Le Monde - 03.03.2020

(Grace) #1
0123
MARDI 3 MARS 2020

FRANCE


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R É F O R M E D E S R E T R A I T E S


L’exécutif face au pari risqué du 49.


En décidant de faire adopter la réforme des retraites sans vote, Philippe bouscule les opposants et sa majorité


Q


uand il grimpera ces pro­
chains jours les escaliers
de la tribune de l’Assem­
blée nationale, d’où il a
annoncé, samedi 29 fé­
vrier, l’utilisation de l’ar­
ticle 49.3 de la Constitu­
tion pour adopter sans vote le premier volet
de la réforme des retraites, Edouard Philippe
sait qu’il ne courra aucun risque. Les deux
motions de censure, l’une de gauche, l’autre
de droite, auxquelles il devra répondre, ne
menacent en rien son gouvernement.
Même les frondeurs socialistes durant le
quinquennat de François Hollande, que Ma­
nuel Valls avait contournés à plusieurs repri­
ses en employant le 49.3, n’étaient pas parve­
nus à faire chuter le premier ministre. Ce qui
ne veut pas dire que ce recours sera sans con­
séquences pour l’exécutif.
Dès samedi soir, de premières bulles de co­
lère ont explosé, au Havre notamment, où le
locataire de Matignon mène campagne en
vue des élections municipales des 15 et
22 mars. « 49.3 Philippe prend la fièvre », « Met­
tons­le en quarantaine », pouvait­on lire sur la
façade de sa permanence, qui a également été
caillassée par des manifestants. Un « 49.3 » a
également été inscrit à la peinture rouge sur
le local de Gérald Darmanin, ministre en cam­
pagne à Tourcoing (Nord). Signe que l’exécutif
peut prendre de plein fouet la colère soulevée
par cet acte d’autorité, alors qu’Emmanuel
Macron tente, sur cette affaire, de rester à dis­
tance. Comme François Hollande en son
temps avec Manuel Valls. « Le président ne
voulait pas être entravé par le débat des retrai­
tes, il l’a confié au premier ministre pour pou­
voir faire autre chose », rappelle un proche du
chef de l’Etat.
La décision de recourir au 49.3, symbole de
passage en force, fait en effet planer la me­
nace d’un regain de la contestation sociale ;
samedi soir, des rassemblements spontanés
de protestataires se sont tenus aux abords de
l’Assemblée nationale. Mais à la tête de l’Etat,
on dit ne pas croire à un réveil des mécon­
tents. « L’opposition à la réforme était déjà là,
c’est même la motivation première de l’obs­
truction à l’Assemblée nationale, estime­t­on à
Matignon. Beaucoup de gens trouvent au con­
traire légitime d’avancer. »
Au sein du Palais­Bourbon, le 49.3 risque
toutefois de cristalliser un peu plus des oppo­
sitions déjà remontées contre la méthode
employée par le gouvernement. Or, le par­
cours législatif de la réforme n’est pas ter­
miné, puisque le changement de système de
retraites est découpé en deux volets. Le projet
de loi organique devra être examiné après le
probable rejet des motions de censure. Même
s’il est plus court que le projet de loi ordinaire,
il pourrait être le théâtre dès cette semaine
d’une nouvelle guérilla parlementaire. « Nous
ne lâcherons rien », a déjà promis le chef de file
de La France insoumise, Jean­Luc Mélenchon.

La décision de faire passer le texte sans vote
a aussi crispé les partenaires sociaux,
maillons­clés de la réforme, qui ont unanime­
ment condamné cette méthode. L’exécutif
compte cependant profiter de ce moment
pour leur envoyer des signaux et les rassurer.
La responsabilité du gouvernement a été en­
gagée sur un nouveau texte, reprenant des
amendements des députés et gravant dans le
marbre des points négociés depuis des semai­
nes avec les partenaires sociaux.

