les obsessions sty­
listiques de la créatrice sont là au com­
plet. La surprise viendrait plutôt du
nuancier (une majorité de tons neutres
tels que le gris et le blanc cassé) et d’une

forme d’épure par rapport à ce à quoi elle
nous avait habitués : moins de fioritures,
moins de superpositions, plus de looks
monochromes. Efficace. Et apaisant
comme un bol d’air frais.
De son côté, Rok Hwang, le créateur de
la marque Rokh (Prix spécial du jury
LVMH 2018) s’attaque au vestiaire de da­
dame et parvient de manière assez ma­
gistrale à le rendre convoitable. Les pre­
mières vestes sont imparfaites, pas fi­
nies, les fils de bâti blanc restent appa­
rents sur le lainage noir. Il y a là une envie
de montrer les coulisses de fabrication
du vêtement qui nous ramène quelque
part entre Martin Margiela et Yohji Ya­
mamoto. Les choses deviennent plus
mordantes après, lorsque le créateur dé­
construit les trenchs, y intercalant des
morceaux de soie fleurie, scinde et réas­
semble des jupes plissées à carreaux de
longueurs et de couleurs différentes, re­
visite le pied­de­poule en version agran­
die et pigmentée sur un ensemble de lin­
gerie porté avec une robe transparente,
ou fait défiler une robe brodée et bordée
de tulle avec un skateboard... Le charme
cool de la bourgeoisie.
Chez Patou, la start­up centenaire de
LVMH, on reçoit les invités avec des si­
rops de pastèque ou de fraise pour une
présentation à domicile, dans les bu­
reaux de la marque. Le directeur artisti­
que Guillaume Henry présente lui­
même la collection, qu’il a voulue con­

cise et joyeuse. On retrouve des classi­
ques comme le caban ou la marinière, où
le logo Patou est cette saison brodé de
perles, des blazers à grand col de dentelle,
des jupes boules ou frangées. Autant de
pièces faciles à porter, faciles à associer.
Lorsqu’il travaille sur une nouvelle col­
lection, Olivier Rousteing, le directeur ar­
tistique de Balmain, commence par choi­
sir la musique du show. Et on n’a pas été
déçu par la playlist de la saison : un med­
ley de tubes de variété française des an­
nées 1980 (on ne regrette pas d’avoir vu la
tête d’Anna Wintour sur Les Démons de
minuit, d’Emile et Images). Tous les man­
nequins commencent par un tour de
piste vêtues du même manteau officier
sur le vibrato de Jean­Jacques Goldman
(« Envole­moi, envole moooooooooi »).
Puis Olivier Rousteing s’amuse avec les
attributs de la bourgeoisie des eighties

(bottes cavalières, pulls en mohair et im­
primés foulards), et les remanie à sa façon
opulente et pop. Les vestes d’équitation
deviennent sexy, les robes de cocktail
sont des sculptures de paillettes, les pulls
à motif arlequin sont si ouvragés qu’on
dirait des œufs de Fabergé... La chanteuse
Janelle Monae approuve – même quand
Daniel Balavoine hurle « L’Aziza ».
Enfin, au défilé Off­White au milieu de
l’AccorHotels Arena, les Mercedes sont
en demi­portion, coupées en deux dans
le sens de la longueur ou de la largeur,
posées là sur le béton – une mise en
scène idéale pour les selfies. Outre le dé­
cor, tout le show est une invitation à im­
mortaliser l’instant présent : évidem­
ment, en premier lieu, les volumineuses
robes de bal en tulle dont le bustier est...
un coupe­vent ultratechnique. Signé
Arc’teryx, une marque canadienne de
vêtements d’extérieur de luxe, « l’équiva­
lent de la haute couture en mode », dixit
le designer Virgil Abloh.
Et puis il y a aussi les accessoires, no­
tamment ces sacs en peau de vache
troués comme du gruyère. Et, enfin, les
mannequins : les Hadid défilent en fa­
mille. Non content de se payer les supers­
tars Bella et Gigi, Virgil Abloh a aussi
casté la mère, Yolanda. Après le final, un
déluge de confettis s’abat sur les demi­
voitures. C’est vrai que c’est la fête.
théodora aspart
et elvire von bardeleben

LIGNE D’ÉPAULES 


EXAGÉRÉE FAÇON 


ANNÉES 1980, 


ROBES MINI, PULLS 


FERMEMENT CEINTURÉS... 


