Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1

4 |international MERCREDI 4 MARS 2020


0123


A la frontière


turco­grecque,


la peur et


la désolation


Encouragés par les déclarations turques,


plusieurs milliers de migrants ont cru


le passage vers la Grèce possible, mais


restent bloqués dans la zone tampon


REPORTAGE
edirne, pazarkule, doyran
(turquie) ­ envoyée spéciale

L


es yeux hagards, les
traits tirés, une cen­
taine de réfugiés,
leurs maigres ballu­
chons posés à côté
d’eux, campent sur
les pelouses de la gare routière
d’Edirne, la grande ville de Thrace
orientale, au nord­ouest de la Tur­
quie, non loin des frontières grec­
que et bulgare. Désemparés, dé­
moralisés, ils ne savent plus où
aller. En l’espace de quelques
jours, ils sont passés de l’euphorie
au désespoir. Encouragés par les
déclarations des plus hauts res­
ponsables turcs, prompts à an­
noncer, la semaine dernière, que
rien ne s’opposait à leur départ
vers la Grèce, la porte d’entrée de
l’Europe, ils ont convergé vers
Edirne en train, en bus, en taxi et
parfois à pied, certains de pou­
voir « passer de l’autre côté »,
comme ils disent tous.
Leur mouvement a été permis
par Ankara qui a levé les restric­
tions établies en 2015 à la liberté
de circulation des réfugiés à l’in­
térieur du pays. Désormais, ils
peuvent acheter des billets de
bus ou de train sans qu’on leur
demande leurs papiers.
Leur rêve le plus ardent, mener
une vie digne et paisible sous le
ciel européen, s’est brisé le long
des barbelés du poste­frontière

turc de Pazarkule (Kastanies, côté
grec), qu’ils ont trouvé fermé à
double tour. « Samedi, après avoir
été aspergés de gaz lacrymogène
par les policiers grecs à Pazarkule,
nous sommes revenus en ville et
maintenant on ne sait plus... »,
confie amèrement Mahmut, un
jeune père de famille irakien, dont
les enfants jouent au foot sur la
pelouse avec une canette vide.

« Nous n’avons plus rien »
Assis sur le bord du trottoir, Hos­
sein, 29 ans, et Nafiseh, 27 ans, un
jeune couple natif de Téhéran,
sont tellement hébétés qu’ils ont
du mal à parler. Leurs chaussures
sont crottées, leurs vêtements,
déchirés par endroits, sont cou­
verts de boue. Un instant, ils se
sont crus plus chanceux que les
autres pour avoir réussi à con­
tourner le poste­frontière et à ga­
gner la Grèce à travers champs.
Leur escapade a été de courte
durée. Arrêtés par une patrouille
grecque, ils ont été contraints de
rebrousser chemin. « C’était très
dur. Après avoir trouvé notre ca­
chette, une maison abandonnée
où nous nous étions réfugiés, des
militaires grecs au visage masqué
nous ont battus. Puis ils nous ont
dépouillés de nos sacs de cou­
chage, de nos porte­monnaie, de
nos téléphones portables et de nos
papiers. Nous n’avons plus rien »,
raconte Nafiseh.
Les récits se ressemblent. Ah­
med, un jeune Afghan, s’est fait

rosser, lui aussi, après avoir cru
être arrivé « en Europe » alors qu’il
était dans le no man’s land entre
la Grèce et la Turquie. A cause des
coups reçus, son coude a doublé
de volume. Il dit ne pas savoir si ce
sont des policiers turcs ou grecs
qui l’ont frappé. « Grecs ou Turcs,
ça m’est égal, dit­il. Que ce soit
d’un côté ou de l’autre, nous som­
mes ballottés comme des sacs de
linge sale. »
Soudain, trois policiers turcs en
uniformes font irruption parmi
les réfugiés de la gare routière. Al­
lant de groupe en groupe, ils dis­
cutent calmement avec les hom­
mes. L’un d’eux sort son portable,
exhibant la photo d’un mur que,
d’après lui, des migrants sont en

train de franchir. Une scène qui se
serait déroulée il y a quelques
heures à Ipsala, un poste­fron­
tière vers la Grèce situé à 120 km
au sud d’Edirne.