FRONT AU SEIN DE LA MAJORITÉ
Le premier ministre a par ailleurs adressé, dès
dimanche, une lettre aux principales organi­
sations sociales, dans laquelle il se dit prêt à
reprendre un certain nombre de leurs propo­
sitions pour améliorer le projet de loi. « C’est à
nous de démontrer que c’est un 49.3 pour et
non pas un 49.3 contre, explique un proche du
premier ministre. On veut montrer que le dia­
logue social fonctionne dans notre pays. »

Le troisième front, enfin, se situe au cœur
même de la majorité, au sein du groupe La Ré­
publique en marche (LRM) à l’Assemblée. De­
puis que le premier ministre avait consenti,
en janvier, à retirer provisoirement l’instaura­
tion d’un âge pivot de départ à la retraite à
64 ans dès 2022, la majorité, parfois lasse et ti­
raillée par les tensions, apparaissait ressou­
dée. Mais samedi soir, la décision du premier
ministre a ravivé de vieilles plaies. Si l’am­
biance était, selon un député, « très unitaire »,
« sans état d’âme », parmi ceux qui étaient
présents à l’Assemblée, des membres ancrés à
l’aile gauche du groupe ont critiqué ce choix
sur les réseaux sociaux et par voie de presse.
« Le recours au 49.3 est toujours une forme
d’échec et aucun parlementaire ne peut s’en sa­
tisfaire », a estimé sur Twitter le député (LRM)
du Val­d’Oise Aurélien Taché. « Le dialogue so­
cial entre le gouvernement et les syndicats doit
impérativement aboutir à un accord », a ajouté
son collègue des Deux­Sèvres, Guillaume Chi­

che. « C’est le chant du cygne de ce gouverne­
ment », allait jusqu’à affirmer un autre. Signe
d’un certain trouble au sein de la majorité, le
sénateur (LRM) Michel Amiel a annoncé, di­
manche 1er mars, son départ du parti prési­
dentiel en raison du recours au 49.3.

« INFLUENCE SUR LES MUNICIPALES »
Au sein de l’exécutif, on affiche une forme de
sérénité. « Seule une minorité critique le re­
cours au 49.3 », veut croire un proche
d’Edouard Philippe. Marie Guévenoux, dépu­
tée LRM de l’Essonne, proche du premier mi­
nistre, évoque « deux profils » d’élus : « Ceux
qui se définissent comme l’aile gauche, et
d’autres qui étaient inquiets des violences
qu’une telle décision pouvait générer. » Durant
le week­end, « plusieurs permanences de dépu­
tés ont été dégradées », rapporte ainsi Marie
Lebec, vice­présidente du groupe LRM.
Reste à savoir l’effet que cet épisode laissera
dans l’opinion. « Je ne pense pas que ça mar­
quera les esprits de la population, estime
Mme Guévenoux. Il y a une semaine, sur les
marchés, on me demandait ce que l’on faisait à
l’Assemblée. Quand je parlais de la réforme des
retraites, on me disait : ‘“Ah, mais ça n’est pas
encore passé ?” » « Les gens sont plus préoccu­
pés par le coronavirus que par ce qui peut se
passer à l’Assemblée », rapporte l’un de ses col­
lègues. « Quand on regarde les études d’opi­
nion, 72 % des Français sont contre le 49.3 mais
74 % de notre socle électoral y est favorable », se
rassure un député « marcheur ».
« L’exécutif fait le pari que l’opinion a envie de
passer à autre chose, mais c’est un pari risqué,
note Bernard Sananès, président de l’institut
de sondages Elabe. Le 49.3 peut réveiller l’oppo­
sition à la réforme de certaines catégories de
population, mettre un terme à la trêve politi­
que sur le coronavirus... Cela peut aussi ali­
menter un procès en amateurisme et en impré­
paration, qui sont des marqueurs importants
pour l’électorat de droite. Cela pourrait avoir
une influence sur les municipales. » « Si on est
cynique, on peut se dire qu’en jouant le rétablis­
sement de l’autorité on va prendre des voix à la
droite, évalue un ancien socialiste devenu dé­
puté LRM. Mais c’est paradoxal sur une loi qui
était d’inspiration sociale­démocrate. »
olivier faye, cédric pietralunga
et manon rescan

