Libération Mardi 10 Mars 2020 u 23
autre, publique, où l’art fait face à d’autres en-
jeux, d’autres contextes, sociaux et économi-
ques, à l’institution, au marché. L’autonomie
d’une œuvre (credo moderniste) est alors
toute relative. Le secret de la longévité de
l’œuvre de Mosset tient en partie à ce qu’il en
a eu conscience tôt. Mais sans doute pas en-
core lorsqu’il se précipite sur «le bottin»,
comme il dit, «dans une cabine téléphonique
de la gare de Lyon». Il venait d’avoir 17 ans, de
quitter Berne, le lycée et ses parents. Et déci-
dait d’appeler Jean Tinguely, son compatriote
- alors déjà une star du Nouveau Réalisme,
mettant en branle des machines folles écha-
faudées avec de la ferraille. «Aujourd’hui, je
n’oserais pas l’appeler», confesse Mosset.
Pourtant Tinguely le prend comme assistant
pour récupérer de la ferraille dans les déchar-
ges. Il fait aussi le marché pour Daniel Spoerri
et se met à peindre en commençant par la fin.
Ses toutes premières toiles sont barrées des
mots : «The End» ou bien de l’acronyme, tout
aussi terminal, «RIP». En 1966, il sort de l’im-
passe grâce à une forme sans début ni fin : un
cercle noir sur fond blanc. Ça roule. Mosset
en fera, en tout, à peu près 200. Deux cents
fois le même cercle de 15 cm de diamètre au
centre de châssis de 100 × 100 cm. A ce ryth-
me-là quand même, ça tourne en rond et ça
ne mène nulle part, sinon à un degré zéro
de la peinture, summum de neutralité et
d’impassibilité.
C’est ce côté bourrique qui va intriguer Daniel
Buren, ainsi que Niele Toroni et Michel Par-
mentier, quand Otto Hahn, influent critique
d’art de l’époque, le leur présente. En très peu
de temps (un an), ces quatre-là révolution-
nent la peinture en en asséchant le contenu
et la manière de la montrer (et de la décro-
cher). Ils ôtent en effet leurs toiles aussitôt
après les avoir peintes lors de leur première
«manifestation», en janvier 1967. A l’inverse,
ils les laissent trop longtemps sur la scène de
spectacle du musée des Arts décoratifs, tandis
que le public dans la salle, qui a payé pour en-
trer, s’attendait à assister à un happening, qui
n’aura finalement pas lieu : «Il ne s’agissait
évidemment que de regarder des toiles de Bu-
ren-Mosset-Parmentier-Toroni», ricane un
tract distribué pour congédier une assistance
fumasse. B.M.P.T (nom donné a posteriori aux
quatre provocateurs) tournent le dos aux
vieilles lunes de la peinture coquette et illu-
sionniste. Ce genre d’histoires finit souvent
par tourner vinaigre. Entre Buren et Mosset
notamment, qui finiront, quelques années
plus tard, par s’embrouiller (sans jamais se ré-
concilier) au prétexte (entre autres) que le
Suisse s’est permis de marcher sur les plates-
bandes du Français. Il s’approprie son motif
fétiche et expose, à la galerie Templon,
en 1974, des peintures aux rayures horizonta-
les trop ressemblantes. Mais, juste après
B.M.P.T, début 1968, Mosset s’est fait de nou-
veaux amis, à commencer par Sylvina Bois-
sonnas, jeune et riche héritière, qui, dit-il, «ne
savait pas trop quoi faire de son argent. Je lui
ai suggéré de financer mon catalogue». L’au-
teur du texte, Serge Bard, ayant des envies de
cinéma, il lui suggère au passage de financer
des films. Dans la foulée naît Zanzibar, petit
groupe de jeunes cinéastes, dont Philippe
Garrel, Jean-Pierre Kalfon et Jackie Raynal.
Ils se réunissent dans l’atelier d’Olivier Mosset
et y échafaudent les scénarios de films expéri-
mentaux dont un, au titre impératif et nihi-
liste, Détruisez-vous, suggéré par l’artiste
suisse et inspiré par une inscription lue sur
les murs des Beaux-Arts de Paris : «Aidez-
nous, détruisez-vous.»
