Le Monde - 03.03.2020

(Grace) #1

0123
MARDI 3 MARS 2020 idées| 27


Samuel Moyn Sanders,


l’extraordinaire


transformation


Le sénateur du Vermont est le meilleur des candidats


à l’investiture démocrate, estime l’historien, car


il promet un changement pour de nombreux


Américains touchés par la montée des inégalités


L’

imposante victoire de Bernie San­
ders au Nevada, lors de la primaire
du 22 février, a transformé le monde
politique américain. Depuis cette
date, beaucoup de ceux qui nourrissaient
des espoirs timides jubilent maintenant à
l’idée qu’ils vivront peut­être un change­
ment sans précédent – si M. Sanders bat
Donald Trump aux élections de novembre.
L’argument le moins discutable qui
porte à penser que Sanders peut gagner les
élections? C’est tout simplement que les
autres options sont pires. Pour les parti­
sans de la « révolution » souhaitée par San­
ders, le milliardaire et ancien maire de
New York Michael Bloomberg et l’ancien
vice­président Joseph Biden sont les héri­
tiers de l’ancien régime.
Tout le monde sait en effet que
M. Bloomberg, quelles que soient ses ten­
tatives actuelles de dérobade, a mené à
New York une politique raciste de « stop
and frisk » [expression signifiant littérale­

ment « arrêter et fouiller », que l’on pourrait
traduire par « contrôle au faciès »] qui a
conduit les Afro­Américains à redouter la
police, et collaboré à envoyer toute une gé­
nération de jeunes hommes en prison.
Lors du débat au Nevada, la candidate pro­
gressiste Elizabeth Warren l’a traité de
« milliardaire qui parle des femmes en les
traitant de “grosses” et de “lesbiennes à tête
de cheval” [en référence aux accusations
portées contre lui de harcèlement sexuel
et de propos sexistes] ».

Inégalités galopantes
Autrefois figure de proue des démocrates,
Joe Biden a vu ses soutiens s’effriter. Ses
performances ont été inégales lors des dé­
bats, et il a donné des signes de son grand
âge. Pire : son soutien aux politiques favo­
rables aux milliardaires et agressivement
militaristes est de plus en plus désavoué
par les Américains. Outre son vote pour la
guerre en Irak en 2003, M. Biden occupait
la vice­présidence quand Barack Obama a
généralisé les attaques de drones et envoyé
des forces américaines se battre au Yé­
men.. M. Biden a placé ses derniers espoirs
dans la primaire de Caroline du Sud, le
29 février, où il l’a largement emporté.
Mais M. Sanders reste malgré tout le candi­
dat qui devrait le mieux faire le 3 mars,
lorsque des primaires seront organisées
dans 14 Etats.
A présent difficile à arrêter, la candida­
ture de Bernie Sanders ouvre la voie à une
extraordinaire transformation. Voir l’Amé­
rique sortir de l’ombre de la guerre froide
semble enfin possible. Dans la vision du
monde propre à cet âge révolu, l’Etat ne de­
vait pas interférer avec la libre entreprise,
tandis qu’il revenait à un empire – un mas­
todonte militaire – de protéger la liberté
dans le monde. Aux quatre coins des Etats­
Unis, cette manière de voir n’a plus de

sens, en particulier pour les classes labo­
rieuses et les jeunes, qui subissent de plein
fouet la précarité et les inégalités économi­
ques. Les engagements de M. Sanders (uni­
versité gratuite, protection de l’environne­
ment, accès universel à la santé), mais
aussi les coups qu’il porte aux inégalités
galopantes, font de lui un candidat aimé
des travailleurs, y compris de ceux qui ont
voté pour M. Trump par dégoût pour la po­
litique traditionnelle.
Ironie du sort, l’héritage de Donald
Trump ne sera peut­être pas le fascisme et
la tyrannie, mais une ouverture inatten­
due au changement. La barbarie de
M. Trump rend le socialisme de M. Sanders
indispensable. Bernie Sanders a de fer­
vents partisans, de plus en plus nom­
breux. D’autres seront obligés de le soute­
nir, car leurs invectives contre Donald
Trump ne leur laissent pas d’autre option,
si ce n’est l’hypocrisie.

Quelque chose de nouveau
Ceux qui ont gardé l’ère antitotalitaire
comme cadre de référence affirment que
M. Sanders, à cause de son opposition à
l’empire américain et de son goût pour la
redistribution socialiste des richesses, sera
regardé comme celui qui aura ouvert la
voie à la servitude et à la tyrannie.
M. Sanders ne remportera peut­être pas la
Floride. Le sénateur républicain de cet Etat,
Marco Rubio, a dit ce que pensent beau­
coup d’Américains d’ascendance cubaine
comme lui : seules les dictatures marxistes
assurent un système de santé minimum.
Certains démocrates – pris d’angoisse face
au succès de M. Sanders – ont été parmi les
premiers à tenter de déployer une sorte de
front antitotalitaire tant contre M. Trump
que contre M. Sanders. Même quand les en­
nemis de M. Sanders reconnaissent qu’il
est une espèce de socialiste démocrate, ils