« Sale guerre »
« Pazarkule, c’est fini, plus per­
sonne ne passe. Vous feriez mieux
d’aller à Ipsala : c’est encore possi­
ble de traverser. Et nos gendar­
mes, là­bas, vont vous aider. Sinon
vous pouvez toujours rentrer à Is­
tanbul, si c’est ce que vous vou­
lez », explique le policier aux mi­
grants incrédules. Selon une vi­
déo diffusée sur les réseaux so­
ciaux, c’est à Ipsala qu’un réfugié
syrien désireux de gagner la
Grèce à partir de la Turquie a été

mortellement blessé, lundi
2 mars au matin, par un tir venu
des forces de sécurité grecques,
selon les personnes qui l’accom­
pagnaient.
Stelios Petsas, le porte­parole
du gouvernement grec, a aussi­
tôt démenti cette information, la
qualifiant de « fake news ».
« Nous appelons tout le monde à
faire preuve de prudence avant de
relayer des informations qui font
avancer la propagande turque », a
mis en garde M. Petsas. Des com­
pagnons du jeune homme ont
confirmé sa mort. Il s’appelait
Mohammed al Arab, était origi­
naire d’Alep et avait 22 ans.
Assis au bord d’une route, non
loin du fleuve Evros qui sépare la

A Lesbos, l’arrivée des migrants déclenche la fureur des habitants


Des membres de l’extrême droite, infiltrés dans la population locale, ont pris à partie les arrivants sur l’île, qui accueille 22 000 réfugiés


REPORTAGE
lesbos (grèce) ­ correspondance

A


l’aube, lundi 2 mars, un
nouveau bateau de réfu­
giés est arrivé sur les
côtes nord de Lesbos. A son bord,
des migrants, majoritairement
afghans, en quête d’Europe. Ils
ont accosté sur une terre de co­
lère. Lesbos connaît une flambée
de tensions, provoquée par la ve­
nue de douzaines d’embarcations
transportant au moins 500 mi­
grants. Un enfant a trouvé la mort
ce lundi dans un canot surchargé,
ont rapporté les gardes­côtes
grecs. Accostant à la chaîne sur les
rives, ces passagers ont saisi
l’occasion de l’ouverture de la
frontière, annoncée jeudi 27 fé­
vrier par Ankara.
Mais pour les habitants qui assu­
rent que l’île implose, Lesbos n’a
plus les moyens de les accueillir.
Elle compte 22 000 migrants ve­
nus de Syrie, d’Afghanistan ou en­

core d’Afrique, bloqués pour la plu­
part dans le camp insalubre du vil­
lage de Moria, le temps du traite­
ment de leur demande d’asile.
Nombreux sont ceux qui, depuis
dimanche, ont laissé exploser leur
colère, parfois jusqu’à la haine.
Dans le petit port de Thermis,
dans l’est de l’île, un bateau de ré­
fugiés a été accueilli sous les huées
d’habitants et de membres de l’ex­

trême droite, « Dégagez, rentrez en
Turquie! », « Vous n’aimez pas vos
enfants pour les amener ici! », ont
vociféré des hommes à l’attention
des dizaines de migrants tétanisés
à bord, serrant leurs enfants. Plu­
sieurs journalistes ont été pris à
partie, tout comme une responsa­
ble du Haut­Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés.
Atterrée, Efy Latsoudi, humani­
taire et membre de l’organisation
Lesvos Solidarity, a assisté à la
scène. L’insulaire s’insurge : « Des
élus locaux étaient là, ils n’ont rien
fait. La police n’agit pas non plus. »
Présente depuis vingt ans sur l’île,
elle n’a « jamais vu un tel niveau de
tension ». Dans la nuit de diman­
che à lundi, un centre de transit
pour migrants, inoccupé, a été
brûlé dans le nord de l’île. « Des
groupes d’extrême droite violents
agissent en toute impunité. La plu­
part sont de l’île, et Aube dorée
[parti néonazi grec] est en train
d’instaurer une atmosphère de ter­

