Libération Mardi 10 Mars 2020 u 21
T
ous les candidats à la pri-
maire démocrate – y com-
pris Joe Biden – sont pour
l’augmentation du salaire mini-
mum fédéral à 15 dollars (13,50 eu-
ros) par heure, soit un montant
supérieur au smic en France
(10,15 euros brut). Cette prise de
position n’est pas étonnante vu
que 86 % des démocrates sont pour
l’augmentation du salaire mini-
mum à 15 dollars. Même parmi les
républicains, cette augmentation
n’est pas si impopulaire, puisque
43 % sont pour. Le but principal du
salaire minimum est de fournir un
salaire décent aux travailleurs.
Mais il y a un problème potentiel
identifié par les économistes : le
salaire minimum pourrait dimi-
nuer l’emploi. Pourquoi? C’est très
simple : la théorie économique
standard prédit que l’augmenta-
tion du salaire minimum renchérit
le coût du travail, et donc les entre-
prises sont moins tentées d’em-
baucher.
Si c’était si facile, les deux tiers des
Américains qui sont pour l’aug-
mentation du salaire minimum se
tromperaient. En effet, on aug-
menterait alors le salaire de ceux
qui ont un job, tout en sacrifiant
ceux qui deviennent trop chers
pour leurs patrons et ceux au chô-
mage. Mais, historiquement, les
augmentations du salaire mini-
mum n’ont le plus souvent pas
d’effet sur l’emploi, avec parfois
des effets négatifs et parfois des ef-
fets positifs. Dans la mesure où
une augmentation du salaire mini-
mum ne diminue pas l’emploi, le
salaire minimum joue son rôle et
garantit une augmentation du ni-
veau de vie parmi les salariés les
plus pauvres. Les Américains sont
moins stu pides que ne pourrait le
penser un économiste novice.
Comment peut-on expliquer
qu’une augmentation du salaire
minimum ne réduise pas l’emploi
même si elle augmente le coût du
travail? C’est pourtant une hypo-
thèse de base de la théorie de l’offre
et de la demande : si un produit de-
vient plus cher, la demande baisse.
Oui, mais la théorie standard fait
aussi l’hypothèse que les salariés
sont payés en proportion de leur
contribution au chiffre d’affaires
de l’entreprise. Or cette hypothèse
n’est pas réaliste : les entreprises
peuvent sous-payer les salariés
quand ceux-ci ont peu de chances
de trouver un job équivalent. Et si
les salariés sont sous-payés, alors,
on peut augmenter le salaire mini-
mum sans détruire l’emploi. Tant
que le salaire minimum ne dépasse
pas la productivité du travail. En
fait, la théorie économique prédit
que, plus les salariés sont sous-
payés, plus il y a de chances qu’une
augmentation du salaire mini-
mum augmente l’emploi.
Quand un petit nombre d’entre -
prises domine un marché du tra-
vail, on dit que ce marché est con-
centré. Dans ce cas, les travailleurs
n’ont pas beaucoup d’options et ils
ont donc plus de chances d’être
sous-payés parce qu’il est plus dif-
ficile de faire jouer la concurrence
entre les entreprises. On s’attend
donc à ce que le salaire minimum
ait des effets plus positifs sur l’em-
ploi dans les marchés du travail les
plus concentrés, ceux où il y a
moins de concurrence entre entre-
prises et où les salariés ont ten-
dance à être sous-payés.
Aux Etats-Unis, les Etats, comme la
Californie, peuvent augmenter le
salaire minimum au-dessus du ni-
veau fédéral. On peut ainsi exami-
ner les effets du salaire minimum
en comparant l’évolution de l’em-
ploi dans un Etat qui a augmenté le
salaire minimum avec un Etat où le
salaire minimum n’a pas été aug-
menté. Dans notre document de
travail, nous trouvons que le salaire
minimum n’a pas d’effet sur l’em-
ploi en moyenne, mais il diminue
l’emploi dans les marchés les
moins concentrés et il augmente
l’emploi dans les marchés les plus
concentrés. Lorsque les salariés
sont déjà bien payés (marchés les
moins concentrés), l’augmentation
du salaire minimum diminue l’em-
ploi. Mais lorsque les salariés sont
sous-payés (marchés les plus con-
centrés), l’augmentation du salaire
minimum augmente l’emploi.
Si le candidat démocrate gagne la
présidentielle en novembre, on
s’attend à voir l’augmentation du
salaire minimum fédéral à 15 dol-
lars. Cette augmentation va vrai-
semblablement avoir peu d’effets
sur l’emploi. Dans la mesure où
beaucoup d’Américains sont sous-
payés, les entreprises peuvent se
permettre d’augmenter les salaires
sans recourir aux licenciements.
Les travailleurs pauvres ont vu
leurs salaires stagner depuis 1980,
et ce coup de pouce serait ainsi le
bienvenu. Encore faut-il que les
démocrates puissent battre Trump
en novembre.•
Cette chronique est assurée en alternance
par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure De-
latte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.
ÉCONOMIQUES
Par
IOANA MARINESCU Professeure
d’économie à l’université de Pennsylvanie
Le smic américain
supérieur au nôtre?
Les mérites du salaire minimum commencent
à être reconnus même outre-Atlantique :
il augmente le niveau de vie des plus pauvres
et ne diminue pas le nombre d’emplois, parce que
beaucoup de salariés sont déjà sous-payés.