perpétuent les vieilles peurs de la guerre
froide en pointant du doigt son voyage à
Moscou il y a trente ans ou le fait qu’il a dit,
il y a quelques jours, que Fidel Castro avait
aussi fait de bonnes choses.
Mais la situation a changé. Les Améri­
cains sont de moins en moins nombreux à
avoir connu la guerre froide. Au Nevada,
M. Sanders a fait preuve de sa capacité à
convaincre au­delà des électorats blancs de
l’Iowa et du New Hampshire, et à cons­
truire une coalition multiraciale.
Les politiques sociales voulues par
M. Sanders ne s’éloignent guère de celles
défendues par les Républicains avant que
le parti ne vire réactionnaire – le président
Eisenhower décriait l’expansion militaire
et prônait une fiscalité élevée. Et à mesure
qu’il expliquera aux électeurs la significa­
tion de son socialisme, il deviendra de plus
en plus clair que son discours est la pro­
messe non pas de quelque chose de vieux,
mais de quelque chose de nouveau, y com­
pris pour une gauche européenne qui s’est
fourvoyée il y a bien longtemps.
Les Américains veulent retrouver un es­
pace de réforme confisqué depuis des dé­
cennies dans leur pays. S’il gagne, M. San­
ders pourrait aider l’Amérique à tourner la
page de la guerre froide. Mais il pourrait
aussi aider le monde à aller au­delà de la
fin de l’histoire proclamée par les Etats­
Unis après 1989, laquelle a laissé un fu­
neste héritage, terreau des inégalités et des
guerres sans fin.
(Traduit de l’anglais par
Valentine Morizot)

Samuel Moyn est professeur de droit et
d’histoire à l’université Yale (Connecticut)

Sheri Berman « Bernie Sanders


est particulièrement vulnérable


aux attaques des républicains »


Pour l’historienne de la gauche et professeure à
Columbia Sheri Berman, le candidat à l’investiture
démocrate ne peut compter sur un large soutien de
l’opinion, notamment en ce qui concerne le système
de santé publique universel qu’il souhaite créer

ENTRETIEN


S

heri Berman est professeure de
science politique au Barnard Col­
lege de l’université Columbia (New
York). Ses recherches portent sur le
populisme, le fascisme, l’histoire de la gau­
che et l’histoire politique de l’Europe. Elle
intervient régulièrement dans la presse
américaine pour analyser la vie politique
de son pays.

Le sénateur du Vermont Bernie Sanders
fait aujourd’hui figure de favori dans
la course à l’investiture démocrate
en vue de la présidentielle. Est­il
en mesure de défaire Donald Trump?
Son programme politique et son posi­
tionnement l’exposent tout particulière­
ment aux attaques des républicains. Pres­
que tous les sondages démontrent qu’il
est loin d’avoir le soutien d’une majorité
d’Américains, ou même de démocrates.
Bernie Sanders souhaite notamment la
création d’un système de santé public uni­
versel et une plus grande ouverture des
frontières à l’immigration. Ces proposi­
tions sont loin de faire consensus. Les ré­
publicains vont donc aisément pouvoir le
présenter comme un candidat d’extrême
gauche éloigné de l’Américain moyen. Le
parti de Trump tentera de diaboliser n’im­
porte quel adversaire investi par les démo­
crates, mais Sanders est particulièrement
vulnérable.

A l’inverse quelles sont ses forces?
Ses supporteurs estiment que les Améri­
cains apprécieront son honnêteté. Ils
croient que la cohérence dont il a fait
preuve tout au long de sa carrière en défen­
dant infatigablement les mêmes idées
plaira. Son programme de transformations
radicales est également selon eux une
force, car il introduit une rupture avec le
passé. Il ne représente pas l’establishment,

ni le maintien du statu quo, comme les pré­
sidents Bill Clinton et Barack Obama. Pour
toutes ces raisons, les militants qui le sou­
tiennent pensent que les Américains lui fe­
ront confiance et verront en lui quelqu’un
qui sera prêt à s’en prendre aux maux qui
assaillent la société américaine.

Les Européens sont très attachés à leurs
systèmes de santé publiques. Pourquoi
adopter un tel modèle ne fait pas
consensus aux Etats­Unis?
Les Européens ont mis en place à la fin de
la guerre des systèmes de santé publics. Les
Etats­Unis n’ont toujours pas fait ce choix.
Adopter ce modèle, comme le propose
Sanders, demande l’abandon des
assurances privées auxquelles ont souscrit
nombre d’Américains. Certains y sont atta­
chés et considèrent que Sanders leur de­
mande de faire un saut dans l’inconnu. Les

sondages démontrent généralement l’ab­
sence de majorité en faveur de ce projet,
qui fait d’autant plus peur que Sanders
veut l’implanter le plus vite possible, sans
avancer graduellement. Aucun républicain
au Congrès ne le soutiendrait et plusieurs
démocrates ne le suivraient pas. Pour y ar­
river, il devrait non seulement gagner la
présidentielle mais aussi faire élire un très
grand nombre de représentants et de séna­
teurs aussi progressistes que lui. C’est rêver
en couleurs.