reur, ils assurent être des centaines.
Dans le nord, certains bloquent la
route à ceux qui veulent aider les
réfugiés », explique­t­elle.
Depuis hier, les bénévoles, sous
pression, échangent sans relâche
des informations sur les réseaux
sociaux. « Des hommes masqués
se sont postés autour des plages du
sud cette nuit, des petits groupes de
vingt hommes. Ils détruisent les
voitures ayant des autocollants
d’enseignes de location ou qui ne
sont pas immatriculés à Lesbos »,
dit Efy Latsoudi. Des photos de
voitures aux pare­brise détruits
circulent sur les messageries
instantanées.

« Prison à ciel ouvert »
« C’est inacceptable, la seule solu­
tion est de désengorger l’île des ré­
fugiés et vite! », interpelle la béné­
vole. « On a franchi une étape, c’est
la première fois que des habitants
stoppent des bateaux à l’arrivée,
ajoute Giorgios Pallis, pharmacien

de l’île et ancien député Syriza
(gauche radicale). La présence de
l’extrême droite était sous­jacente,
mais là elle a l’opportunité d’agir au
grand jour et c’est inquiétant. Elle
manipule les gens, fatigués de
toute cette situation. »
Dimanche, le premier ministre
grec Kyriakos Mitsotakis a an­
noncé plusieurs mesures, comme
la suspension pendant un mois
des nouvelles demandes d’asile
des migrants ayant traversé illéga­
lement. Sur la frontière terrestre
de l’Evros, à des centaines de
kilomètres de Lesbos, plus de
10 000 migrants en quête d’Eu­
rope ont été repoussés à coups de
gaz lacrymogènes.
Dans les allées terreuses du
camp de Moria, les quelque
18 000 migrants entendent le
chaos tout proche. Dimanche, une
manifestation de riverains s’est te­
nue aux abords des lieux. Les réfu­
giés déambulant aux alentours
ont été violemment pris à partie,

les cartes d’identité des journalis­
tes pouvant être réclamés par cer­
tains locaux. « Partout sur l’île, on
nous regarde comme des crimi­
nels », explique, angoissé, Masiul­
lah, un réfugié afghan. Il attend
depuis treize mois dans l’une des
nombreuses tentes du camp. Les
migrants veulent organiser une
marche pacifique jusqu’au chef­
lieu de l’île, Mytilène, pour dénon­
cer leurs conditions de vie,
estimant être « dans une prison à
ciel ouvert ». Ils ont été bloqués par
la police, quelques lacrymogènes
ont fusé.
De l’autre côté de la mer calme,
sur les côtes turques, ils sont tou­
jours nombreux à rêver d’Europe.
« Après les récentes évolutions à
Idlib, en Syrie, l’arrivée de nouveaux
réfugiés rendra la situation inviva­
ble à Izmir, où nous [les migrants]
sommes déjà trop nombreux », ex­
plique par messagerie instantanée
un réfugié irakien en partance.
élisa perrigueur

C R I S E M I G R A T O I R E


« ON A FRANCHI


UNE ÉTAPE, C’EST


LA PREMIÈRE FOIS


QUE DES HABITANTS 


STOPPENT DES BATEAUX


À L’ARRIVÉE »
GIORGOS PALLIS
pharmacien de Lesbos
et ex-député Syriza

100 km

Mer
Egée

Mer de Crète

GRÈCE

TURQUIE

BULGARIE
Evros

Athènes

Crète

Chios
Samos

Leros
Kos

Lesbos

Moria
Izmir

Ipsala

Edirne
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