ACTIVISME GAUCHISTE
Mai 68, Mosset le vit de plein fouet ( «J’habi-
tais au milieu, au 31, rue de l’Echaudé, en
plein cœur de Saint-Germain-des-Prés. Ça se
passait devant ma porte. Il m’a suffi de descen-
dre», dit-il, laconique) et son atmosphère ré-
volutionnaire imprègne jusqu’au vernissage
de sa toute première exposition, en décembre
de la même année. En témoigne le film que
Serge Bard livre de cette soirée à la galerie
Rive droite : au son d’une improvisation au
saxophone de Barney Wilen, sous la brûlure
d’une pellicule trafiquée, les silhouettes des
invités (Salvador Dalí, Amanda Lear, César,
Monory...) fusionnent et se dissolvent dans
les effluves électriques d’un noir et blanc fu-
neste. De fait, un an après, au même endroit,
dans la même galerie, au vernissage du même
artiste, il n’y a plus personne. Retour de bâton
de l’immédiat après-68. Les positions se fi-
gent et se durcissent. La peinture de Mosset,
au formalisme contestataire, se teinte de
théories marxistes. Incarne aux yeux mêmes
de son auteur une critique du système et de
l’institution. La préfecture de police de Paris
se formalise de l’activisme gauchiste de l’indi-
vidu Mosset. En 1975, elle refuse de renouve-
ler sa carte de séjour. Lui joue les naïfs et s’en
étonne. «Ils m’ont répondu que je savais très
bien pourquoi...»
Retour à la case départ : la Suisse et les études
- «J’en ai profité pour passer mon bac», soupi-
re-t-il. Cela fait, il file à New York. Sauf que là-
bas, la figuration occupe le haut des cimaises.
«Je me suis dit qu’avec mes monochromes, j’al-
lais avoir des problèmes.» Il s’inscrit au dépar-
tement d’histoire de l’art de Columbia autant
parce qu’il lui faut un statut administratif
(une carte d’étudiant, donc) qu’un boulot
(pourquoi pas prof ). Un article publié dans
Artforum par une certaine Marcia Hafif, plai-
dant pour une abstraction pure et dure, le sor-
tira de son isolement. Mosset lui passe un
coup de fil. Ensemble, ils fondent le mouve-
ment «Radical Painting», dont le nom n’est
pas usurpé – ni le ton à la plaisanterie : hors
du monochrome, de ses infinies nuances et
variétés de grains, point de salut. N’empêche,
simultanément, Mosset occupe aussi l’autre
extrémité du spectre artistique, côté graffiti
et rap émergent. Un de ses monochromes,
carré et noir, est en effet exposé dans un des
squats d’artistes de Times Square, auberge es-
pagnole tenue notamment par Fab Five
Freddy, futur présentateur sur MTV de la pre-
mière émission sur le hip-hop (Yo! MTV
Raps). Y traînent Basquiat et Keith Haring,
tout le village dont la foule underground fi-
gure dans le film tourné à l’époque, mais sorti
des années plus tard, Downtown 81. Mosset
y joue son propre rôle, traversant le champ,
chevauchant sa Harley.
MOTIF RÉPÉTÉ
Dans les années 90, la relative consécration
institutionnelle d’une exposition au Pavillon
suisse lors de la Biennale de Venise ne le dé-
tourne pas de ces scènes marginales qui pas-
sent sous les radars du marché mais mar-
quent l’histoire de l’art : il collabore avec
Steven Parrino et Cady Noland, fonde encore
un collectif avec John Armleder et Sylvie
Fleury, se mêle au Néo-Géo et aux tenants de
l’abstraction trouvée. Au premier étage du
Mamco, les grands formats de cette période
se déploient en majesté ( «Plus la toile est
grande, plus la peinture est intime», affirme-
t-il en se souvenant des leçons de Barnett
Newman). Et les châssis s’inscrivent dans la
pratique du shaped canvas ou tableau mis en
forme (d’étoile, de trapèze, de pilule...). L’une
d’elles, placée entre deux portes, prend l’al-
lure d’une double flèche pointant sa gauche
et sa droite.
C’est une des leçons de cette rétrospective
magistrale : la peinture de Mosset n’a jamais
été conçue comme une fin en soi. Elle a tou-
jours tenté de désigner ce qu’il y avait autour
d’elle, sur ses bords, aux extrémités. Elle a fui
le centre (y compris le sien), cherché à se faire
oublier (en en revenant toujours au même
motif, au même procédé, elle se fond dans le
décor). Finalement, elle ressemble bel et bien
à son auteur, apte à traverser les scènes et les
modes depuis plus de cinquante ans, avec
des toiles sans presque rien dessus : de la
peinture réduite à sa plus simple expression
pour mieux laisser voir le monde et les gens
autour d’elle.•
OLIVIER MOSSET
Mamco-musée d’art moderne et
contemporain, 10, rue des Vieux-
Grenadiers, Genève (Suisse).
Jusqu’au 21 juin. Rens. : mamco.ch
CULTURE/
Vue de la rétrospective Mosset au Mamco, à Genève. PHOTO ANNIK WETTER