Bernie Sanders peut cependant
s’appuyer sur une base militante
très mobilisée...
Sa stratégie électorale est périlleuse. Il est
certes devenu très difficile de faire des pro­
nostics sur l’élection présidentielle, mais
son projet est de gagner en suscitant un
mouvement populaire sans précédent qui
convaincra des électeurs généralement fai­
blement mobilisés, tels que les jeunes ou
les Latinos, de venir voter en masse. L’en­
thousiasme devrait, pense­t­il, lui permet­
tre de l’emporter dans certains Etats cru­
ciaux, en touchant des Américains qui ne
se laisseraient pas séduire par un candidat
plus conventionnel.
En réalité, rien ne prouve que cette straté­
gie puisse fonctionner. Les éléments dont
nous disposons sont même plutôt inquié­
tants pour lui. Lors des premières primai­
res qui se sont déroulées, le taux de partici­
pation n’a pas été plus élevé que par le
passé. Il a même parfois été plus bas. L’en­
thousiasme ne s’est donc pas manifesté.
Par ailleurs, Sanders est le candidat qui

s’appuie le plus sur la jeunesse, qui vote
peu, et celui qui dispose du plus faible sou­
tien auprès des plus de 65 ans, soit l’électo­
rat qui vote le plus. Enfin, plusieurs de ses
critiques rappellent que, lors des élections
de mi­mandat de 2018, les démocrates ont
fait de larges gains en ralliant des électeurs
indépendants et des sympathisants répu­
blicains qui n’apprécient pas Trump. Pour
attirer des électeurs centristes, ce n’est
peut­être pas le moment de faire des pro­
positions radicales.

Certains dressent un parallèle entre
Bernie Sanders et l’ancien leader
du Parti travailliste britannique,
Jeremy Corbyn, qui a conduit
le Labour à l’une de ses pires
défaites. Cette comparaison
vous semble­t­elle pertinente?
Ils ont en effet en commun de souhaiter
des changements radicaux, de bénéficier
du soutien des plus jeunes et de ne pas être
représentatifs de leur parti. Mais il y a aussi
d’importantes différences. Sanders est
beaucoup plus charismatique. Il a égale­
ment su faire preuve de pragmatisme pour
s’entendre avec ses collègues du Sénat. Cor­
byn était bien plus isolé à Westminster. Par
ailleurs, l’image de Corbyn a été considéra­
blement ternie par l’antisémitisme au sein
de son parti. Sanders n’est pas confronté à
ce genre de controverses. En revanche, il a
exprimé de la sympathie pour certains régi­
mes non démocratiques et brutaux. Il a
souligné certains apports du communisme
en Russie et s’est montré élogieux envers le
régime vénézuélien. Il vient de souligner
les progrès enregistrés à Cuba sous Fidel
Castro en matière d’éducation ou de santé,
ce qui n’est pas faux, mais risque de lui coû­
ter la Floride où de nombreux Cubains anti­
castristes se sont installés. Les républicains
feront leur miel de ces déclarations.
propos recueillis par
marc­olivier bherer

POUR ATTIRER


DES ÉLECTEURS


CENTRISTES, CE N’EST


PEUT-ÊTRE PAS


LE MOMENT DE FAIRE


DES PROPOSITIONS


RADICALES


LA BARBARIE


DE DONALD


TRUMP REND


LE SOCIALISME


DE BERNIE


SANDERS


INDISPENSABLE


Le contexte
Le sénateur du Vermont
Bernie Sanders cherche à
confirmer sa position de fa-
vori dans la course à l’inves-
titure démocrate à l’occa-
sion du Super Tuesday,
mardi 3 mars, avec des pri-
maires organisées dans
14 Etats, dont la Californie.
Le 29 février, lors du vote en
Caroline du Sud, il a terminé
deuxième avec 20 % des
voix. Il l’avait précédemment
emporté dans le New
Hampshire et le Nevada,
après avoir fini deuxième
dans l’Iowa. Bernie Sanders,
en tête dans les sondages, a
cependant de nombreux dé-
tracteurs, qui estiment qu’il
ne sera pas en mesure de
battre Donald Trump s’il est
le candidat retenu pour l’af-
fronter en novembre. Son
programme est jugé trop à
gauche et son projet trop ra-
dical. Son principal rival
dans les sondages natio-
naux, l’ancien vice-président
Joe Biden, est relancé par sa
victoire en Caroline du Sud
et le retrait, dans la nuit du
1 er au 2 mars, de Pete
Buttigieg. L’ancien maire de
New York, le milliardaire
Michael Bloomberg,
complète le trio de tête et
participe à ses premières
primaires le 3 mars.
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