LA DÉCISION 


DE FAIRE PASSER 


LE TEXTE SANS VOTE 


A CRISPÉ 


LES PARTENAIRES 


SOCIAUX, QUI ONT 


UNANIMEMENT 


CONDAMNÉ 


CETTE MÉTHODE


l’annonce du recours au 49.3 peut­elle relancer
la mobilisation contre la réforme des retraites?
L’intersyndicale formée par la CGT, FO, Solidaires,
FSU et des mouvements de jeunesse devrait appe­
ler lundi matin en plus de la journée d’action inter­
professionnelle du 31 mars, déjà actée, à organiser
partout localement des rassemblements dès lundi
et à des manifestations devant les préfectures et
sous­préfectures mardi 3 mars selon un projet de
communiqué dont Le Monde a eu connaissance,
pour « signifier avec force le rejet de ce texte », « y
compris par la grève » « au moment de ce passage en
force au Parlement », les motions de censure devant
a priori être discutées mardi à l’Assemblée.
Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez,
avait initialement évoqué, samedi soir, la tenue
d’une réunion de l’intersyndicale pour discuter
d’une nouvelle mobilisation dans la semaine. Finale­
ment, les échanges ont eu lieu par mails et téléphone
dès dimanche pour aboutir à un texte commun. Sa­
medi soir, les plus fervents des opposants au projet
de loi qui se sont spontanément retrouvés devant
l’Assemblée après la prise de parole d’Edouard Phi­
lippe voulaient croire à un regain de mobilisation.
« Dès qu’on l’a su, on a lâché les femmes, les maris, les

enfants et on est venu devant l’Assemblée, pour le sym­
bole. J’espère que ça va relancer la lutte », témoignait
Peggy, professeur de lettres modernes au collège Tra­
vail­Langevin de Bagnolet (Seine­Saint­Denis). A ses
côtés, son collègue Pierre (tous deux ont souhaité
garder l’anonymat), professeur d’histoire­géogra­
phie dénonçait un « déni de démocratie » : « Le gou­
vernement ayant la majorité à l’Assemblée, le texte al­
lait être voté donc ce 49.3 c’est qu’ils refusent même le
débat. Je ne me sens plus représenté par ces gens­là. »

« Continuer à mettre la pression »
Le mot d’ordre « Tous à l’Assemblée » en cas de re­
cours au 49.3 courrait depuis des jours dans les ré­
seaux mobilisés contre la réforme. Mais, au final, ils
n’étaient que quelques centaines à s’être rassemblés
sur le pont de la Concorde, tagué à cette occasion
d’un « Non au 49.3 ». « En faisant ça un samedi soir, ils
ont pris tout le monde de court, il faut attendre lundi
pour en discuter avec nos collègues », disait une ensei­
gnante en maternelle à Paris. Comme elle, tous té­
moignaient d’une vive effervescence sur les réseaux
sociaux et groupes de discussion d’opposants à la ré­
forme des retraites. « Difficile pour l’instant d’avoir
une vision globale. Lundi les choses vont s’affiner

parce que nous nous verrons et parce qu’il y aura des
retours un peu partout », indiquait également une bi­
bliothécaire annonçant l’organisation d’une assem­
blée générale « à l’arrache » avec ses collègues.
Des AG s’annonçaient également dans les écoles,
collèges et lycées les plus mobilisés ou à l’Opéra de
Paris, dont les personnels devaient se réunir à
13 heures, lundi. Avant même l’annonce du recours
au 49.3, ces derniers avaient annoncé la reprise de la
grève après le vote par les députés, samedi, de l’arti­
cle signant la fin de leur régime spécial. Trois repré­
sentations ont été annulées samedi et dimanche à
Garnier et à Bastille, et une à la Comédie­Française.
Dimanche en fin d’après­midi, les acteurs ont convo­
qué Molière pour fustiger la réforme dans un happe­
ning joué depuis les fenêtres du théâtre, place Co­
lette à Paris, mis en musique par les musiciens de
l’Opéra. Quelques centaines de personnes sont ve­
nues les applaudir. « La question c’est : comment on
peut continuer à mettre la pression ?, s’interrogeait
Anne Goulier, secrétaire du CSE de l’Opéra de Paris.
Est­ce que c’est par la grève? Est­ce qu’il faut être plus
imaginatif? On ne peut pas lâcher maintenant! »
raphaëlle besse desmoulières
et aline leclerc

« En faisant ça un samedi soir, ils ont pris tout le monde de court »


Le premier ministre, Edouard Philippe, le 29 février, à Paris. VINCENT ISORE/IP

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