CHEZ ISABEL MARANT, 


TOUT EST TRÈS... MARANT


dans la mode, la messe n’a pas lieu
le dimanche, mais le samedi. C’est le
jour du défilé Comme des Garçons et
des deux marques japonaises dans
son giron, Junya Watanabe et le label
Noir de Kei Ninomiya. Ces événe­
ments en petit comité comptent
parmi les plus créatifs et les plus inac­
cessibles de la fashion week.
Samedi 29 février, le service liturgi­
que commence à 9 h 30 avec Junya
Watanabe, disciple historique de Rei
Kawakubo, la fondatrice de Comme
des Garçons. Dans le chic hôtel parti­
culier Potocki, le show commence
sans prévenir, sans musique. Des
mannequins aux cheveux en pétard
s’élancent en robe tablier de cuir noir
et jupon de tulle blanc. Silence
religieux, on n’entend que leur pas
sur le parquet et les cliquetis des
appareils photo. Soudain, Heart of
Glass, de Blondie, envahit la salle et
on reconnaît la chanteuse Debbie
Harry dans ces femmes au rouge
à lèvres vermillon et à la crinière
platine. Le vestiaire devient plus rock,
avec des collants imprimé panthère
et des robes nuisette rouge surmon­
tées d’un maillage complexe de
harnais. Quelques belles pièces
simples comme un blazer marine
complètent la panoplie.
Plus tard dans la matinée, dans une
autre partie de l’hôtel Potocki, le ri­
tuel se poursuit avec le label Noir Kei
Ninomiya. Le Japonais qui a lancé sa
marque en 2012 est connu pour son
travail pour le noir (c’est logique),
mais cette saison, il a aussi exploré
les nuances du rouge. Les festivités
commencent au son d’un grésille­
ment d’ampli, rapidement suivi de
guitares rageuses et d’une batterie
martiale. Des robes boule apparais­
sent, constituées d’un impression­
nant feuilletage de tissu, d’une ava­
lanche de tulle ou d’un maillage serré
de plumes. Les coiffures consistent
en d’extravagantes sculptures mêlant
feuilles d’ananas, fleurs exotiques et
faux cheveux. L’ensemble est aussi
beau qu’impressionnant.
Et le meilleur pour la fin : à 17 heu­
res, c’est Dieu en personne (enfin Rei
Kawakubo) qui présente la nouvelle
collection Comme des Garçons. La
notion de nouveauté est relative :
« N’est­il pas impossible de créer quel­
que chose d’entièrement nouveau, sa­
chant que l’on vit tous dans le même
monde? Pour être toujours futuriste
dans ma manière de travailler, je suis
restée dans les limites du monde
Comme des Garçons », affirme Rei
Kawakubo. Sur le marbre du pavillon
Cambon, sous les yeux attentifs du
rappeur Usher, la créatrice continue
donc d’expérimenter et de montrer
des formes inattendues.
Cette quête commence par une te­
nue rose aux manches longues jus­
qu’aux genoux, enchaîne sur une
robe rigide en forme d’abat­jour
ceinte d’un anneau de dentelle blan­
che au niveau de la poitrine. On croise
aussi un col en forme de coussin de
voyage géant, une robe dotée d’un hu­
blot central à travers lequel on aper­
çoit de nombreuses couches de tissus
couvrant le corps. Contrairement aux
défilés classiques où les mannequins
se succèdent sans interruption sur le
podium, là, chaque silhouette est pré­
sentée seule, sur une musique diffé­
rente. A chaque fois qu’elle quitte la
scène, la chanson s’arrête brutale­
ment, et une nouvelle commence, en­
chaînant sans transition sonate au
piano, techno minimale et concerto
pour clavecin... Pas de chants de
messe, mais l’esprit est là.
e. v. b.

LA MESSE (JAPONAISE) 


EST DITE


Givenchy. GIVENCHY Balenciaga. BALENCIAGA

Loewe. FRANÇOIS GUILLOT/AFP Valentino. PIROSCHKA VAN DE WOUW/REUTERS
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