Libération - 10.03.2020

(Dana P.) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mardi 10 Mars 2020


(2016-2018). Pour son film, l’artiste
américain a demandé à 182 tra-
vailleurs indépendants sur la plate-
forme en ligne Fiverr de rejouer des
scènes de Chaplin. La compilation
des saynètes tournées à la maison
dans 25 pays différents offre un
panorama comique du travail
commandé via les plateformes : on
pénètre dans l’intimité de pigistes
pour les regarder accomplir des
tâches dérisoires. L’époque mo-
derne – formatée par le taylorisme
et le fordisme au début du XXe siè-
cle – et notre époque paraissent tout
aussi absurdes – mais plus divisée
et mondialisée dans la satire de
Mandiberg.

Canular. A la fois historique, ana-
lytique et ludique, l’installation du
collectif RYBN. org retrace l’essor de
la rationalisation. Intitulée Human
Computers, elle invite à un voyage
dans les récits scientifiques. Piloté
par un audioguide à la voix autori-
taire, le visiteur «chronométré» est
fortement incité à s’asseoir à des
tables d’écoliers pour écouter les
théories qui ont modelé de près ou
de loin la production moderne : ma-
thématiques, horlogerie, technique,
cybernétique... Entre l’escape game
et la leçon magistrale, Human Com-
puter évoque le canular du «Turc
mécanique», cet automate du
XVIIIe siècle fort aux échecs dans
lequel se cachait un humain. Etran-
gement, cette fausse machine a
donné son nom au site de microtâ-
ches en ligne d’Amazon! La plus-va-
lue algorithmique de la start-up na-
tion serait-elle un vaste canular? Ou
une perspective alléchante?
Dans «Algotaylorism», l’économie
numérique déteint même sur les ar-
tistes. Le Suédois Jonas Lund fonc-
tionne désormais comme une en-
treprise et ouvre son capital à des
actionnaires via un site web ( First
100 sign-ups Get a Free Jonas Lund
Token, 2020). Quant à Sebastian
Schmieg, il propose des mini-expo-
sitions livrées par coursiers à vélo
dans des sacs isothermes (à com-
mander sur Gallery.Delivery.fr ). Sur
la pub de cette offre alléchante, le
coursier a le genou qui saigne.
CLÉMENTINE MERCIER
Envoyée spéciale à Mulhouse

ALGOTAYLORISM
La Kunsthalle, centre d’art
contemporain de Mulhouse (68).
Jusqu’au 26 avril. L’exposition se
poursuivra avec «Algotaylorism :
Rage Against the Machine» à
l’Espace multimédia Gantner du
19 avril au 11 juillet. A signaler :
une conférence d’Aude Launay
et Silvio Lorusso jeudi à la Gaîté
lyrique sur le thème «La start-up
nation : un cirque sans filet ?».

Grande Dépression : le film les
Temps modernes de Charlie Chaplin
décrit à merveille le travail devenu
rare et les tâches mortellement
répétitives dans les usines. Inspiré
par le chef-d’œuvre de Chaplin,
Michael Mandiberg en offre une dé-
sopilante version contemporaine
avec l’excellent Postmodern Times

troduire les humains dans ses en-
trepôts, – figuré dans l’expo par les
impressions du brevet en 3D de la
Wage Cage par Simon Denny –, il n’y
a qu’un pas. C’est donc «ce truc très
bizarre» qu’explore l’expo, avec des
œuvres qui offrent des perspecti-
ves, historiques notamment.
Retour dans les années 30, après la

leurs données pour mieux affûter
leurs objectifs. Dans la vidéo de Ju-
lien Prévieux, la firme Google récu-
père gratuitement les dessins 3D de
modélisateurs enthousiastes et
consentants : «On s’est fait avoir»,
constate l’un d’eux. Du travail dé-
guisé en ligne au délirant modèle de
cage imaginé par Amazon pour in-

F


ranchement, ne devriez-vous
pas être en train de travailler
plutôt que de lire ces lignes?
Dans l’exposition «Algotaylorism»
à la Kunsthalle de Mulhouse (Haut-
Rhin), on est reçu dans des termes
tout aussi cavaliers. Au bout d’un
vaste open space blanc, dans lequel
on distingue des bureaux et des
écrans, une culpabilisante phrase
est écrite en grosses lettres noires :
«Shouldn’t you be working ?» Insi-
dieuse, la question titille notre
mauvaise conscience et nous rap-
pelle à l’ordre de notre besogne
quotidienne. Œuvre de Silvio Lo-
russo, cette phrase s’inspire des
programmes inventés pour lutter
contre l’addiction aux réseaux so-
ciaux (par exemple StayFocusd de
Chrome) et optimiser la producti-
vité en limitant le temps passé sur
le Web. Au travail!
Mais trimer comment, pour qui et
en échange de quoi, à l’ère numéri-
que mondialisée? Ce sont les ques-
tions que se posent une quinzaine
d’artistes choisis par la commissaire
Aude Launay, auteure du néolo-
gisme qui donne son nom à l’expo-
sition. Dans ce mot-valise, contrac-
tion des termes «algorithme» et
«taylorisme», pointent les formes
récentes de l’activité humaine et de
son optimisation dans un monde li-
béral et connecté. Car aujourd’hui,
derrière son ordinateur ou son
smartphone, on produit des choses
et des données – de la valeur, donc,
et parfois à notre insu. «Pourquoi
telle activité est-elle monétisable et
non telle autre? La question de la fi-
nanciarisation de la valeur – que je
n’ai pour ma part toujours pas réso-
lue – m’a amenée à concevoir cette
expo», explique Aude Launay, qui a
rassemblé des artistes explorant les
innovations technologiques.

Consentants. La vidéo Anomalies
construites (2011) de Julien Prévieux
donne le ton. Placée à l’entrée, elle
met le doigt sur le tour de passe-
passe opéré par l’Internet participa-
tif dans les années 2000 : il s’est
passé «un truc très bizarre», expli-
que un narrateur anonyme. Car
soudain, sans que personne ne s’en
rende compte ou ne s’y oppose vrai-
ment, les machines connectées et
les géants de l’informatique ont mis
à contribution les utilisateurs, l’air
de rien, déguisant le travail en jeu,
exploitant leur présence en ligne et

«Algotaylorism»,


plus Web la vie


A Mulhouse, une
quinzaine d’artistes
explorent l’impact des
technologies et de la
mondialisation sur
nos façons de travailler
et de produire.

Anomalies construites, 2011,
de Julien Prévieux J. PRÉVIEUX
Gallery.Delivery, 2018,
de Sebastian Schmieg
PHOTO A. WUNSTORF
Shouldn’t You Be Working?
2016, de Silvio Lorusso
S. LORUSSO
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