J
e suis au regret de vous dire que vous
n’irez plus nulle part. C’est la fin du
voyage, et même de ces aventures à la
gomme qui démarrent au coin de la rue et
s’arrêtent au bistrot du coin. Ce printemps,
le corona va cloîtrer chacun dans sa bulle
d’individualité et dans son réduit familial.
Dans ces safe spaces, régnera l’illusion d’un
séparatisme étanche qui ne sera efficace
que si l’on renonce à toute interaction avec
ses voisins de chair et d’os. Ce qui risque
d’être compliqué à organiser. En tout cas, ce
sera un moment particulier où les misan-
thropes seront aux anges quand les convi-
viaux cuveront leurs blues et numéroteront
leurs abattis. A l’aube de ce printemps con-
finé, la nostalgie de ce qui ne sera plus est
déjà de saison. Les rendez-vous rituels sont
annulés, les agendas raturés. Fini les événe-
ments répétés année après année, cailloux
de mémoire des petits poucets routiniers.
Les croix rouges des urgentistes vont rem-
placer les pierres blanches des festivités en
foule. Les vaches de concours ont déjà été
renvoyées à leurs étables en accéléré pour
clore plus tôt le Salon de l’agriculture. Les
auteurs ne viendront pas signer les pages de
garde de leurs livres au Parc des expositions.
Et les grands magasins sonneront bientôt
le creux, délestés de leurs touristes asiati-
ques en goguette.
Il y a gros à parier que les balles de tennis ne
soulèveront pas la poussière rouge de
Rolland-Garros. Et ce sera à huis clos que
Neymar multipliera ses chevauchées fantas -
tiques et cela sonnera différemment sans les
frémissements admiratifs des spectateurs.
On entendra jusqu’au martèlement des
crampons et aux ahanements des adversai-
res refaits. Car la télé évidemment conti-
nuera de diffuser les matchs opiacés même
si les joueurs seront interdits de marquage
à la culotte.
Le Festival de Cannes pourrait mettre les
bouts et partir en retraite monacale sur les
îles de Lérins. Ce qui évitera à Polanski de
se faire lyncher par des accusatrices publi-
ques et à Haenel de tirer gloire d’une porte
claquée au nez cassé de la profession. James
Bond ne sortira de sa bogue qu’au temps des
châtaignes alors que son film avait pourtant
un titre adéquat : Mourir peut attendre. On
ne donne pas cher de la peau des danseurs
en sueur de Montpellier, des choristes pos-
tillonneurs d’Aix et des comédiens brumati-
seurs d’Avignon. Et ça fera bizarre le 21 juin
sans musique en fête et le 14 Juillet sans pé-
tards mouillés, ni bals populaires où se frot-
ter la couenne au son de l’accordéon.
Le préfet de police de Paris va pouvoir des-
serrer sa jugulaire. Les gilets jaunes crain-
dront la fièvre de même couleur. Les oppo-
sants à la réforme des retraites feront valoir
leur droit de retrait des marches activistes.
Les TGV et les métros, déjà en déshérence
pour cause de grèves l’hiver dernier, vont fi-
nir par rouiller sur pied. Bientôt, les entre -
prises sacrifieront au terrible principe de
précaution et feront de leurs salariés des
télétravailleurs qui garderont à domicile
leurs enfants déscolarisés tout en cultivant
leur potager.
Ce temps suspendu pourrait être vécu
comme une façon de repenser la vie en com-
mun. Sauf qu’on sera chacun dans son coin.
Dans les années 70, le dessinateur Gébé avait
décrété la fin de la société de consomma-
tion. Il s’agissait de convoquer un doute
aussi méthodique qu’utopique et de se tour-
ner les pouces afin de comprendre pourquoi
on perdait sa vie à la gagner. Le slogan de
cette décroissance initiale était : «On arrête
tout, on réfléchit et c’est pas triste.»
Un demi-siècle plus tard, ça ne rigole pas
trop au fond des hostos où échouent une
majorité de vieux mâles malades. Malgré
tout, cette épidémie peu définie pourrait
sauver la planète. Le monde sera bientôt aux
arrêts de rigueur. Ce qui fera retomber la fiè-
vre acheteuse et évitera que le climat conti-
nue de s’échauffer en sportif catastrophé.
Les déplacements sont déjà en quarantaine.
Les arpenteurs du grand dehors sont som-
més de mettre sous cloche leurs aspirations
vagabondes. Les paquebots de croisière
deviennent la métaphore de l’enfer sur mer.
Et les avions n’ont plus l’air de rien. Déjà en
voie d’électrification, les voitures risquent
de devenir autonomes sans attendre. En
tout cas, Blablacar a du souci à se faire pour
sa bonne conduite partagée.
Tout agrégat de corps sera vécu comme re-
tors, surtout dans un espace fermé. Les com-
partiments réservés et les boîtes de nuit, les
gym nases et les saunas, les rades clandes-
tins et les fumoirs pour gentlemen finiront
cadenassés par des arrêtés réglementaires.
Cette mise à l’isolement va surtout accélérer
la numérisation généralisée. Skype sera plé-
biscité comme miroir de l’âme humaine. La
vente par correspondance via des drones
désinfectés prospérera. Et le sexe virtuel
avec masques en latex prendra sa revanche
sur le porno usuel des fluides mécanique-
ment échangés. Ainsi se numériseront nos
solitudes sous cellophane.•
RÉ/JOUISSANCES
Par
LUC LE VAILLANT
Confinement de printemps,
et la nostalgie qui s’ensuivra
Anticipation d’une saison maladive qui verra les humains
se rencogner, la planète éteindre ses calorifères et les solitudes
se numériser.